d’Lëtzebuerger Land : Cela fait des années que vous militez à Milan, dans le quartier de l’Isola, avec les moyens de l’art contemporain contre de gros projets immobiliers et urbanistiques de promoteurs privés, pour la qualité de vie du quartier et le maintien de ses espaces verts et de loisirs. Pourtant, la Stecca, l’ancienne fabrique que vous aviez occupée avec un centre d’art, a été démolie en 2007 et les projets immobiliers sont quand même réalisés, en ce moment-même. Est-il seulement possible de s’opposer à la politique avec des moyens artistiques ? Le projet Isola était-il un succès ou un échec ?
Bert Theis : Cette année, nous fêtons les dix ans du projet Isola. C’est une bonne occasion de tirer le bilan – ce que nous allons faire avec la parution d’un livre l’année prochaine. Une des conditions pour un projet comme Isola est de s’inscrire dans le long terme. C’était la première fois que je travaillais dans une si longue durée, et que je le décidais moi-même, en toute indépendance et autonomie des institutions. Cela implique une totale liberté de choix, mais aussi qu’on est en parallèle dépendant de la dynamique et de l’engagement de ceux qui participent, et qui participent pendant longtemps – j’ai d’ailleurs constaté qu’on avait un changement de génération tous les trois ans. Pour moi, le premier succès est que nous ayons réussi à faire vivre Isola aussi longtemps.
Ce n’est pas un projet purement artistique, les gens qui nous rejoignent sont en premier lieu des activistes : il y a des artistes, certes, mais aussi des créateurs d’autres domaines, des philosophes, des architectes, des théoriciens et de simples habitants du quartier qui ne s’intéressent pas vraiment à l’art. J’ai toujours défini le projet Isola théoriquement comme une plate-forme de rencontres – à l’image de mes « plates-formes philosophiques » en bois blanc.
Aujourd’hui, il y a plusieurs bilans à tirer. Le premier serait celui du point de vue de l’art contemporain : le but était de surmonter la pure représentation, d’intervenir et d’avoir un effet sur la réalité. Ce bilan, nous allons le faire plus concrètement en automne au musée Van Abbe à Eindhoven, où nous allons analyser si notre pratique a apporté de nouveaux concepts en théorie de l’art. Je dirai que oui, par exemple l’idée du « dirty cube » par opposition au « white cube » courant pour exposer l’art : nous avions sauvegardé l’aspect très brut de La Stecca, cette usine qui nous servait de lieu d’exposition. Nous voulions inventer un nouveau type de centre d’art, dont une des principales caractéristiques était son statut précaire – nous fonctionnions avec très peu de moyens, à l’opposé des nouveaux centres qui misaient également sur des bâtiments bruts, comme par exemple le Palais de Tokyo à Paris. Nous n’avions que notre énergie et la solidarité pour organiser nos multiples [-]activités – expositions, conférences, discussions, workshops... Après quatre ans, la Stecca a été démolie, mais je crois aussi que nous en avions fait le tour.
Après la démolition, et grâce à notre militance pour la qualité de vie dans le quartier, les habitants du quartier nous ont mis d’autres espaces à disposition pour nos actitivités : des restaurants, une librairie, un disquaire, une jeune association culturelle... tous nous ont offert un peu d’espace. C’est donc encore un nouveau type de musée, décentralisé et dispersé dans le quartier, qui existe aujourd’hui. Je l’ai appelé « diaspora » ou « Dispersed Museum » – c’est ce qui intéresse d’ailleurs beaucoup Charles Esche, le directeur du Van Abbe, qui veut implanter le musée dans les quartiers.
Le projet Isola a aussi fait évoluer le concept du « site specific » vers ce que j’ai défini comme « fight specific » : alors que le Land Art prend en