« Wann d'Arbed den Houscht kritt, dann néitscht d'ganzt Land ». Ce qui était vrai hier pour la sidérurgie l'est aujourd'hui pour le secteur financier. Un petit refroidissement des affaires dans les banques, des contrariétés de la clientèle et c'est toute l'économie du pays qui en serait affectée, à commencer par les finances publiques dont la santé resplendissante est étroitement liée à la bonne tenue du secteur financier.
La place financière dans son ensemble représentait, à la fin de l'année dernière, plus de 36 pour cent du PIB et près de 46 pour cent du budget de l'État selon une étude réalisée récemment par un consultant mais qui n'a pas été rendue publique, volontairement, par son commanditaire, le Comité de développement de la Place financière. Le secteur financier , c'était aussi en décembre 1999, plus de trente pour cent de la production nationale. Des chiffres qui font la démonstration éclatante de son importance mais aussi de la fragilité de toute une économie. Les révélations de l'étude n'en sont d'ailleurs pas vraiment. Tout le monde pointait déjà du doigt depuis quelques années le risque d'un nouveau monolithisme luxembourgeois.
Cette proportion est du reste inégalée en Europe et sans doute aussi dans le monde. Par comparaison, le secteur de l'intermédiation financière (banques et assurances) en Belgique représentait selon les statistiques avancées par la BNB, 6,8 pour cent de la valeur ajoutée à prix courants en 1999.
Les comptes nationaux du Statec relevaient déjà que les services financiers constituaient en 1999 26,6 pour cent de la valeur ajoutée brut aux prix de base. De son côté, l'institut européen de statistiques Eurostat, dans l'édition 2000 de son Special feature on banking, mentionnait que le total de bilan des institutions de crédit luxembourgeoises dépassaient en 1998 de plus de 3 400 pour cent le produit national brut, contre 332 pour cent en Grande-Bretagne, 554 pour cent en Suisse et 257 pour cent en moyenne dans l'Union européenne.
Il y avait bien longtemps que les professionnels du secteur financier réclamaient un état des lieux démontrant objectivement leur poids réel dans l'économie du pays. C'est donc chose faite. Une « Étude d'impact de l'industrie financière sur l'économie luxembourgeoise » a été présentée au début du mois d'octobre, du moins dans une version préliminaire, aux membres de l'Association de promotion de la place financière (Profil). Un document qui détaille sur une quarantaine de pages ce que représentent les secteurs des banques, des assurances et réassurances, des fonds d'investissement et des professionnels du secteur financier (PSF) en terme de revenus, de richesse, d'emploi et de contribution au budget de l'État.
L'étude commanditée à la fin de l'été par le Comité de développement de la place financière (Complafi), organe dépendant du ministère du Trésor et du Budget, a été réalisée par le cabinet international Deloitte Consulting. Une seconde étude, qui devrait affiner la première analyse, est sur les rails.
Si indirectement, le ministère de Luc Frieden en est le commanditaire, l'idée d'un tel document émane de Profil et sa genèse remonte au lendemain du Conseil de Feira en juin dernier. Le Premier ministre Jean-Claude Juncker y avait fait des concessions importantes à ses partenaires européens en acceptant, à la surprise générale, le principe de l'échange d'informations entre administrations fiscales pour les revenus de l'épargne des non-résidents. Dans le même temps, le Premier ministre multipliait les déclarations dans la presse internationale, selon lesquelles, le secret bancaire n'était plus tellement important pour la place de Luxembourg et pour ses banques. Assertions qui ont d'ailleurs valu au chef du gouvernement la réprobation des banquiers, professionnels du secteur financier et assureurs qui ont vu dans ces prises de positions de M. Juncker une sorte de trahison.
Classé confidentiel, le document circule néanmoins dans un cercle restreint depuis quelques semaines, bien que sa reproduction en soit rendue difficile: le texte ayant été couché sur du papier rouge présenté comme « non-photocopiable ». d'Land a pu néanmoins le consulter.
Les résultats de l'étude ont été validés par le président de Profil, Lucien Thiel, mais attendaient, au moment de leur présentation le 4 octobre dernier, une validation définitive de cette association.
L'approche de Deloitte Consulting s'est voulue résolument « conservatrice », notamment lorsqu'il s'est agit d'évaluer le poids indirect de l'industrie financière. Ainsi, l'impact de la « Place » sur l'activité hôtelière et de restauration, de voyage, bref les revenus générés par les clients de l'industrie financière et leur consommation dérivée, n'ont pas été pris en compte. « Globalement, écrivent les consultants, l'analyse sous-estime probablement le poids des activités financières dans l'économie ». « Il est indéniable, poursuivent-ils, que tout affaiblissement de l'activité financière à Luxembourg aurait probablement un impact considérable sur l'économie luxembourgeoise ». En terme de revenus directs et indirects, la place financière est devenue la locomotive du pays avec une part de 30,9 pour cent qui se décompose de la manière suivante : Organismes de placement collectifs (OPC) six pour cent (87 milliards de francs dont 61,73 de revenus directs); banques 18,8 pour cent (271,2 milliards dont 218,2 de revenus directs); assurance et réassurance 3,8 pour cent (54,6 milliards); PSF ajusté 2,1 pour cent (30,2 milliards) et autres (Bourse de Luxembourg, Cetrel...) 0,2 pour cent (3,3 milliards).
« Le montant des revenus directs et indirects de l'ensemble de l'activité financière est considérable et atteint près de 445 milliards » commentent les rédacteurs de l'étude.
En terme de richesse, l'industrie financière « pesait » 36,7 pour cent (265,7 milliards de francs) dans le PIB avec la ventilation suivante: OPC 7,5 pour cent (54,5 milliards); banques 22,7 pour cent (165,7 milliards); assurance et réassurance 3,2 pour cent (23,1 milliards); PSF 2,7 pour cent (15,9 milliards); autres 0,4 pour cent (2,6 milliards).
Ces chiffres sont, et le consultant le souligne, très éloignés des statistiques officielles de la comptabilité nationale qui situent le poids du secteur financier à 23 pour cent seulement du PIB.
L'analyse de Deloitte a le mérite d'avoir tenu compte du poids indirect qu'induisait l'industrie financière dans le PIB : une part de 6,5 pour cent qui correspond à un montant de 47,4 milliards dont 26,3 milliards à mettre au compte des banques et 12,5 milliards au bénéfice des fonds d'investissement.
L'impact de l'industrie financière sur les finances publiques se révèle lui aussi écrasant. Il a contribué l'année dernière à hauteur de 45,8 pour cent au budget national soit un montant total de 82,4 milliards dont près de 46 milliards en provenance des seules banques.
« L'Etat, note Deloitte, est fortement dépendant de l'industrie financière puisque près de la moitié des ressources budgétaires proviennent directement ou indirectement de l'industrie financière ».
L'étude d'impact, qui est une première au Luxembourg, va incontestablement embarrasser le Premier ministre qui a toujours eu tendance à sous-estimer l'importance des banquiers dans la « machine » Luxembourg et qui n'entretient pas avec eux des relations particulièrement chaleureuses. La publication lui interdira désormais de négliger comme il l'a fait souvent par le passé une population qui mériterait presque un ministre à plein temps ou, en tout cas, un peu plus de considération.
Sur le plan européen, les informations de l'étude ne faciliteront sans doute pas les choses à Jean-Claude Juncker qui s'apprête à vivre des heures difficiles la semaine prochaine lors du Conseil Ecofin qui débattra de la proposition française sur la fiscalité de l'épargne des non-résidents.