Jenni a Menni sait désormais que le Luxembourg est engagé sur la voie d’une refonte de la Constitution. Mais, comme ce processus s’est fait, et se fait toujours, nonobstant le changement de majorité, derrière les portes closes d’une commission parlementaire, rares sont ceux qui connaissent le contenu de la proposition n° 6030. La version actualisée de ce texte n’est toujours pas publiée sur le site internet de la Chambre des députés1, ce qui devrait pourtant être le minimum de transparence, une fois que les citoyens sont admis à intervenir dans le processus constituant. Lors de la consultation sur les quatre questions le 7 juin 2015, les citoyens peuvent-ils statuer en connaissance de cause s’ils ignorent le texte dans lequel s’insèrent ces quatre points précis ? Sont-ils censés découvrir ce texte à la dernière minute, juste avant le référendum final et après que les partis se sont mis d’accord entre eux ? Ce serait une curieuse conception de la démocratie directe que de réduire celle-ci à la possibilité pour les citoyens de valider ce que les élus ont fait préalablement. La démocratie directe vise, bien au-delà, à créer un espace politique pour les citoyens sans la tutelle des élus.
Il y a donc urgence à faire connaitre la version actuelle de la proposition n° 60302. Si celle-ci comporte d’indéniables avancées, il y a d’autres éléments qui méritent d’être repensés et soumis à une discussion publique dépassant le cercle des quelques initiés de la politique. Car, après tout, la Constitution est le fondement de notre État : cela concerne tous les citoyens et, d’ailleurs aussi, tous les non-citoyens. C’est à cette tâche d’une vulgarisation scientifique au meilleur sens du terme que s’attelle le présent article, le premier d’une série d’articles qui s’adressent non seulement aux juristes, mais aussi aux non-juristes. Il s’agit d’éclairer les enjeux, les avancées et, aussi, les possibles failles du texte n° 6030.
Pour entrer dans ce texte, il faut commencer par en lire la fin. Je ne dis pas cela par goût immodéré pour le paradoxe. Pour comprendre le cadre général de ce texte, pour en saisir la véritable valeur, il faut en lire les trois derniers articles qui ont trait à « l’abrogation » (i.e. la suppression) de l’ancienne Constitution. Voilà un sujet qui, de prime abord, de par sa technicité, peut paraître rébarbatif au lecteur non averti. Et c’est vrai que c’est un sujet technique et rébarbatif. Mais, c’est là – dans le Kleingedruckte, dans ce qui est écrit tout à la fin en termes peu clairs (même pour un juriste !) – que se joue le sort de ce texte.
Voici les trois articles en cause que je conseille de lire dans l’ordre suivant :
Art. 132. La présente Constitution entre en vigueur le … [date à compléter].
Art. 130. Sous réserve des dispositions de l’article 131, la Constitution du 17 octobre 1868, telle qu’elle a été modifiée par la suite, est abrogée.
Art. 131. Les lois et règlements en vigueur au moment de l’entrée en vigueur de la présente Constitution continuent à s’appliquer dans la limite de leur conformité avec la Constitution du 17 octobre 1868 telle qu’elle a été modifiée par la suite.
Le début est simple. L’article 132 annonce la « naissance », et la date de naissance, d’un nouvel ensemble de normes juridiques, i.e. la nouvelle Constitution du Luxembourg. Celle-ci entre en vigueur (sous-entendu : de façon « pleine », à l’égard de tous les acteurs et actions potentiellement visés par une Constitution, à l’égard de toutes les normes infra-constitutionnelles). À ce jour, la date précise de l’entrée en vigueur n’est pas encore indiquée ; elle dépendra de l’avancée du processus constituant. Avec cette annonce d’une « naissance » va de pair l’annonce d’un « décès » : l’article 130, après une subordonnée quelque peu obscure (sous réserve…), annonce la mort, la fin, la suppression – en termes juridiques : l’abrogation – de l’actuelle Constitution. En résumé : La Constitution de 1868 est morte ; vive la nouvelle Constitution ! Tout cela est d’une simplicité enfantine. Où est le problème ?
Celui-ci réside dans l’article 131. Ce dernier est une exception (cf. la formule « sous réserve… ») ; il contredit l’article 130. Comprenez : en vertu de l’article 131, la Constitution de 1868, dont l’article 130 vient d’annoncer la mort, n’est pas vraiment morte, du moins pas totalement. Conséquence : le Luxembourg se retrouvera dans la situation iconoclaste, baroque, d’avoir, en quelque sorte, deux Constitutions (la nouvelle et celle de 1868), où tantôt l’une, tantôt l’autre est applicable. Si l’article 132, lu isolément, annonce une entrée en vigueur « pleine et entière » de la nouvelle Constitution, avec un champ d’application le plus large possible, l’article 131 vient soustraire à l’article 132 une très large partie de son champ afin de la soumettre à une autre Constitution, celle de 1868, qui, pour ce champ, et pour une durée a priori inconnue, restera en vigueur.
À ce stade mon lecteur non juriste sera certainement déboussolé, perdu. Qu’il se rassure : le juriste l’est également. Nous nous trouvons ici face à un arrangement qui, à ma connaissance, ne connaît aucun précédent en histoire du droit et en droit comparé3. Il s’agit d’une sorte d’objet juridique non identifié par la littérature scientifique, d’un mécanisme des plus originaux imaginé d’abord par le Conseil d’État, puis recopié par la commission des Institutions. Avant d’en juger la valeur, essayons d’abord d’en cerner le contenu. À cette fin, je vais prendre l’exemple d’un énoncé constitutionnel qui a besoin d’être concrétisé par une autre norme, une norme infra-constitutionnelle à l’instar d’une loi, d’un règlement, etc. Prenons l’article 43 de la proposition n° 6030 qui énonce : « L’État veille à l’égale jouissance de tous les droits des personnes atteintes d’un handicap ». Admettons, pour les besoins de la présente démonstration, que cet énoncé consacre, à l’inverse de l’actuelle Constitution de 1868, un nouveau droit fondamental (je n’entre pas dans le débat de savoir lequel). Supposons également que l’actuelle législation et réglementation (en matière de transport et de travail), en l’état, n’est pas conforme à ce nouvel idéal constitutionnel. Est-ce que, au lendemain de la date X, une personne handicapée pourra, devant la Cour constitutionnelle, invoquer l’article 43 afin d’obtenir l’invalidation de cette législation ? L’article 43 est-il en vigueur, a-t-il une force juridique à l’égard du citoyen ? Surprenante, la réponse est non.
La raison tient à l’article 131. Celui-ci affirme que les lois et règlements en vigueur à la date X (en bref : le droit infra-constitutionnel datant d’avant la Constitution ; en termes scientifiques, le droit ordinaire pré-constitutionnel) « continuent à s’appliquer » (donc restent en vigueur), alors même – voilà ce qui est sous-entendu – qu’ils sont contraires à la nouvelle Constitution. Tout contrôle de constitutionnalité de cette loi est-il ainsi interdit ? C’est ce que, dans des cas similaires, les constitutions étrangères prévoient, car il s’agit, pour un délai donné, à titre transitoire, de maintenir, « d’immuniser » une loi. Or, au Luxembourg – et c’est ce qui est le plus original –, l’article 131 prévoit que cette loi pré-constitutionnelle devra être contrôlée par la Cour constitutionnelle à la lumière de l’ancienne Constitution, celle de 1868. Loin de disparaître, celle-ci continuera à rester en vigueur. En l’espèce, la personne handicapée pourra certes invoquer la Constitution de 1868, mais celle-ci, par définition, ne comporte pas cette innovation qu’est l’article 43...
Est-ce à dire que, pour le citoyen, toutes les dispositions de la nouvelle Constitution ne servent à rien, que celle-ci est sans mordant ? C’est aller un peu vite en besogne. Insolite, l’article 131 ne l’est pas au point de faire de la nouvelle Constitution un vaste écran de fumée. Premièrement, l’article 131 vise les règles pré-constitutionnelles, datant d’avant la date X ; en revanche, les lois et règlements promulgués après l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution devront respecter les nouvelles exigences de celle-ci. Deuxièmement, à partir de la date X, le pouvoir législatif est tenu d’adapter le droit ordinaire ancien au nouveau cadre constitutionnel. Mais, s’il traîne les pieds (et ce pendant des années ou décennies…), le citoyen est démuni. Il n’y a pas en droit luxembourgeois (ni actuel ni futur) de recours devant la Cour constitutionnelle contre l’inaction de la Chambre des députés.
Le Luxembourg se retrouvera donc avec deux Constitutions, chacune étant plus ou moins utile. Saisie d’une loi, la Cour constitutionnelle devra appliquer tantôt la nouvelle Constitution (si le recours porte sur une loi nouvelle), tantôt l’ancienne Constitution (s’il s’agit d’une loi ancienne). Au lendemain de la date X, comme il n’y a pas encore de loi nouvelle, la Constitution nouvelle ne trouvera à s’appliquer dans aucun procès. En revanche, plus le nombre de lois et règlements nouveaux augmentera au fil du temps, plus le champ d’application de la nouvelle Constitution s’élargira. Mais tant qu’il y a des règles anciennes (et il est très peu probable que, même dans 50 ou 100 ans) tout le droit ordinaire datant d’avant X soit remplacé par des règles post-constitutionnelles, la Constitution de 1868 restera en vigueur. Bref, la dualité est susceptible de durer ad vitam aeternam.
Original à coup sûr, cet arrangement est-il aussi avantageux ? Ses auteurs semblent, a priori, en être convaincus. Or l’ont-ils vraiment analysé ? En ont-ils pesé les effets ? L’avis du Conseil d’État, à qui revient la paternité intellectuelle de l’article 131, est resté assez vague et obscur sur ce point4. Cela n’a pas empêché la commission des Institutions, présidée alors par Paul-Henri Meyers (CSV), de reprendre tel quel l’article, sans aucune discussion de fond5. Lorsque, après des critiques de me part, la commission s’est repenchée sur cet article, elle s’est contentée de le maintenir tel quel. Là encore, sans débat, ni analyse6. À l’heure actuelle, l’article 131 ne figure non plus sur la liste des points à revoir définie par le nouveau président Alex Bodry (LSAP). Pourtant, s’il y a bien un article qui mérite d’être repensé, c’est l’article 131.
L’article 131 vide, en grande partie, de substance le discours des élus politiques quant aux « innovations » de la Constitution. Déjà les nouveaux droits de l’homme dans la proposition 6030 sont rares. Mais, en outre, leur force juridique est réduite à un minimum : ils ne sont en vigueur qu’à l’égard des lois et règlements nouveaux. Or, à la date X, le droit ordinaire est composé à 100 pour cent de règles datant d’avant X... C’est bien pour cela qu’à l’étranger, afin d’accroître la prégnance et l’utilité d’une nouvelle Constitution, une large majorité de constituants ont statué que la nouvelle Constitution abrogeait toutes les normes générales antérieures qui lui sont contraires7, quitte à prévoir, à titre transitoire, des exceptions ponctuelles plus ou moins nombreuses. La même solution a d’ailleurs prévalu au Luxembourg dans le passé (cf. art. 121 et 124 Const. 1848, art. 117 Const. 1856, art. 117 Const. 1868). Faire l’inverse reviendrait à ce que, par exemple, à la sortie d’une dictature, le constituant proclame l’idéal de la démocratie et des droits de l’homme, pour conclure ensuite que tout le droit ordinaire hérité de la dictature continue à s’appliquer tel quel. Un tel constituant serait aussitôt accusé d’hypocrisie et de castration juridique de la Constitution. Celle-ci serait un discours politique, d’ailleurs paternaliste – les nouveaux droits ne sont reconnus aux citoyens qu’une fois que les élus ont bien voulu, à la date de leur choix, procéder à l’adaptation des lois et règlements –, mais ce ne serait pas un outil juridique utilisable immédiatement en justice par les individus.
Le système de l’article 131 est d’autant plus étrange qu’il n’y a pas, comme déjà indiqué, de précédent dans l’histoire luxembourgeoise, que jusqu’ici aucune révision n’a été affectée d’une telle réserve et que les traités relatifs aux droits de l’homme ne souffrent non plus d’une telle limitation de leur force d’évincement. Dès leur entrée en vigueur, les traités l’emportent, en droit luxembourgeois, sur les règles nationales à la fois postérieures et antérieures. Or, pourquoi ce qui vaut pour les traités ne devrait pas valoir aussi pour la nouvelle Constitution ? Que lui vaut cette rétrogradation ?
À supposer que l’article 131 soit adopté tel quel, il poserait de délicats problèmes d’application aux praticiens du droit. Pour que la dualité de régimes constitutionnels fonctionne, il faut disposer d’un critère facile à manier. Tantôt il faut appliquer la nouvelle Constitution, tantôt il faut continuer à appliquer, à interpréter et à enseigner « l’ancienne » Constitution. À première vue, le critère séparant la masse du droit ordinaire pré-constitutionnel de la masse du droit ordinaire post-constitutionnel est simple : c’est la date X. Or, en vérité, les choses risquent d’être plus complexes. Lorsque le législateur interviendra après la date X, le plus souvent il interviendra non pas en établissant un tout nouveau régime législatif dans un domaine vierge, mais il insérera dans un texte datant d’avant X (à l’instar du Code civil) de nouveaux articles. Autrement dit, au sein du Code civil, les articles pré-constitutionnels seront mélangés, imbriqués, avec des articles post-constitutionnels. Imaginons, par exemple, que le législateur modifie un mot (un seul) dans le texte d’un article du Code civil. La norme définie dans cet article du Code civil est-elle post-constitutionnelle ou pré-constitutionnelle ? À moins que ce ne soit en partie l’un et l’autre ? Un risque d’imbroglio n’est pas à exclure. Pour le commun mortel, ce système sera, à coup sûr, totalement opaque.
À l’origine de l’article 131 se situe une problématique vaste, complexe et réelle, qui est celle de la nécessaire adaptation du droit ordinaire aux nouvelles exigences de la nouvelle Constitution. Différentes facettes sont à considérer, et différentes voies sont possibles. À l’exemple déjà cité de l’article 43, ajoutons un autre : la proposition n° 6030 prévoit que la sélection des juges et procureurs reviendra à un nouvel organe, le Conseil national de la justice (CNJ). Or, la législation actuelle ne connaît pas un tel organe et prévoit une désignation par le ministre de la Justice. Si, à la date X, la procédure actuelle est aussitôt abrogée, il sera impossible de nommer des juges. Trois solutions sont envisageables. Soit le parlement vote immédiatement après la date X la loi sur le CNJ. Soit on prévoit qu’à titre transitoire les fonctions du CNJ seront exercées par un autre organe, déjà établi. Soit on admet qu’il est légitime d’immuniser cette législation ancienne contre la nouvelle Constitution, le temps que le parlement agisse. Dans le cas d’un nouvel droit de l’homme (cf. l’exemple de l’art. 43), la solution la plus libérale est de retenir la règle de l’abrogation par le constituant ; c’est alors au juge qu’il revient d’en tirer les conséquences. Une autre solution est de laisser agir le seul parlement : à lui d’adapter le droit antérieur. Mais, dans ce cas, la reconnaissance du nouveau droit de l’homme dépend du bon vouloir, et de la célérité ou de la lenteur, du parlement. À tout le moins faudrait-il imposer un délai (ce que ne prévoit pas même l’actuel article 131).
Somme toute, ce que l’on peut reprocher à l’article 131 est de calquer sur une problématique complexe une réponse sommaire qui va au-delà de ce qui est nécessaire. Sur ce sujet, il faudrait une approche plus nuancée et libérale, fondée, d’une part, sur la règle classique de l’abrogation du droit antérieur contraire et, d’autre part, sur un certain nombre d’exceptions taillées sur mesure, encadrées par des délais, sans passer par la solution baroque du maintien de la Constitution de 1868. En outre, il faudrait compléter cet article final par toute une série de dispositions portant sur le sort des titulaires de fonctions publiques en place. Ainsi, à la date X, le mandat des députés, des ministres, des juges, etc. expirera-t-il du fait de l’entrée en vigueur d’une nouvelle Constitution ? Voilà une question qui ne devrait pas laisser la commission insensible…