On m’a appris que je viendrais au Luxembourg quatre jours avant de prendre l’avion, en 2000. J’habitais alors à Porto, au Portugal, où je suis née. Au téléphone, une fonctionnaire de Bruxelles m’annonce qu’une place pour les stages à la Commission européenne venait de se libérer. « Par contre, c’est au Luxembourg. Vous êtes toujours intéressée ? » La question semblait de mauvais augure : pourquoi ne devrais-je l’être ? Je ne savais même pas où se trouvait ce Luxembourg.
Je l’ai ensuite cherché sur une carte. On y parlait le français, que j’avais appris au lycée. Mon père, pour qui les langues étrangères étaient la chose la plus importante au monde – ne parlant aucune lui-même –, avait expédié ses rejetons en France et en Angleterre pour faire des cours d’été, plusieurs années d’affilée. J’avais des notions basiques d’allemand, grâce au Goethe Institut, à Porto, et à une série qui passait à la télé portugaise, Die Zweite Heimat. Pour les langues, cela devrait suffire. Pourtant, une de mes connaissances, dont la sœur avait aussi fait un stage au Luxembourg, a essayé de m’effrayer : « C’est horrible. Les autochtones protègent leurs privilèges avec un dialecte que personne ne parle, sauf eux ». Je ne l’ai pas cru. Et puis, je n’y serai que pour cinq mois, n’est-ce pas ?
La première langue que j’ai apprise au Luxembourg était l’espagnol, avec les stagiaires venus d’Espagne. (Entre Ibériens, on avait décidé qu’il était bête de se parler en anglais, la « lingua franca » à la Commission, et mon castillan progressait nettement plus vite que leur portugais.) Le soir, nous finissions souvent au Pfaffenthall, dans des cafés louches de mes compatriotes, les seuls ouverts tard dans la nuit. Ce n’est que quelques mois après notre arrivée qu’une des Espagnoles a rencontré pour la première fois un Luxembourgeois, dans un bar au centre. Cette découverte, nous l’avons fêtée avec l’enthousiasme d’un explorateur qui entrevoit un territoire jamais cartographié. Où se cachaient donc les Luxembourgeois ? Nous l’avons bombardé de questions et il est parti, effrayé.
Le pays a beau être petit : au Luxembourg, chacun circule dans son propre territoire. Cet espace, qui commence au travail, détermine nos relations et les langues que l’on écoute et utilise. (Plus tard, en tant que journaliste, j’allais rencontrer des immigrés venus de l’est qui parlaient couramment le portugais, parce-ce qu’ils travaillaient dans la construction.)
Après le stage, j’ai travaillé comme juriste dans une société américaine. Comme à la Commission, les langues de travail étaient le français et l’anglais. Pendant trois ans, j’ai fréquenté un cours de littérature française avec Corina Ciocarlie, journaliste au Jeudi : nous lisions La Princesse de Clèves, discutions Genet, apprenions à conjuguer l’imparfait du subjonctif, que nous n’écririons pourtant jamais, allions voir des pièces de théâtre ensemble. J’aimais cette exploration oisive, voire improductive, de la langue française, hors du « cadre de référence » et de ses niveaux de compétences techniques dans lequel l’Union européenne tente de tasser les langues. Une langue est aussi une culture, une vision du monde. Le français a vite pris la relève, même si, à la maison, je parlais anglais avec mon copain de l’époque, un Britannique.
J’ai commencé à travailler comme journaliste pour la presse portugaise en 2002. Aujourd’hui, si j’avais un podomètre pour les langues – appelons-le un « langomètre » –, le portugais aurait le plus de kilomètres parcourus par jour. C’est une des langues dans la vie de ce pays, parlée par un quart de la population, y compris les immigrés des anciennes colonies portugaises qui habitent au Luxembourg. Et j’utilise aussi le français, la vraie langue véhiculaire au Grand-Duché, n’en déplaise aux nationalistes. Je me suis inscrite dans un cours de luxembourgeois en 2007. La vérité est que je n’en éprouvais pas le besoin : Dans mon cercle, personne ne le parle, et même pour le travail, le français reste la langue utilisée dans la plupart des rapports et des communiqués de presse. Je vais reprendre le cours cette année, mais je ne me fais pas d’illusion : apprendre une langue c’est un long processus – plus long encore pour une romanophone –, et je ne le parlerai peut-être jamais aussi bien qu’un enfant.
Le Luxembourg se targue d’être multilingue, mais la légitimité attribuée aux langues est très asymétrique et dépend du capital symbolique de ses locuteurs – on n’accusera jamais les Anglais qui fréquentent le pub Britannia de communautarisme, même quand ils restent monolingues. Les crispations autour des langues, aggravées par le référendum de 2015, produisent ses effets. Les cours intégrés de portugais sont menacés. La simple introduction du français dans les crèches a déjà provoqué des réactions négatives. Et la loi de la nationalité ne prend en compte que le luxembourgeois dans un pays où la majorité des étrangers ne l’entend pratiquement pas, ni n’en éprouve le besoin pour communiquer dans la vie quotidienne.