"Notre économie se présente actuellement en bonne forme." Cette phrase, pour rassurante qu'elle soit, ne sort pas de la bouche du ministre siégeant au boulevard Royal mais ouvre le chapitre « Économie » du programme électoral du principal parti d'opposition. En présupposant que les campagnes électorales sont l'occasion de faire le bilan des erreurs accumulées de l'équipe en place, il est clair que ce n'est pas du côté de la politique économique qu'on trouvera ces divergences fondamentales qui donnent du piment aux débats publics.
Ainsi, si en Belgique il a fallu un scandale alimentaire pour remplacer, temporairement, le chômage comme principal sujet de la campagne électorale pour les législatives de dimanche, au Luxembourg on en arrive à s'interroger pourquoi, en dépit de toute la richesse matérielle du pays, ses habitants refusent obstinément à être comblé de bonheur.
En suivant l'adage qui a porté Bill Clinton à la Maison blanche en 1992 - « It's the economy, stupid » -, le gouvernement PCS-POSL n'a pas à s'en faire. Les indicateurs macroéconomiques sont largement au vert. Le produit intérieur brut (PIB) croît, depuis 1994, plus vite d'année en année pour atteindre en 1998 une progression de 5,2 pour cent. Le taux d'inflation n'a plus dépassé les deux pour cent sur douze mois depuis cinq ans maintenant. Et même le chômage n'a pas voulu rater le rendez-vous des élections législatives et s'est réduit de nouveau à un taux de trois pour cent contre 3,6 il y a deux ans mais 2,7 pour cent en 1994. Chacun des 5 453 demandeurs d'emplois recensés en avril est certes un de trop mais, en dépit des près de vingt pour cent de chômeurs de longue durée, ils sont insuffisants pour diminuer la confiance du consommateur et de l'électeur luxembourgeois.
Les propositions concrètes dans le domaine de la politique économique se font en conséquence assez rares dans les programmes électoraux des partis présentant des listes aux élections. Les mots clefs sont largement les mêmes : diversification (à renforcer), éducation (à améliorer), impôts (à réduire, au moins sur le facteur travail), charges sociales (à maintenir à un niveau bas), charges administratives (à éliminer, notamment pour les PME) et, enfin, croissance (qu'on veut soutenue mais surtout « qualitative » ou encore « durable », et pas seulement chez Déi Gréng).
Les différences entre les partis se marquent ainsi moins par les recettes proposées que par les thèmes abordés. Surtout quand on quitte les éléments ponctuels, on retrouve rapidement les bases idéologiques des partis. Les libéraux plaident ainsi pour une réduction du taux maximal d'imposition de 46 à 42 pour cent, se plaignent de législations trop rigides et s'opposent à toute redistribution « superflue ». Chez les socialistes, l'indexation des salaires, la réduction du temps de travail et le salaire minimum retrouvent une place de choix. Du côté des chrétiens-sociaux on ose même la bonne vieille recette des réductions d'impôts chiffrées. Chez les Verts, la diversification est aussi présente que chez les autres avec la petite nuance qu'on avoue un faible pour les technologies de l'environnement. L'ADR s'adresse en premier lieu aux classes moyennes et aux agriculteurs tandis que la place financière ne semble guère l'inspirer. C'est tout le contraire de la Gréng a liberal Allianz (GaL), qui plaide pour l'harmonisation européenne de la taxation de l'énergie plutôt que pour celle de la fiscalité de l'épargne.
La seule véritable alternative en matière de politique économique est finalement proposée par Déi Lénk. C'est d'ailleurs le seul parti, dans la meilleure tradition du matérialisme marxien, à ouvrir son programme sur les questions économiques. Les Verts le font certes aussi, mais il s'agissait probablement en premier lieu d'éviter de mettre la politique environnementale sur les premières pages du programme. Mais Déi Lénk préfèrent cependant se référer aux malheurs du monde qu'à la seule situation luxembourgeoise. En proposant, par exemple, de mettre fin à la politique de niche dans le secteur financier, le parti d'extrême gauche s'attaque d'ailleurs moins à une politique économique qu'à un modèle de société. Il en est de même quand il rejette le dialogue entre partenaires sociaux et la paix sociale en tant que stratégie politique.
Car c'est finalement sur le dialogue sous ses formes les plus diverses allant des institutions paritaires en passant par les lobbies institutionnalisés jusqu'aux groupes de pression que repose la politique économique au Luxembourg. À la base il y a certes un credo fondamentalement libéral et libre échangiste, dont la nécessité précède cependant souvent la conviction. Rien de plus fier ainsi qu'un ministre luxembourgeois qui reprend à son compte une idée qui lui parvient en droit chemin d'un lobby ou d'un autre. Il n'est donc guère surprenant de retrouver dans nombre de programmes électoraux les fonds de pension internationaux et le commerce électronique comme éléments de leur future politique économique, même si ces projets sont soit déjà transformés en lois soit en bonne voie de l'être.
La politique de diversification économique est de même soutenue au plus tard depuis le choc pétrolier des années 70 à gauche comme à droite, par les syndicats comme par le patronat. Et si d'aucuns réclament qu'il faudrait faire plus et mieux, Robert Goebbels leur oppose sans trop devoir se fatiguer son bilan de la dernière législature : 44 entreprises ou activités nouvelles représentant des investissements de 24 milliards de francs et 2 400 nouveaux emplois. Un succès qui doit cependant moins au charme du ministre qu'à des cotisations sociales gardées basses grâce aux nombreux frontaliers jeunes et en bonne santé et à des impôts réduits, rendus possibles par la manne versée chaque année par la place financière.
Or, si la compétitivité, respectivement son maintien - le Luxembourg est classé quatrième pays le plus attractif pour les investissements -, revient régulièrement dans les discussions, c'est davantage par réaction aux demandes des acteurs déjà présents que par réflexion propre. Les débats sur la résurrection de Keynes n'ont guère de chance de passionner les foules dans un pays qui crée chaque année des milliers d'emplois. Dans la décision de réduire l'impôt sur les sociétés, les demandes insistantes des banques allemandes et autres ont de même joué un rôle plus important que les théories de Laffer sur le « trop d'impôt tue l'impôt ». Pour les impôts sur les salaires, l'absence d'indexation des barèmes permet de toute façon une baisse à intervalles réguliers.
Le seul trouble-fête dans ce monde fait de pragmatisme est finalement l'OCDE. Les observations et recommandations contenues dans ses rapports réguliers sur les perspectives économiques du Grand-Duché réussissent d'agacer jusqu'au Premier ministre. Or, les préretraites et le nombre élevé d'invalides, qui élèvent, dans les yeux de l'OCDE, le taux de chômage réel aux alentours de treize pour cent, sont eux aussi le résultat d'une politique consensuelle. Ainsi, l'organisation de coopération économique remplit elle aussi un rôle bien pratique : tantôt celui d'excuse pour imposer des mesures impopulaires, tantôt celui d'offrir au gouvernement l'occasion de faire montre de ses instincts sociaux qu'on oppose à ces néo-libéraux parisiens.
En dépit de ce havre de paix économique, le Luxembourg refuse de se reposer sur ses lauriers. Les missions économiques pour attirer des investisseurs étrangers se poursuivent. Certes, plutôt qu'une nouvelle Goodyear, ce sont les PME à potentiel de croissance qu'on recherche. Les efforts n'en sont pas moins importants. La principale indication d'une certaine saturation est la montée en popularité des débats autour de nouvelles industries qui s'installent au Grand-Duché. Ces réserves sont toutefois limitées aux usines. Les banques et autres services semblent beaucoup moins déranger, même s'ils embauchent eux aussi trois quarts de leurs effectifs au-delà des frontières.
Le Luxembourg reste donc profondément marqué par la peur du « ça ne peut pas durer ». Ce qu'on pourrait décrire par l'effet « harmonisation fiscale ». Une nervosité qui fait qu'on multiplie sans relâche les petites initiatives à gauche et à droite et souvent copiées de l'étranger. Pour les décisions moins consensuelles, les impulsions et contraintes européennes restent toutefois indispensables pour briser les hésitations des uns et des autres.
Dans cette optique, le principal défi des années à venir pourrait être l'introduction d'une retenue à la source sur les revenus de capitaux au niveau de l'Union européenne. Moins toutefois à cause des conséquences directes d'une telle mesure sur la place financière, qui s'y prépare déjà, qu'en raison de la disparition du spectre qui a si bien su éviter que le Luxembourg ne s'adonne par de trop à la suffisance.