L’économie, certains diraient d’ail[-]leurs les sciences économiques, étudie les relations complexes qui régissent les échanges entre les humains. Comprendre ces relations n’est évidemment pas chose facile et à priori une certaine humilité s’imposerait. Ce n’est cependant pas la voie qu’ont suivie les décideurs économiques. À cet égard, on constate une tendance inquiétante consistant à déléguer des décisions politiques à des experts. En outre, de plus en plus des fonctionnaires ont un statut qui leur garantit une certaine indépendance vis-à-vis du pouvoir politique. C’est notamment le cas des fonctionnaires à la tête de la Banque centrale et de l’autorité de concurrence. Or, cette indépendance vis-à-vis du pouvoir politique ne fait sens que si les théories développées par les économistes s’avèrent correctes. Si, par contre elles s’avèrent ne pas représenter la réalité des choses, elles doivent être soumises à un débat démocratique.
À cet égard, nous pensons que les politiques des vingt dernières années ont pris un tournant dangereux qui a mené à la situation dans laquelle la plupart des pays européens se trouvent actuellement. Afin de mieux comprendre, nous proposons un retour en arrière dans les années cinquante. Durant cette période, il y avait un débat au sujet du réalisme des hypothèses en économie, notamment de la maximisation des profits et de la satisfaction personnelle des individus. Le très célèbre Milton Friedman influença fortement le débat en suggérant que les théories n’avaient nul besoin d’être réalistes, mais qu’il suffisait qu’elles fournissent de bons instruments pour comprendre le monde. C’est-à-dire, les individus ne maximiseraient pas nécessairement leur satisfaction personnelle, mais un tel modèle de maximisation permettrait de rendre compte des comportements observés. Il faut souligner que cette approche méthodologique dénommée instrumentalisme va de pair avec, du moins chez Friedman, une approche positiviste de l’économie. Cette dernière vise à expliquer des phénomènes observés sans pour autant faire de recommandations politiques. Une approche normative, par contre, vise à tirer des conclusions politiques à partir des théories économiques.
Ces approches relèvent de ce que l’on appelle en épistémologie, le constructivisme. Le constructivisme consiste à reconstruire le monde sur des bases rationnelles en supposant que les théories développées soient « vraies ». Ces visions du monde sont alors plaquées, d’en haut, sur la société. Prenons l’exemple de la concurrence. Les hypothèses de la concurrence pure et parfaite peuvent aider à comprendre la formation des prix sur les marchés, mais lorsque l’on suggère de rendre l’économie plus concurrentielle, notamment via le droit de la concurrence, on s’adonne à du constructivisme. Or, on est arrivé à une situation telle que l’on déduit des recommandations politiques fortes, à tel point qu’elles ne sont plus soumises à débat démocratique, en oubliant que les hypothèses de base ne sont pas réalistes. Par exemple, l’élément primordial de toute théorie économique est la représentation du comportement humain. À ce titre, l’hypothèse de maximisation de la satisfaction personnelle ainsi que la rationalité postulée par la théorie économique standard sont largement mis en cause par les développements récents en neurosciences. Soulignons qu’un certain nombre de théoriciens en déduisent que les individus ne sont pas rationnels. En passant, quelle humilité !
De recherches récentes indiquent que la rationalité des individus est adaptée à des environnements complexes et non pas à des tests de rationalité effectués dans un laboratoire. On parle à cet égard de rationalité écologique. C’est ici que le processus de marchandage prend tout son sens. En effet, les individus sont plus efficaces à se coordonner que ne le seraient quelques fonctionnaires ou théoriciens. On parle souvent de l’inefficacité des marchés comme si l’État était plus efficace. Par exemple, on a beaucoup remis en cause l’idée que les marchés soient efficients sans pour autant en déduire que les théories économiques à la base de l’indépendance des Banques centrales soient, elles aussi, remises en cause. À cet égard, la crise aurait été une bonne occasion pour rediscuter de ces agencements politiques. Le président de l’Euro-groupe est bien placé pour lancer un débat à ce sujet.
L’actuelle crise est en grande partie le résultat d’une politique qui est imposée à partir de constructions théoriques. L’euro-zone en fournit un bon exemple : au lieu de faire émerger et de créer les conditions d’une zone monétaire optimale, c’est-à-dire encourager une langue de travail commune et des systèmes de sécurité sociale européens, les autorités ont imposé une monnaie commune en croyant que l’on pouvait forcer le système. Or les économies à l’intérieur de l’euro-zone sont tellement divergentes et les capacités de relocalisation des individus tellement limitées que, soit la zone « explose », soit il y aura développement de poches de pauvreté. De fait, on n’a créé qu’une union des échanges et des flux financiers en croyant que cela allait mener à une véritable union politique. Afin de mettre en œuvre de véritables politiques au sens vrai du terme, il faut un retour vers un système où des hommes politiques responsables prennent des décisions et s’affranchir d’experts qui réfléchissent au monde dans leurs tours d’ivoire.