Dans le cadre de la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne, Bozar à Bruxelles présente une exposition d’art contemporain aussi bien politique que poétique, intitulée Familiar Strangers. Les Européens de l’Est d’un point de vue polonais. Elle réunit plus de quarante œuvres de treize artistes, et propose un voyage à travers les identités multiples, complexes et parfois contradictoires de l’Europe de l’Est, en prenant la Pologne comme point de départ mais surtout comme prisme critique.
Le titre, Familiar Strangers, s’inspire des réflexions de Stuart Hall, théoricien britannique de la culture et figure fondatrice des « cultural studies ». Stuart Hall écrivait que la culture est une manière de devenir « avec et malgré les autres ». C’est bien cette idée de mouvement orienté vers l’avenir, de transformation et de négociation constante sur l’identité qui dirige l’exposition, conçue par la commissaire d’origine polonaise, Joanna Warsza. Elle est actuellement commissaire d’exposition de la ville de Hambourg, éditrice, enseignante et autrice. Elle s’intéresse au fonctionnement politique et social de l’art en dehors des « white cubes ». Ses autres centres d’intérêt sont la décolonisation en Europe de l’Est, l’art et l’activisme, ainsi que la théorie de la performativité. Elle a coorganisé plusieurs biennales et projets d’envergure, tels que Radical Playgrounds au Gropius Bau Berlin en 2024 et le pavillon polono-rom de la 59e Biennale de Venise en 2022. À Bozar, son propos explore, à travers le travail des artistes invités, les appartenances dans leur instabilité ainsi que les récits multiples, ceux qui traversent une région souvent perçue à tort comme homogène surtout d’un point de vue culturel.
L’exposition entend déconstruire l’européocentrisme, ou plus précisément l’occidentocentrisme, qui a longtemps dominé le récit collectif européen. Elle repense la périphérie européenne. Joanna Warsza rappelle qu’il a fallu attendre l’invasion violente de l’Ukraine pour que la perception de soi et du collectif européen déborde enfin la perspective occidentale. Autrement dit, la guerre en cours a rendu visible ce qui était jusque-là ignoré. Dans Familiar Strangers, on se voit confronté aux marges, aux périphéries et aux récits tus ou sous-estimés de l’Est européen.
Cette nouvelle visibilité ne va pas sans tensions. La Pologne, par exemple, pays d’accueil de millions de réfugié·es ukrainien·nes, mais aussi récent théâtre de conflits politiques internes autour des droits des femmes, des personnes LGBTQIA+ et des minorités en général, se trouve au cœur d’un paradoxe. Il s’agit à la fois d’un pays-refuge, bastion de solidarité, et d’un espace où les fractures sociales et idéologiques sont très profondes. L’exposition ne cherche pas à résoudre ce problème, mais à en extraire le paradoxe, à créer un terrain riche d’investigation artistique.
Chaque salle de l’exposition est dédiée à un ou une artiste, nous plongeant dans des univers singuliers. Le parcours débute avec une œuvre de Janek Simon, une sculpture générée en collaboration avec une intelligence artificielle. À travers cette hybridation entre technologie et imagination, l’artiste interroge la circulation des idées, toutes les formes et les influences entre les périphéries et les centres. On découvre ensuite les peintures de Mikołaj Sobczak, qui revisitent des récits historiques en y insérant des figures queer et des perspectives marginalisées.
Suit l’œuvre textile en patchwork de Małgorzata Mirga-Tas, artiste rom polonaise, qui célèbre des formes de mémoire communautaire et de résistance. Le film Consumer Art de Natalia LL, figure emblématique de la scène féministe polonaise ainsi que la vidéo Miraculous Accident d’Assaf Gruber, récemment présentée à la Berlinale, témoignent de cette tension bouleversante entre critique et attachement, entre le rejet violent et le désir profond d’appartenance.
Au fil des œuvres, une géographie mentale se dessine, celle d’une Europe riche et multiple qui est surtout marquée par les migrations, les ruptures historiques ainsi que les appartenances fragmentées. L’exposition ne propose pas un seul récit linéaire, univoque, mais bien une mosaïque d’expériences où au fil de la découverte s’entrelacent mémoire coloniale, lutte des classes, questions de genre et d’ethnicité. Les artistes ne parlent pas à partir d’une identité figée, mais depuis des lieux de passage, d’ambiguïté et bien sûr d’hybridité.
L’exposition résonne fortement avec un autre événement majeur de l’année passée : le projet présenté dans le pavillon polonais lors de la 60e Biennale d’art de Venise. Intitulé Repeat after Me, ce projet vidéo immersif du duo artistique Open Group ] composé de Yuriy Biley, Pavlo Kovach et Anton Varga, tous les trois originaires d’Ukraine – a marqué les esprits par sa force émotionnelle et sa simplicité radicale.
L’œuvre, produite dans le contexte de la guerre en Ukraine, donne la parole à des réfugié·es qui, plutôt que de raconter directement leur histoire, se souviennent des sons des armes, des explosions, des tirs et des alertes. Ces sons, reproduits à la voix, se muent en vecteurs d’une mémoire traumatique partagée. Elle devient le moyen d’un lien collectif et d’une transmission sensible. Les spectateurs, face à une grande projection, écoutent et voient les récits successifs de départs forcés et d’arrivées tout aussi forcées, racontés par tous ces Ukrainiens et Ukrainiennes interviewés. Chaque récit se termine par des reproductions vocales des bruits de la guerre, ils révèlent ce que les mots ne peuvent dire. On peut s’installer sur un des chaises hautes disposées devant le film en projection face à des micros et reproduire les sons à l’invitation des personnes interviewées. Voici un karaoké d’un autre genre.
Le choix de ce projet dans le pavillon polonais, curaté par Joanna Warsza et Wojciech Szymański, n’était pas anodin. Il témoignait d’une volonté de rupture avec une lecture strictement nationale de l’identité culturelle. Il affirmait la nécessité d’un art transnational, capable d’englober les réalités migrantes, les solidarités interpeuples ainsi que les voix déplacées. Le geste était d’autant plus fort qu’il venait d’un pays historiquement marqué par les tensions avec la Russie, mais aussi par une identité nationale souvent construite en opposition à l’altérité.
Entre Bruxelles et Venise, un même fil rouge se dessine : celui d’une Europe en mouvement, traversée par les violences du passé et du présent, mais aussi par des élans de solidarité, des formes nouvelles de cohabitation, des manières inattendues de faire communauté. Une Europe à réinventer dès à présent, dans un contexte économique et dans le contexte historique d’identité commune. Familiar Strangers n’est pas une exposition sur la Pologne, mais depuis la Pologne. Depuis ce territoire souvent inconnu et complexe, à la fois central et marginal dans notre imaginaire européen. Jan Böhmermann, journaliste satirique d’origine polonaise et présentateur à la télévision allemande, a récemment présenté une émission dans son Neo Magazine Royale, où il parle exactement cette Pologne, ignorée jusqu’à présent, notamment par les voisins allemands, qu’on redécouvre peu à peu, comme un pays, grand de taille et intrigant d’identités et d’histoire.
La Pologne à travers cette exposition réussie, nous rappelle que l’Est de l’Europe n’est pas une périphérie muette ou figée, mais un lieu d’invention culturelle, de conflits majeurs et symboliques et de renouvellement constant des formes. En montrant ces « étrangers familiers » qui peuplent la Pologne, elle nous invite à repenser ce que signifie d’être un ou une Européenne aujourd’hui. Et peut-être, à entendre enfin les voix ou les sons qu’on a minimisé, même en termes de sécurité.