d’Lëtzebuerger Land : Vous étiez parmi la première génération d’acteurs luxembourgeois qui ont vraiment appris le métier, qui sont partis à l’étranger dans des écoles de théâtre. Et ce qui est frappant à lire vos CVs – le vôtre, comme celui de vos pairs, comme Charles Muller, l’actuel directeur du théâtre d’Esch, ou, un peu plus jeunes, Steve Karier ou Luc Feit, c’est que ces carrières ont été marquées par la figure tutélaire Tun Deutsch et ont ensuite mené à la Staatliche Hochschule für Musik und darstellende Kunst à Stuttgart... Pourquoi ?
André Jung : Pourquoi Stuttgart ? Je crois que les plus jeunes que nous, nous ont suivis, Charles Muller et moi – dont, d’ailleurs, je n’ai fait la connaissance qu’à Stuttgart. Personnellement, je suis allé à Stuttgart parce que je me suis décidé un peu tard et c’est là qu’ils m’ont encore accepté. Avant nous, Josiane Peiffer avait déjà fait sa formation à Vienne et Germain Wagner était lui aussi à Stuttgart... Nous étions tous un peu une bande quand même, qui venions tous du Kasemattentheater de Tun Deutsch...
Justement, Tun Deutsch : vu d’ici, on a parfois du mal à saisir le rôle décisif de cet acteur, metteur en scène et fondateur, en 1964, du Théâtre des Casemates pour l’évolution du théâtre autochtone, qui venait d’une tradition d’amateurs avec le Lëtzebuerger Theater et allait peu à peu se professionnaliser à partir de là. Y ayant participé, avez-vous souvenir de cette rupture ? Étiez-vous conscient de sa portée ?
Tun Deutsch avait fait une école de théâtre à Paris, comme Philippe Noesen avant lui, ou, de la même génération, Georges Ourth, qui avait fait sa formation à Salzbourg. Tun Deutsch avait lui aussi commencé au Lëtze[-]buerger Theater, qui était alors dirigé par Eugène Heinen, dont il ne partageait pas l’approche et avec lequel il s’est froissé assez vite pour créer son propre théâtre. Moi, je me souviens surtout que nous, les jeunes, nous sentions que ça bougeait, que les choses étaient en mouvement. C’était stimulant. Personnellement, je connaissais Tun Deutsch de mon village natal de Junglinster, où il habitait lui aussi, il jouait à la fanfare locale avec mon père et m’a proposé très tôt de jouer dans les pièces qu’il écrivait et montait au village. Ça m’a toujours plu, de jouer. Mais je voulais devenir vétérinaire à l’époque, l’idée de partir à l’étranger pour faire une école de théâtre ne m’est venue que vers mes 17 ans.
Vos pairs énoncés plus hauts, Germain Wagner, Charles Muller, Steve Karier, Josiane Peiffer et de plus en plus souvent Luc Feit, sont entre-temps revenus s’installer au Luxembourg. Allez-vous suivre ?
Je n’y pense pas. Seulement si je tombais malade. J’aime beaucoup être au Luxembourg, que je trouve très beau, et je constate que beaucoup de choses ont changé ici. Mais ma carrière est ailleurs, j’ai beaucoup de travail en Allemagne, ce qui n’exclut pas que je revienne régulièrement pour jouer ici au théâtre, ou, comme actuellement, participer à un film.
Justement, vous êtes un des deux personnages principaux du polar Doudege Wénkel que Christophe Wagner tourne actuellement au Luxembourg (production : Samsa Film). Le rôle de « l’inspecteur Hastert », un flic proche de la retraite qui fait sa dernière enquête avec un jeune inspecteur enragé, s’appelait « Jung » dans les premières ébauches du scénario, tellement il vous est écrit sur mesure. Le film est en langue luxembourgeoise et est volontairement ancré dans la réalité autochtone, se référant à des faits et décors réels. Est-ce que cela fait une différence de jouer dans sa langue maternelle, de ne plus avoir cette distance par rapport au texte que crée le passage dans une langue étrangère ?
C’est une question que seuls les Luxembourgeois se posent. Je n’ai jamais perdu ma langue et j’aime beaucoup jouer en luxembourgeois. Je trouve surtout que le cinéma autochtone s’est vraiment professionnalisé, surtout pour ce qui est de la technique et de la production : les gens savent exactement ce qu’il faut faire et sont en même temps décontractés et gentils, c’est un plaisir de travailler sur ce film. Et j’aime l’approche de Christophe Wagner d’ancrer son histoire dans cette situation luxembourgeoise, avec ses travers et ses failles.
Pour moi, le principal défi du cinéma en luxembourgeois reste la distribution : lorsque plusieurs films ou séries se tournent en parallèle, comme c’est le cas actuellement, il est difficile de trouver assez d’acteurs luxembourgophones de haut niveau.
Vous êtes avant tout un acteur de théâtre, mais jouez aussi très souvent dans des films ou à la télévision. Comment articulez- ou différenciez-vous les deux carrières ?
Je ne veux pas parler ici des raisons économiques, mais il est indéniable qu’elles existent. Mais au-delà de ces considérations, les deux univers m’intéressent, le théâtre et le cinéma. Le cinéma est né du théâtre et s’est peu à peu émancipé, mais on peut observer aujourd’hui que les deux mondes se rapprochent à nouveau l’un de l’autre : le théâtre surtout se rapproche du cinéma, de ses thèmes et de ses moyens. Et par moyens, je ne pense pas à la vidéo. Mais regardez un film comme Dogville de Lars von Trier : c’est du cinéma avec les moyens du théâtre.
À la rentrée, je joue à Munich dans une adaptation de E la nave va de Federico Fellini dans la mise en scène de Johan Simons : c’est un film adapté pour le théâtre... Même si les deux mondes sont bien distincts et que les moyens financiers du cinéma sont autrement plus importants que ceux du théâtre, ce sont les mêmes hommes et femmes qui évoluent dans les deux univers. Je suis persuadé qu’ils vont s’engrener de plus en plus.
Oui, mais les moyens mis en œuvre par l’acteur ne sont pas les mêmes : on joue autrement devant une caméra qui se trouve à cinquante centimètres qu’en direction de la dernière rangée d’une salle de théâtre de 1 500 places...
Certes. Mais le théâtre a beaucoup changé lui aussi, il a quitté ses salles, nous jouons désormais dans des taxis, dans la rue et dans des quartiers chauds...
Revenons alors au théâtre. Après Stuttgart, vous avez été engagé à Bâle, à Hambourg et à Zurich, avant de rejoindre les Münchner Kammerspiele en 2004. Davantage encore que des lieux, vous avez été attaché à des personnes, que vous semblez avoir suivies et auxquelles on vous identifie : le directeur de théâtres Frank Baumbauer et des metteurs en scène emblématiques comme Christoph Marthaler, Jossi Wieler ou Johan Simons. Vous êtes très fidèle ?
L’ai fait la connaissance de Christoph Marthaler petit à petit en Suisse, lorsqu’il était encore musicien et a participé à des projets de théâtre ; puis quand il a commencé à faire de la mise en scène, il m’a demandé d’y jouer... Ainsi, lorsqu’il est devenu directeur artistique du Zürcher Schauspielhaus, Frank Baumbauer m’a conseillé de rester. Beaucoup du dynamisme de l’époque, qui rendait le théâtre à Bâle si intéressant, était d’ailleurs dû à Baumbauer, qui avait un talent incroyable de trouver de jeunes créatifs de tous les domaines et de les faire se rencontrer et confronter leurs visions sur scène. C’était il y a vingt ans, on ne parlait pas encore de transdisciplinarité et nous la pratiquions déjà. Il a aussi découvert beaucoup de gens, comme Frank Castorf par exemple.
Lorsque Matthias Hartmann est arrivé à la direction du théâtre de Zurich pour y faire le genre de théâtre que j’abhorre, populaire et plaisant, je suis parti pour rejoindre Baumbauer à Munich, où j’ai alors fait la connaissance de Johan Simons. Il est Néerlandais, nous partageons une approche ou une esthétique un peu « Benelux », je me suis d’office bien entendu avec lui. Donc lorsqu’il est devenu directeur de la maison, je suis resté.
On choisit toujours un peu sa famille artistique, ce sont des affinités esthétiques. J’ai aussi beaucoup joué avec Jossi Wieler ou avec Herbert Wernicke. En même temps, il arrive aussi le moment où on a fait le tour d’une collaboration, c’est ce qui m’est arrivé avec Christoph Marthaler – bien que nous ayons un projet commun d’ici deux ou trois ans –, mais les amitiés restent.
Vos affinités et vos choix de pièces s’orientent souvent vers un théâtre très engagé, souvent même politique, militant. Est-ce que le théâtre peut changer le monde ? N’est-ce pas un peu naïf ?
Bien sûr que c’est naïf. Mais le théâtre a besoin de naïveté ! Le théâtre parle de choses concrètes, de grands sentiments : l’amour, la douleur, le bonheur, la mort... Regardez Anatomie Titus (Fall of Rome de Heiner Muller que Johan Simons a mis en scène à Munich et qui a été joué au Grand Théâtre, ndlr.) : c’est une des pièces les plus violentes de l’histoire du théâtre et nous l’avons montée sans qu’une seule goutte de sang ne coule, on devait imaginer toute la brutalité et se demander : qu’avons-nous fait ?
Le travail de Johan Simons a parfois l’air un peu aride et ce sont des pièces politiques qui traitent des grands sujets de l’humanité, mais ce n’est pas un activiste. E la nave va de Fellini est aussi une pièce politique qu’on peut mettre en relation avec notre actualité, où de gens de bonne compagnie sont soudain confrontés à une réalité socio-politique tout autre en acceptant d’accueillir sur leur paquebot de luxe des immigrés qui fuient la guerre dans des nacelles de fortune... Nous traitons ce thème avec beaucoup de musique et de chant, mais avec la conscience politique aiguisée pour la décadence de cette bonne société. Je pense forcément à la famine en Somalie en travaillant sur ce projet, une catastrophe d’une envergure que nous n’avons pas connue de mon vivant, qui est encore plus insupportable lorsqu’on la rapproche de nos sociétés d’abondance.
Est-ce qu’en tant qu’acteur, vous partagez forcément l’opinion politique du metteur en scène ? En tant que membre d’un ensemble, avez-vous seulement le choix ou devez-vous jouer ce qu’on vous assigne ?
On a toujours le choix. D’abord, je choisis les gens avec lesquels je travaille et les pièces que je joue. Puis, même dans un ensemble, on peut avoir son mot à dire et réagir aux propositions de la direction. Bien sûr que la hiérarchie dans les théâtres reste très développée, mais j’ai toujours choisi des maisons qui font des efforts de démocratie et de participation des acteurs. Toute-fois, il faut savoir que lorsqu’on veut participer au processus de prise de décision, cela implique forcément aussi que la responsabilité de chacun augmente en parallèle. Avec la conséquence que l’ensemble risque alors assez vite de se transformer en une sorte de communauté, ce qui n’a pas que des avantages.
Si je devais définir l’acteur André Jung en deux mots, ce serait la litote (« under-statement ») et la désinhibition, ne pas vouloir plaire à tout prix sur scène...
Il ne faut pas confondre vanité et séduction : bien sûr que je veux séduire sur scène. À chaque instant où je joue, je ne veux pas seulement qu’on me voie, mais qu’on me regarde.
Understatement ? Ce serait de la coquetterie que de l’affirmer, mais c’est vrai que j’aime les registres plus calmes et l’ambition de vouloir transpercer le texte ou les mots de tous les côtés et d’avoir un jeu extrêmement transparent m’est venu très jeune. Que ma tête dirige mon corps s’est développé peu à peu. L’évolution du jeu d’un acteur est intimement lié à son parcours : j’ai eu la chance d’évoluer avec de très bons metteurs en scène et d’excellents collègues.
Qu’est-ce qu’il vous reste à jouer ?
Je veux toujours continuer, sans m’interrompre. Dans deux ans, je vais jouer Lear, mais je ne le considère pas comme un achèvement, plutôt comme une étape, une Alpe d’Huez. Sinon, j’ai la vision de rester en bonne santé, pas seulement de corps. Et que je ne perde jamais mon énergie pour ces thèmes et ce métier. La peur de ne plus oser des choses existe déjà, je me demande parfois combien de temps j’aurai encore l’envie et la force de marquer le clown pour les gens – car c’est un peu de ça qu’il s’agit, de faire le clown, on s’expose forcément sur scène. L’autonomie de cet art éphémère qu’est le théâtre est loin d’être acquise. Je le rapproche toujours de la littérature, sauf que nous n’exprimons pas notre imaginaire par les mots mais par les sens. J’espère que je vais encore pouvoir le faire longtemps.