On l’appelait « de Jhang vum Frang », parce que son effigie ornait la monnaie nationale. Dans le journal satirique Den Neie Feierkrop, son surnom était Lannejhang, d’après les tilleuls qu’il affectionnait tant qu’il en avait offert un à chaque commune au début de son règne – cet homme était tellement populaire que même son surnom n’était pas méchant. Entre 1964 et 2000, le grand-duc Jean incarnait le Luxembourg, le représentait à l’étranger comme au grand-duché, symbolisait stabilité et prospérité ; on le voyait en uniforme scout et en costume noir, à cheval aux côtés de la Queen et dans le décor du château de Berg pour son allocution annuelle appelant à la tolérance et au vivre-ensemble solidaire et paisible. En annonce du film que Jacques van Luijk et Misch Bervard lui ont consacré, et qui a été présenté mercredi soir au CNA à Dudelange, RTL Télé Lëtzebuerg avait fait un micro-trottoir muni d’une ancienne photo du grand-duc Jean – et beaucoup des jeunes passants interrogés au hasard n’avaient aucune idée de qui c’était. L’histoire peut être si cruelle.
Il y a six ans, le CNA avait coproduit, avec Grace Productions, Léif Lëtzebuerger (réalisateur : Ray Tostevin), un documentaire sur la grande-duchesse Charlotte et surtout son rôle durant la deuxième Guerre Mondiale. Basé entre autres sur les archives du CNA, le film essayait de raconter l’histoire de manière scientifique et romancée à la fois, sans exclure les moments difficiles, notamment lors de l’accession au trône de la grande-duchesse – qui avait pris au pied levé la succession de sa sœur Marie-Adelaïde, après que celle-ci eut déclenché une profonde crise de légitimité en 1919 par son rôle ambigu durant la première Guerre – ou durant la fuite de la Cour avec le gouvernement au moment de l’invasion par l’armée allemande, en 1940. Le documentaire sur le grand-duc Jean serait « la suite logique » de Léif Lëtzebuerger, affirma la ministre de la Culture Maggy Nagel (DP) lors de l’avant-première du film mercredi. Sauf que cette suite est extrêmement laborieuse, parce que « en 36 ans de règne, il n’y a pas eu une seule vague » comme le résuma l’historien Christian Cannuyer de l’Université catholique de Lille, le plus pertinent des intervenants dans le film, à la toute fin des 110 minutes. C’est à se demander pourquoi il faut réaliser un documentaire de presque deux heures sur un personnage sans aspérités et sans potentiel de friction.
Car à l’opposé de sa mère, femme forte et charismatique, dont le récent Secrets d’histoire de Stéphane Bern (production : France 2) a fait une héroïne glamour aux forces surnaturelles à laquelle le grand-duché devrait non seulement son indépendance, mais aussi sa prospérité, voire plus, le grand-duc Jean, né en 1921, a vécu durant une époque paisible, et régné durant les années de reconstruction et de boom économique. Mais tout cela, le contexte extérieur, n’a pas vraiment lieu dans le film. Jacques van Luijk et Misch Bervard ne tentent pas de poser le cadre politique ou géostratégique dans lequel régna le monarque. Pas de guerre froide, pas de crise sidérurgique, pas de contestation politique. Ici, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté…
Ayant eu accès aux archives familiales de la Cour grand-ducale, les réalisateurs les utilisent à foison – et c’est une des qualités esthétiques du film. Ces images hésitantes, parfois floues, parfois mal cadrées ou instables, surexposées et sursaturées, filmées par la grande-duchesse Charlotte ou par la grande-duchesse Joséphine-Charlotte, ont un charme fou. Elles rappellent ces filtres numériques qui essaient aujourd’hui de reproduire cet aspect historique, sans vraiment y arriver. Ces images privées montrent une famille unie, des enfances heureuses, à la fois du grand-duc Jean et de ses propres enfants, jouant en toute insouciance au château de Betz-dorf, à la plage de Cabasson ou pratiquant toutes sortes de sports.
Dès les premières images, le grand-duc Henri décrit son père comme quelqu’un d’extrêmement « aimable ». Et c’est cette amabilité, son sens du devoir et sa réserve inconditionnelle en public qui seront les fils conducteurs pour raconter sa vie. Défilent des témoins d’époque, des résistants durant la guerre, des frères d’armes – le grand-duc Jean a fait le débarquement en Normandie à côté des troupes alliées –, d’anciens maréchaux de la Cour et nombre d’historiens pour raconter de manière chronologique une vie faite de travail (on le voit en des dizaines de postures signer des papiers), de sport, de scoutisme et d’amour pour sa famille et la nature. Le tout organisé selon une chronologie linéaire stricte et rythmée par la musique plaisante d’Anselm Pau. Pas de scandales, pas de paparazzis, pas de yellow press.
Dans cet océan d’éloges, les analyses pointues de Christian Cannuyer sur le traditionalisme de la maison des Nassau, leurs « gènes germaniques » et le poids du catholicisme sur tous leurs agissements, fussent-ils politiques ou familiaux, apportent une vraie mise en perspectives à un film qui pèche par convention et se concentre trop sur les « séquences émotion ». C’est Christian Cannuyer aussi qui rappelle que le grand-duc Jean n’a jamais provoqué de scandale politique, et que bien que sa conscience personnelle et sa religion lui auraient certainement dicté le contraire, a quand même signé la loi légalisant l’avortement en 1978. Par ricochet, le film devient alors une critique du comportement de son fils, le grand-duc Henri, qui, en 2008, provoqua une crise constitutionnelle et de légitimité lorsqu’il refusa de promulguer la loi sur l’euthanasie.