Plus que symbolique, cette mise en abyme dans le bureau de Robert Garcia, Roga pour les proches, directeur de l’asbl Carré Rotondes, dans un petit espace de cet ancien bâtiment de Paul Wurth à Hollerich. Andrès Lejona l’a photographié une première fois à son bureau, photo qu’on lui a offerte, et le même photographe a refait plus tard un deuxième portrait, presque identique, de Robert Garcia à son bureau, devant sa propre photo où il pose... derrière son bureau. Robert Garcia en poupée russe. Entre ses plantes vertes, ses meubles spartiates et ses breloques remportées en souvenir par des amis, il enrage : « Personne ne semble se soucier du fait qu’une friche industrielle s’ouvre comme une plaie béante en plein centre ville, séparant les quartiers de la gare et de Bonnevoie »1.
Tout comme il ne comprend pas que les décideurs politiques ou les architectes, urbanistes et protecteurs du patrimoine ne s’inquiètent pas davantage du devenir des bâtiments industriels désaffectés que lui et son équipe de Luxembourg et Grande Région, Capitale culturelle de l’Europe 2007 avaient réquisitionnés pour y exposer et proposer d’autres activités culturelles comme la Salle des soufflantes à Belval (All we need) et l’ancienne aciérie Arbed à Dudelange (Retour de Babel). Depuis la fin en grandes pompes de cette année culturelle, dont tout le monde s’accordait à saluer le grand succès, le cœur de ses activités, le site des Rotondes à côté de la gare centrale, est resté fermé. L’autorisation d’exploiter n’avait été que provisoire, les bâtisses (surtout la Rotonde 2) vétuste, le terrain contaminé.
Le provisoire qui dure En juillet 2008 donc, la nouvelle association Carré Rotondes, qui allait reprendre le flambeau de l’année culturelle (un peu comme l’Agence luxembourgeoise d’action culturelle avait succédé à l’année culturelle 1995), constituée surtout d’anciens de 2007 autour de Robert Garcia, se présentait au public. Avec un budget beaucoup plus modeste que l’année précédente (1,5 million, dont 1,1 million de l’État et 400 000 de la Ville, resté identique depuis lors), il allait continuer les grands axes de la programmation des Rotondes à destination notamment du jeune public : Traffo pour les spectacles pour enfants, Exit pour les concerts, Expo pour, oui, les expositions, Open Square pour les manifestations d’organisateurs externes, les débats et les forums...
Initialement, la solution provisoire dans cet ancien hall industriel que l’association loue 7 800 euros par mois, devait durer trois ans, jusqu’à cette année, 2011. Parallèlement, Robert Garcia écrivait deux projets de loi : un pour la construction définitive d’un centre culturel pour jeunes dans les Rotondes et un autre pour son exploitation et sa programmation artistique.
Et à Hollerich, rue de l’Aciérie, le Carré Rotondes a effectivement trouvé son public : à côté des conteneurs du Neie Lycée, derrière le siège de la très active Fondation de l’architecture et de l’ingénierie installé dans l’ancien bâtiment de direction de Paul Wurth (qui exploitait une fonderie entre 1877 et 1978 ici) et en face du bar branché Cat Club, le bâtiment grouille d’enfants avec leurs parents les week-ends de spectacles et de jeunes bobos branchés les soirs de concerts ou d’autres animations. En 2010, quelque 44 000 spectateurs (dans le même ordre de grandeur que le Mudam) sont venus à Hollerich pour 458 spectacles ; en sept mois de ce début 2011, ils furent déjà 13 000, dont 2 800 pour les concerts très pointus dans les domaines de l’électro et du rock indépendant de l’Exit. Et pendant ce temps-là, à la lisière de Bonnevoie, les travaux de dépollution et de restauration des bâtiments vétustes, notamment de la deuxième Rotonde, devaient continuer. Devaient.
La faute à pas de chance, c’est là que les choses se compliquent : le Service des sites et monuments, qui devait gérer le projet, trébuche sur la mauvaise gestion du chantier du Musée de la forteresse, son directeur change et le ministère de la Culture estime que son service n’est pas outillé pour gérer de si grandes constructions. Il doit néanmoins encore terminer la Rotonde 1, presque achevée. Seul le sol reste à être installé, un sol de luxe, commandé jadis par Georges Calteux, avec des éléments mobiles et un parquet en bois (il devait coûter 2,5 millions d’euros à lui seul). Et il y eut une crise financière mondiale en automne 2008, qui n’allait affecter les planifications budgétaires de l’État luxembourgeois qu’à partir de 2011 seulement – les travaux aux Rotondes seront parmi ses victimes.
Mais dans l’ordre. Lorsque les bureaux d’architecture JSWD de Cologne et Chaix [&] Morel de Paris remportent un concours de la Ville de Luxembourg pour l’aménagement de tout le site, en automne 2005, ils proposent de couler une dalle au-dessus de la gare et des rails du chemin de fer afin d’installer un centre commercial dessous. Cette dalle, dont le toit devait être constitué de verdure, s’étendait jusqu’aux Rotondes. Le premier projet d’aménagement du site des anciens ateliers de la CFL par le bureau luxembourgeois Teisen [&] Giesler prévoyait donc la construction d’un nouveau bâtiment devant relier les deux Rotondes côté gare, une sorte de « banane » qui aurait abrité les bureaux, les ateliers et workshops, des commerces, une billetterie... à l’image du Roundhouse à Londres, abrité dans une rotonde tout à fait similaire, qui a été aménagée au milieu des années 2000 pour quelque 35 millions d’euros. C’était la version maximaliste – que les CFL allaient finir par anéantir par leur opposition de principe à l’abandon d’une voie de rails. Et de toute façon, Luxembourg Central est loin d’une hypothétique réalisation (voir d’Land du 22 juillet 2011).
Une étude de faisabilité plus tard, nous sommes en juin 2009 et c’est l’Administration des bâtiments publics qui est désormais en charge du chantier, le nouveau projet, toujours par Teisen [&] Giesler, propose une version light des travaux : la Rotonde 1 serait restée telle quelle pour des expositions notamment, le restaurant Serre Bleue réinstallé dans son ancienne structure, avec toutefois des containers pour la cuisine, et la deuxième Rotonde accueillerait des solutions box-in-the-box avec des éléments flottants sur différentes chapes pour les activités jeunes : concerts de l’Exit, spectacles et ateliers pour enfants, ainsi que les bureaux. Prix de l’ensemble : 23 millions d’euros, qu’on retrouve alors dans le budget pluriannuel de l’État.
Vient la crise. On avertit Robert Garcia qu’il faut faire des économies, il revoit le projet point par point – et arrive à faire des économies de l’ordre de trente pour cent à seize millions d’euros. Puisque le seuil au-delà duquel un engagement financier de l’État requiert le vote d’une loi spéciale a été augmenté de 7,5 à 40 millions, les travaux auraient pu commencer tout de suite, pas besoin d’une longue et fastidieuse procédure législative, Robert Garcia est confiant. C’est alors qu’il découvre, en octobre 2010, en lisant le projet de budget d’État pour 2011 qui venait d’être déposé, que l’aménagement des Rotondes était repoussée à une date ultérieure à 2015 – information dont personne ne l’avait averti. Il pousse un coup de gueule public, annule sa mission de consultation à temps partiel qu’il devait prendre au ministère de la Culture (voir d’Land du 22 octobre 2010) et s’inquiète de savoir où aller avec son équipe et sa programmation après la fin du bail qui le lie à Paul Wurth.
« Une menue période glaciale » allait suivre à cet éclat, écrit-il dans le rapport annuel 2010 du Carré Rotondes. Puis le ministre des Infrastructures Claude Wiseler (CSV) et la ministre de la Culture Octavie Modert (CSV) allaient se concerter et chercher une solution provisoire et finançable. Ces plans, quatrième mouture, ont été déposés en début de cette année et attendent d’être avisés par les organes internes de l’État. Selon ce scénario, la Rotonde 1, terminée l’année prochaine en principe, serait praticable, accueillant dans son centre les gradins pour les spectacles Traffo et alentour, dans une sorte de couloir démarqué par de grands rideaux noirs, des expositions temporaires. L’ancien restaurant Serre Bleue deviendrait le lieu d’accueil des manifestations Open Square et la Rotonde 2 resterait encore fermée au public, avec juste une box-in-the-box pour les concerts de l’Exit (son ancien local a déjà été démoli). Entre les deux, une de ces incontournables cités de containers abriterait (provisoirement) les ateliers et workshops. Coût de l’opération : 4,2 millions d’euros. Cette fois pourrait être la bonne, espère Robert Garcia, une utilisation envisageable rapidement.
Car le temps presse à Hollerich : alors que le bail du hall Paul Wurth était tacitement reconduit d’année en année en été, la direction du Carré Rotondes a été avertie en juin qu’elle devrait quitter les lieux en 2014 au plus tard. Le Neie Lycée, devenu Lycée Ermesinde, déménagera à la fin de l’année 2011 dans ses nouveaux locaux à Mersch et les services de la Ville de Luxembourg (hygiène, incendie, logement, canalisation...), qui utilisaient les halls en front de rue en tant que dépôts, sont en train de partir. Resteront le Carré Rotondes et la Fondation de l’architecture. Dans la foulée des projets de réaménagement des quartiers de la gare et de la Porte de Hollerich lancés par la Ville de Luxembourg il y a six ans, Paul Wurth avait également chargé un bureau d’architecture, Albert Speer [&] Partners, d’imaginer une réurbanisation de tout le quartier à l’Est de la rue de Hollerich, où la société possède des terrains aux deux extrémités de la lentille qui fait en tout 23 hectares (voir d’Land du 12 septembre 2008). Selon ces projets, le côté sud, donc autour de l’ancienne fonderie, serait surtout utilisé pour des logements, l’actuel parking deviendrait même une zone verte.
Au département construction civile de l’entreprise, on nous confirme que les travaux de démolition des bâtiments vides, en très mauvais état, et d’assainissement du terrain devraient pouvoir commencer peu après le départ du lycée et de tous les services de la ville. Selon les projets d’Albert Speer, qui a respecté une recommandation du Service des sites et monuments, l’immeuble de direction serait sauvegardé, ce qui permettrait à la Fondation de l’architecture d’y rester encore quelque temps.
La machine à concepts Roga a, en parallèle et à titre privé, développé une autre idée : si deux instances politiques développent en même temps deux concepts pour des centres culturels pour jeunes sur le même territoire – l’État avec les Rotondes et la Ville avec l’aménagement, à moyen terme, de l’ancien abattoir à Hollerich – pourquoi ne pas les regrouper et diviser de manière transversale, qui fasse sens ? Ainsi, il imagine que tous les ateliers et work-shops, tout ce qui est création et production de spectacles de théâtre, de musique ou d’arts plastiques, puisse être installé à peu de frais à l’abattoir, alors que les Rotondes, avec des jauges de public avoisinant les 2 000 personnes (trop grand pour des spectacles Traffo, entre 50 et 200 spectateurs par séance) pourraient accueillir les représentations, les concerts (aussi ceux organisés par les privés de Den Atelier par exemple) et la diffusion de l’art. Mais pour que cette idée puisse être réalisée, il faudrait probablement un alignement de la majorité politique de la Ville et de l’État après les prochaines communales (ou législatives). Rien n’est moins sûr.