Mardi 8h30. Il fait déjà chaud ce jour-là, qui s’annonce caniculaire. Dans le couloir prévu pour le tram sur cette avenue John F. Kennedy qui fait désormais 62 mètres de largeur, les bus s’enchaînent et déversent des hommes en costumes et des femmes en robes estivales ou deux-pièces gris et impeccablement coiffées s’engouffrant comme téléguidés sur les trottoirs le long de grands bâtiments en verre qui longent la partie nord de l’avenue. Les premiers bars à espresso sont ouverts, essayant d’attirer quelques-uns des plus de 27 000 salariés qui travaillent actuellement au Kircherg. Quelques habitués sont assis çà et là derrière les grandes vitres caractérisant tous ces blocs en béton qui se ressemblent et définissent la modernité de leur vocabulaire architectural par des formes géométriques banales, des murs en béton et de très grandes surfaces vitrées. Interdiction d’ouvrir les fenêtres, bien que, bien sûr, dès les premiers rayons de soleil, la température intérieure des espaces de travail standardisés grimpe considérablement : la climatisation est assurée par des systèmes mécaniques ou électroniques complexes toujours trop froids qui font grimper le nombre d’absence maladie en plein été...
Dans ces immeubles conçus à la chaîne par des promoteurs immobiliers qui ont pour principale caractéristique de correspondre aux gabarits définis par des groupes de travail du Fonds Kirchberg pour cet emplacement spécifique, Monsieur Hulot aurait trouvé son plus grand plaisir tellement ils sont bourrés de domotique, des lumières qui s’allument dès qu’on ouvre une porte, des portes tournantes qui se mettent en marche dès qu’on approche le capteur de mouvements, des stores qui descendent dès qu’un certain degré de luminosité est atteint... Le plus frappant dans le nouveau quartier du Grünewald – c’est en face du cinéma, entre le boulevard Kennedy et l’hôpital du Kirchberg –, qui a été intensivement urbanisé ces derniers mois et où les chantiers de résidences sont toujours en cours, c’est l’anonymat total des différents blocs (appelés « unités » ou « lots » par le Fonds), à tel point qu’on ne saurait définir lequel sert de lieu de travail et lequel de lieu de vie, si ce n’est en lisant les noms sur les sonnettes ou en scrutant la lumière derrière les stores baissés après 22 heures.
Derrière les services bancaires et juridiques qui longent l’avenue centrale, le quartier Grünewald s’organise autour des infrastructures de santé : l’hôpital, le Rehazenter, la maison de soins pour personnes âgées Elysis, ce qui a attiré des prestataires de services dans le domaine qui se sont installés aux rez-de-chaussée : laboratoire, pharmacie, centre de fitness, fast-food healthy... En juillet 2010, il comptait 330 résidents, selon les chiffres fournis par le Fonds Kirchberg lors de la présentation de son rapport annuel le 4 août dernier, plus 5 760 employés et 875 patients ou clients d’hôtels. À terme, la population totale pourrait y atteindre 11 000 personnes selon les projections des urbanistes, dont 1 525 résidents. Les agences immobilières vantent les appartements en vente ici pour leur calme, leur luxe, leur situation à proximité des institutions européennes et les vendent à plus de 500 000 euros pour 80 mètres carrés ; difficile de trouver à louer à moins de 1 500 euros par mois pour un appartement à une chambre.
Au Kirchberg, la population est aisée. Les 4 450 habitants recensés par la Ville de Luxembourg dans le quartier Kirchberg (au 31 décembre 2010) sont à 73,46 pour cent non-Luxembourgeois, seul le quartier de la gare compte un taux plus élevé. Et la composition par nationalités est atypique par rapport à la moyenne du pays. Parce que le Fonds Kirchberg semble s’être rendu compte qu’il y a un réel problème de mixité sociale, il a lancé ici comme dans le quartier du Kiem, à l’opposé Ouest de la lentille, des projets d’habitations à coût modéré avec la Société nationale des habitations à bon marché (SNHBM), projets qui seront construits dans les prochains mois.
9h30. La température monte. Les employés à badges ont tous rejoint leurs postes de travail depuis un moment – sauf ceux qui sont ressortis pour fumer. Les hommes les plus chanceux ont pu tomber leurs vestes ; par les baies vitrées sur toute la surface d’un côté de leurs bureaux, on voit leurs chaussettes quand ils sont assis, et les photos de leurs familles sur les bureaux, les bouteilles d’eau et les pots de plantes vertes, tous ces petits détails qui servent à marquer une individualité... On ne s’y habituera pas, ces bureaux ouverts ont décidément quelque chose d’indécent.
Aux rez-de-chaussées des bâtiments de bureaux, des volets grincent : d’autres employés, de petits commerces cette fois-ci, arrivent à leur travail et ouvrent des volets d’espaces de vente exigus où ils offrent des vêtements de banquiers, des lunettes, des pains, des boissons, et du fast-food, beaucoup de fast-food : des pâtes en cornets, des pizzas, des salades en pots en plastique, des sandwichs, tout plein de trucs à emporter... La restauration est un vrai problème au Kirchberg, tous ceux qui se voient confrontés au quotidien à la question vous le confirmeront. À côté des grandes chaînes de fast-food et de petits commerçants inventifs qui se font une belle marge en mettant trois feuilles de salade, deux tomates et un peu de jambon industriel sur un petit pain acheté chez le grossiste en face, il n’y a guère de restaurant type brasserie – à l’exception de celle, historique, dans le vieux quartier –, ni même d’établissement aux ambitions ne serait-ce qu’un chouia gastronomiques sur les 365 hectares que compte le quartier. Alors il y a ceux, comme les fonctionnaires des institutions européennes ou les employés et fonctionnaires à la Chambre de commerce qui profitent de leur cantine, ceux qui ramènent leur pique-nique et ceux qui partent chercher un sandwich au centre commercial Auchan, indéniablement le cœur du quartier à midi.
Ce manque d’infrastructures de base nécessaires à une vie urbaine explique pour beaucoup le manque d’attrait du Kirchberg auprès des résidents et auprès de ceux qui y travaillent – rares sont ceux qui sautent de joie lorsqu’ils apprennent que leur poste de travail est transféré sur le plateau. Pensé à ses débuts uniquement pour la voiture et pour abriter les institutions européennes, le Kirchberg fut immédiatement rejeté par les autochtones à cause de l’expropriation des terrains par l’État d’une part, mais aussi pour son gigantisme et sa démesure de l’autre. Dès les années 1980, le Fonds réorienta sa planification vers une utilisation plus diversifiée (ce qui voulait alors d’abord dire : pour les banques aussi) et des dimensions plus humaines, impliquant la prise en compte d’autres moyens de locomotion et une meilleure transversalité des flux dans le quartier ; il n’attaqua la construction de logements que sur le tard. Et veut faire un effort considérable maintenant, avec de 800 à 900 logements supplémentaires prévus dans le quartier du Kiem. Toujours selon ses projections, le Kirchberg pourrait atteindre à terme 14 000 résidents.
En traversant les différents quartiers à pied – on ne peut vraiment appréhender une ville qu’à pied – on garde cet étrange sentiment de visiter une ville artificielle conçue sur des planches à dessin, avec des calculs complexes de pourcentages par fonction, mais que personne ne s’est appropriée – si ce n’est par des bacs de géraniums accrochés aux fenêtres. Peut-être est-ce parce que les organes du Fonds sont exclusivement constitués de fonctionnaires des finances et des travaux publics, d’architectes et d’urbanistes. Peut-être qu’il faudrait un organe consultatif supplémentaire constitué de sociologues, philosophes, artistes et surtout : de représentants des utilisateurs, qui vivent ou travaillent ici, des employés de banques, des fonctionnaires européens, des mères célibataires avec trois enfants, d’étudiants ou d’ouvriers modestes qui indiquent leurs besoins et ce qui leur manque. C’est ce qui fait la cité, la polis, c’est de la politique, qui demeure toujours étrangement absente du Kirchberg. Pourtant, avec ses 4 500 habitants, il ne peut plus être considéré comme un petit quartier, même si le nombre d’électeurs est largement moindre. Mais dès ses débuts, le quartier revendiquait une sorte d’extraterritorialité, le gouvernement de l’époque voulait même en faire don à la Communauté européenne pour qu’elle s’y sente à l’aise. Sous la présidence de Fernand Pesch, les politiciens avaient d’ailleurs pour habitude de narguer ce dernier en lui donnant le titre de « bourgmestre du Kirchberg ».
Or, dépossédé de son histoire de plateau voué à l’agriculture avant les années 1960, sans qu’une nouvelle ne soit construite, sans tissu social ni clubs – pas de fanfares, pas de scouts, pas de clubs de sports locaux, pas même de communautés religieuses ou spirituelles – le Kirchberg reste sans âme et sans visage. L’opération Kirchberg, c’était une gentrification avant l’heure, les gens simples qui avaient choisi de vivre au Kirchberg et d’y construire les maisons qui soient aussi jolies ou aussi moches qu’ils le désiraient (ou qu’ils pouvaient se le permettre) ont été remplacés par des profils socio-professionnels ou socio-économiques. Aujourd’hui, on n’identifie aucun people et aucun politicien au Kirch-berg, sur les listes des partis pour le 9 octobre, seuls quelques rares candidats indiquent qu’ils représentent les intérêts de ce quartier – alors que ceux qui s’identifient à un quartier comme Bonnevoie sont foison.
10 heures, centre commercial. Le profil des passants a changé : mères ou grands-mères avec une ribambelle d’enfants, jeunes couples, bandes de copains/copines en baskets et casquettes. Ici, les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel, ils viennent faire leur course, du shopping, du lèche-vitrine... On vient de toute la ville et au-delà pour faire ses emplettes ici, le supermarché est bien fréquenté déjà à cette heure-ci. La place devant son entrée fait peut-être fonction de place du village, le commerce ayant remplacé l’église comme lieu de rencontres sociales – comme si la tendance générale à la privatisation de l’espace public avait une décennies d’avance ici.
10h30, parc Klosegroendchen. Ici, on a l’impression d’être seul à la fin du monde. Situé entre l’hôpital et l’autoroute, le parc vallonné offre de belles promenades, une diversité étonnante en arbres, arbustes et fleurs et des œuvres d’art plus ou moins bien entretenues. Ici, comme le long des chemins qui traversent le Parc Réimerwee – où une piste de course à pied vient d’être aménagée –, jusqu’au Parc central, à côté de la Coque, on en vient à vraiment apprécier le quartier du Kirchberg : la nature y a repris le dessus, le calme est uniquement traversé par des rires d’enfants émanant du centre de la petite enfance des institutions européennes ou de l’aire de jeux, et on peut rallier en quelques minutes une prochaine station de bus. Des mères promènent leurs enfants en poussettes, des hommes âgés leur chien, des joggeurs font des exercices de relaxation... Le Kirchberg comme lieu d’excursion plutôt que comme lieu de vie ou de travail ? Au Parc central, près du Kyosk, un groupe d’invétérés joue à la pétanque à midi, « c’est mon heure d’oxygène entre midi et deux lorsqu’il fait beau » confie l’un d’eux. Cette buvette est devenue une adresse pour insiders qui cherchent à manger correctement et se détendre dans le parc. Ils se le sont approprié, aussi grâce à son exploitant – qui, lui, représente justement ce visage, cette âme qu’on cherche en vain ailleurs.
22 heures. Calme plat au Kirchberg, où les sociétés de nettoyage ont quitté les dernières tours de bureaux qu’elles rafraîchissent pour le lendemain. Les bâtiments le long de l’avenue Kennedy sont plongés dans le noir, tout comme les nouvelles constructions du côté du quartier Grünewald. Seuls quelques habitants ont laissé les volets ouverts et font entrer un peu d’air frais, il fait encore 21 degrés. Dans cette tristesse urbaine, les terrasses du complexe de cinémas Utopolis font figure de centre d’attraction sur toute la longueur du territoire : des jeunes qui viennent de voir un de ces films d’action ou de comédies d’ados qui se suivent à l’affiche traînent encore avec des copains à boire une dernière bière, des couples d’âge mûr mangent des sushis, d’autres draguent sur le trottoir. Et on se dit que c’est ça, finalement, qui fait une ville : la banalité la plus parfaite, qui réponde aux besoins humains.