Une somme d’énergie créative colossale transparaît dans le projet de réforme des fonds alternatifs, déposé fin août par le ministre des Finances Luc Frieden, CSV, réforme qui sera une sorte de quitte ou double pour les opérateurs de la place financière. Le texte très technique, sur plus de 200 pages, ressemble un peu à du mobilier à tiroirs et à caissons secrets : la transposition d’une directive de 2011 devant réglementer au sein de l’Union européenne la gestion des fonds alternatifs (la plupart de ces fonds le sont déjà au Luxembourg et d’ailleurs le projet européen ne régit pas les fonds eux-mêmes, mais leur gestion) dissimule des avancées considérables dans le régime fiscal réservé aux gestionnaires de fonds alternatifs, en même temps qu’il achève de lever un des derniers tabous sur l’équité fiscale entre différentes catégories de « travailleurs ». Pour réaliser le « vieux rêve » d’attirer cette gente au Luxembourg, qui reste encore un centre avant tout administratif et de transit des actifs, et la faire quitter Londres où elle semble scotchée pour des raisons plus culturelles que fiscales, les autorités leur tendent une belle carotte : une imposition de dix pour cent des revenus de plus-values qu’ils seraient susceptibles de retirer de la vente de leurs participations.
Alors que le gouvernement britannique a durci (et continue de le faire) la fiscalité relative à l’imposition des plus-values, notamment à travers le Finance Act de 2008, amorçant ainsi un mouvement d’exode – bien que mesuré – des gestionnaires de hedge funds, traditionnellement localisés dans la City, des centres financiers concurrents ont déjà saisi l’opportunité pour aménager un traitement de faveur aux gestionnaires. Le Luxembourg prend donc le train en marche, après la Suisse, qui avait affiché ses ambitions, il y a quatre ans, dans sa feuille de route pour l’horizon 2015 et en avait fait une des priorités de son masterplan de place. Deux ans plus tôt en 2007 et pour préparer le terrain, Bern avait mis en place une nouvelle législation sur les fonds d’investissement et aménagé un statut spécial pour les hedge funds en important dans son arsenal législatif le concept très anglo-saxon de la limited partnership. Un exemple maintenant suivi par les Luxembourgeois, qui vont également l’introduire dans l’offre de structures sociétaires, avec la naissance annoncée de la société en commandite simple sans personnalité juridique, sur le modèle des associations momentanées.
Genève a été présentée comme une place alternative à la capitale britannique pour la relocalisation des managers de hedge funds, fuyant, entre autres, l’augmentation substantielle (de quarante à cinquante pour cent) de la tranche maximale d’impôts sur le revenu. Le mouvement d’exode en Helvétie n’a pas été massif chez les gestionnaires, malgré les efforts déployés par le secteur financier suisse. Les gestionnaires officiant dans la City aiment surtout la Suisse de loin, et en tout cas pas pour y habiter, ni y scolariser leurs enfants. Leurs épouses seraient, dit-on, les plus réticentes à abandonner la vie londonienne pour la troquer contre une place au bord du lac Léman. Que penseraient-elles alors d’un dépaysement sur les rives de la Pétrusse ? Il n’est pas interdit de rêver de faire venir ces Ovnis de la gestion alternative au grand-duché, d’autant qu’il s’agit souvent de petites structures et que les contraintes fixées par la directive européenne sur les gestionnaires de hedge funds, et spécialement les mesures d’exécution du texte qui sont encore en discussion à Bruxelles – donc pas encore officielles – rendront moins faciles qu’avant la délégation de gestion.
Si le texte de la directive sur les AIFM a été définitivement arrêté en juin 2011, ses mesures d’exécution (Level 2 measures) restent donc à finaliser au niveau des 27 (la Commission s’est engagée à les adopter après les vacances d’été 2012). Le contenu de ces dispositions est quand même à peu près connu et les autorités luxembourgeoises, qui ont le temps jusqu’au 22 juillet 2013 pour en transposer le contenu au niveau national, cherchent à en anticiper l’impact : il deviendra impossible par exemple à un fonds alternatif avec un passeport européen, pouvant donc être commercialisé dans l’ensemble des 27, de déléguer à la fois la gestion des avoirs et la gestion du risque. Il faudra choisir entre l’un ou l’autre. Une contrainte réglementaire qui fait à la fois peur aux autorités luxembourgeoises, mais que leur fait aussi entrevoir certaines opportunités et notamment pour attirer enfin à résidence des gestionnaires alternatifs. Toujours réticent à aménager des régimes de faveur en matière de taxation des revenus, le gouvernement n’a pas d’autres choix que celui de leur tailler un costume sur mesure en divisant par quatre le taux d’imposition de revenus des plus-values, ce qui le ramène de fait à dix pour cent, soit le taux pratiqué à Londres, avant la réforme. Il n’y a rien d'ailleurs de très iconoclaste dans ce projet de réforme sur la fiscalité des plus-values. Les plus-values boursières sont déjà exonérées d'impôt pour autant que les actions ont été détenues pendant six mois. Pour les participations importantes (plus de dix pour cent du capital), les revenus sont taxables à la moitié du taux global, c'est-à-dire vingt pour cent.
Sur le plan philosophique, les autorités luxembourgeoises avaient déjà brisé un tabou, il y a deux ans, en s’attaquant, bien que timidement, à la fiscalité des expatriés haut-de-gamme. Cette fois, elles ont réservé un traitement à part aux salariés des hedge funds, en justifiant, dans l’exposé des motifs du projet de loi, cet aménagement en raison de la situation incomparable de ces gestionnaires par rapport à celle de salariés classiques. « Ils inventent et mettent sur pied des produits financiers dans lesquels ils participent également en tant qu’investisseurs », expliquent les rédacteurs du projet. « Pour cette part de leur input, poursuit le texte, ils reçoivent un intéressement aux plus-values si le produit s’avère performant. Par contre, si l’investissement est pas couronné de succès, ils ne touchent rien et risquent de perdre leur mise. Cette partie de leur mission diffère ainsi fondamentalement de l’autre partie de leur mission qui, elle, est rémunérée par un salaire classique ». Leur imposition, précise le texte, suit les règles applicables au bénéfice commercial ou au bénéfice provenant de l’exercice d’une profession libérale.
Le dispositif fiscal, temporaire (sa durée maximale est prévue sur onze ans), lié à la gestion alternative restera bien encadré pour éviter les abus de droit, mais, assure-t-on dans le même temps, les (trop) nombreuses contraintes ancrées dans le texte pourraient rebuter les managers de fonds de s’installer au Luxembourg et constituer un sérieux handicap dans la compétition internationale. « Comparé à d’autres places financières concurrentes, ce n’est probablement pas le meilleur régime du monde, mais c’est déjà bien et ça devrait suffire pour que le Luxembourg soit pris en considération par les gestionnaires de fonds alternatifs », souligne Charles Muller, associé chez KPMG et ancien directeur adjoint de l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement (Alfi).
Le régime luxembourgeois sera donc identique à celui qu’avait la City avant la crise financière. Aux yeux de Rudiger Jung, membre du comité de direction de l’ABBL, c'est un « vieux rêve » que la place financière de Luxembourg caressait et qu’elle se donne aujourd’hui les moyens de réaliser : faire venir les gestionnaires eux-mêmes (de Francfort ou de Paris) à côté des fonds, dont on ne voyait au Luxembourg que l’argent de passage, même s’il s’agit de dizaines de milliards d’euros. Ce que l’industrie de la gestion collective conventionnelle n'a jamais réussi à faire. Contrairement aux fonds d’investissement classiques, qui ressemblent à des usines à gaz, les fonds alternatifs sont souvent des petites entités ou se résument parfois à des individus, qui pourraient être tentés par les sirènes du grand-duché pour y faire leur marché et surtout s’y retrouver, culturellement parlant, dans l’offre de produits et de services. D’où l’idée de piquer aux Britanniques leur concept de limited partnership et de le reproduire presque tel quel dans la législation nationale. « Il sera désormais permis à un fonds d’investissement spécialisé constitué sous forme d’une Sicav, commentent les auteurs du projet de loi sur l’AIFM, d’adopter la forme d’une société en commandite spéciale et dès lors de permettre à une telle structure d’avoir une forme sans personnalité juridique, alors qu’une telle option manquait jusqu’à présent en droit luxembourgeois et a pu être identifiée comme présentant un potentiel désavantage compétitif par rapport à d’autres places financières, dont Londres ». Du point de vue fiscal, les sociétés en commandite spéciales échapperont à l’impôt sur le revenu des collectivités et bénéficieront, tout comme les associations momentanées, de la transparence fiscale, ce qui ne veut d’ailleurs pas dire exonération, la taxation s’appliquant alors dans le chef des associés. Sur le plan de la TVA, le projet de loi clarifie d’ailleurs les choses en prévoyant explicitement – et pour toutes les opérations de gestion d’organismes de placement collectif – l’exonération.
À côté des fonds alternatifs réglementés, la juridiction luxembourgeois conservera ses OPC relevant de la partie II de la loi, caractérisée par un régime light en termes de contraintes réglementaires, en échange de restrictions importantes de leur commercialisation. Pas question, officiellement, qu’ils jouent à saute-frontière, bien que des déviances du produit et son galvaudage aient pu être épinglés. Tout comme l’usage des Sicars, parfois exploitées pour y héberger des bonus des dirigeants de grosses entreprises côtées en Bourse. La transposition de la directive AIFM devrait d’ailleurs mieux cadrer l’utilisation de ce type de fonds alternatif. Des fonds actuellement off-shore, cherchant à se convertir dans l’univers on-shore, pourraient être également tentés par une localisation au Luxembourg. C’est là un autre volet du projet de loi fourre-tout qui a été présenté par le gouvernement.
« L’idée, résume Rüdiger Jung, est de mettre au Luxembourg tous les instruments de la communauté européenne : offrir les trust au client anglais et la fondation au client continental, la Sicav aux Français, le FCP aux Allemands et bientôt la limited partnership. On pourra donc aller chercher les clients aux État-Unis, en Grande-Bretagne et dans le sud-est asiatique pour leur dire que nous avons au grand-duché ce que vous avez dans vos législations ». Et, cerise sur le gâteau, ces structures profiteront de la tradition luxembourgeoise de la discrétion. Un changement de la loi du 10 août 1915 concernant les sociétés commerciales permettra en effet, si le texte est adopté tel quel, d’étendre au limited partnership le régime de publication par extrait, déjà applicable aux sociétés en commandite simple. Les contrats régissant les relations entre la société en commandite et ses associés « doivent pouvoir bénéficier d’une certaine confidentialité », note à ce propos un commentaire du projet de loi. Pas question d’en faire l’étalage dans la gazette officielle. Pour obtenir une copie des contrats, un tiers (une banque prêteuse, par exemple) pourra toujours en demander la version intégrale.
Le contre-la-montre a commencé. Les députés disposent de moins d’un an pour digérer et adopter un texte qui constituera un test tant de solidité que de séduction pour la place financière.
Michèle Sinner
Kategorien: Die Union, Finanzplatz, Wirtschaftspolitik
Ausgabe: 21.09.2012