Lorsqu’il entra dans la banque, Marc Glesener avait 17 ans. « On voyait bien que là était l’avenir », dit-il. On était en 1969, et la convention collective en vigueur prévoyait des fonctions telles que : le « chargé de perforation », « le chargé du pointage des plaques Adrema », l’« hôtesse » ou encore le « programmeur sur ensemble électronique ». Marc Glesener, fils de gendarme, avoue avoir pris sa carte chez le syndicat autant par conformisme (« tout le monde y était, et je ne voulais pas me mettre à l’écart ») que par conviction. Rien n’était laissé au hasard ; à la fin du mois, se rappelle-t-il, lorsque les enveloppes de paie étaient distribuées, un représentant de l’Association luxembourgeoise des employés de banque et assurance (Aleba) se mettait derrière le guichet, et retirait les cotisations syndicales directement des enveloppes. Rapidement, le jeune Glesener s’engage dans la vie associative qui se déroule au sein de sa banque ; il devient responsable du club d’échecs et s’inscrit au club de foot et de tennis de table. Dix ans après son entrée, Glesener se présente aux élections sociales, finit deuxième, et est nommé président de la délégation. Au début des années 1980, le trentenaire devient délégué permanent. Commence alors son ascension dans l’appareil.
Ce soir-là, quelque chose clochait. Comme une cérémonie dont la mécanique s’était légèrement détraquée. Le 15 octobre 2014, après vingt ans de règne de Marc Glesener, l’Aleba intronisait son nouveau président, Roberto Scolati. Sur les quelque 700 délégués invités, seuls 71 s’étaient déplacés dans la salle de conférence de la Bil. Dès le début, deux délégués (dont un vice-président, offusqué qu’on ne lui ait pas réservé une place sur la tribune) troublent l’atmosphère en exigeant un vote secret sur chacun des candidats pour le nouveau comité exécutif. Pendant que les votes sont comptés, les délégués s’agglutinent autour de la buvette dans le hall de la funèbre forteresse de la route d’Esch. Le nouveau et l’ancien président gardent leurs distances.
Le décompte durera une heure. Le résultat n’est pas soviétique. À part le nouveau président, quasi tous les hommes candidats (aucune femme ne s’était présentée, ce que tous les dirigeants de l’Aleba interrogés disent regretter) ont dû encaisser un tiers de votes négatifs. Un camouflet pour le nouveau bureau exécutif rajeuni concocté ces dernières semaines par Scolati qui ne contribua pas à la bonne humeur, chacun se demandant qui pouvaient bien être ces vingt trouble-fêtes qui leur ont refusé la confiance. Après ce dégrisement, c’était au tour de Glesener de lire son discours d’adieu un brin nostalgique, qu’il avait introduit lui-même par « le prochain point, c’est mon discours ». Puis le nouveau président Roberto Scolati, crâne rasé et stature corpulente, s’avance et s’accoude au pupitre d’orateur. « Merci pour la rétrospective », dit-il à l’adresse de son prédécesseur avant de filer une alambiquée métaphore maritime sur un capitaine (Glesener), un bateau (l’Aleba) et une tempête (la crise financière). Enfin, il remet le titre de « président honoraire » à Glesener. « Devons-nous faire une standing ovation ? », demande quelqu’un dans la salle, les troupes se lèvent.
Sous le protocole, les jeux de pouvoir. Dans les coulisses, la relève ne s’était pas faite sans douleur. En principe, il serait revenu à l’assemblée des délégués de juin de désigner un successeur à Marc Glesener, parti à la retraite en juillet. (Le règlement de l’Aleba exclut un président retraité.) Mais, face aux dissensions au sein de l’appareil, l’Aleba a préféré ignorer ses propres statuts et attendre l’automne pour régler l’épineuse question de la succession. Durant ces mois, une querelle opposa les jeunes aux vieux. À en croire les « modernes », Glesener aurait été trop dominant, trop vieux jeu (notamment dans l’usage des nouveaux médias), réticent au partage du pouvoir et allergique à l’idée de désigner un dauphin. (Ou, pour faire court, atteint du syndrome de Juncker.) Pour les « anciens », les jeunes loups de l’Aleba se seraient montrés trop impétueux et irrévérencieux et auraient préféré le conflit au consensus.
Inconnu des médias, silencieux lors des négociations sur les conventions collectives, Roberto Scolati reste un inconnu, un président page blanche. Fils de travailleurs immigrés (son père était chauffeur de camion dans le bâtiment), né au Luxembourg, il entre à la banque en 1984. En fait, il voulait devenir instituteur, mais sa mère avait demandé au guichet de sa banque si on ne recrutait pas. Le jeune Roberto envoya une demande, et se retrouva, à vingt ans, derrière le guichet titres de la Banque de Luxembourg, avenue de la Liberté. C’étaient les années grasses de l’évasion fiscale low-cost, et les clients arrivaient le matin avec les premiers trains pour venir encaisser leurs coupons. À son entrée, Scolati est abordé par le président de la délégation et prend la carte Aleba. En 1988, il se présente aux élections sociales et se fait élire dans la délégation. En 2003, Scolati devient délégué permanent. Il a donc désormais le temps de participer aux réunions, se fait élire au bureau exécutif et intègre les hauts échelons de l’appareil syndical.
Par l’allure et le style, tout oppose l’ancien et le nouveau président. C’est le renard et l’ours. Glesener est mince et petit, a le regard clair, porte une fine moustache. Il travaille retranché, a des traits d’humour surprenants et acerbes et garde ses distances. Son successeur est plus jovial, mais, encore hésitant face à la presse, ses réponses sont souvent flottantes ou monosyllabiques.
Pendant quinze ans, Glesener tenait le beau rôle. La niche fiscale et la rente bancaire permettaient beaucoup de générosités envers les petites mains du secteur bancaire. Rien qu’entre 1967 et 1980, les salaires dans les banques augmentaient de 143 pour cent pour les salaires d’entrée, et ceci en termes réels, c’est-à-dire en retranchant l’inflation. Or, ces cinq dernières années, Marc Glesener se retrouvait à devoir négocier plan social sur plan social ; 57 au total. Très peu encadrés par la loi, ceux-ci constituent une science obscure du droit du travail. Glesener, réputé négociateur coriace, évoque « une phase terriblement difficile, vraiment intensive : chaque plan social est différent, imprévisible. »
Longtemps, la base de pouvoir de l’Aleba se trouvait dans les grandes banques luxembourgeoises. Sans l’aval des puissantes délégations de la Bil, de la BGL, puis de la KBL, rien ne se décidait. En cela, l’histoire de l’Aleba rappelle celle de l’ABBL où, jusqu’au précédent Contzen (Deutsche Bank), le pouvoir se partageait « en famille ». Pour l’Aleba, la focalisation sur les mastodontes de la place bancaire avait aussi une composante financière. Depuis 1974, les sociétés de plus de mille salariés doivent réserver un tiers des sièges de leurs Conseils d’administration aux représentants des salariés. Depuis, les décisions sont prises en amont et à huis clos, mais, pour les syndicats, l’intérêt est ailleurs. Car pour un siège dans un CA, comptez environ 25 000 euros par an en tantièmes, dont la majeure partie est reversée au syndicat. L’Aleba compte encore une petite quinzaine d’administrateurs : sept à la KBL, trois chez Clearstream, deux à la Bil et un à la BGL et à Unicredit.
Cette immersion dans le monde de la haute finance permet à l’Aleba de renflouer sa caisse de guerre. Car avec 9,50 euros de cotisations mensuelles, l’Aleba reste moitié moins cher que ses concurrents sur le marché des service providers syndicaux. Tandis que l’OGBL emprunte de plus en plus la voie juridique là où ses capacités de mobilisation s’affaiblissent, la machine Aleba reste minuscule : onze permanents, contre une centaine chez le grand frère. Or, en temps de crise, les salariés ont tendance à choisir le syndicat sur le critère de son offre en services de conseils et d’assistance juridiques.
Les 70 pour cent rassemblés aux dernières élections sociales cachent mal le fait que, dans les grandes banques luxembourgeoises, où les traditions syndicales et politiques sont les plus enracinées, l’Aleba a perdu de son lustre. Cette lente érosion était inéluctable. « Si vous contrôlez totalement un secteur, alors une minorité sera toujours favorisée aux élections », estime Glesener. Longtemps, le règne de l’Aleba était quasi absolu, même si elle devait renoncer à l’un ou l’autre siège au profit de l’OGBL. En 2002, coup d’éclat : c’est toute la section de la BGL qui, menée par un président de délégation froissé, rejoint le LCGB. Or, selon le directeur de l’ABBL Serge De Cillia, « souvent les salariés s’identifient plus à la personne qu’au syndicat ». À la BGL, l’Aleba n’a plus jamais réussi son comeback, et, aux dernières élections sociales, sa liste a stagné à seize pour cent. À la KBL, l’Aleba passa de 88 à 64 pour cent. Une gifle pour son président, qui y avait discrètement négocié deux plans sociaux. C’est désormais dans les petites banques que l’Aleba a établi son monopole. Aux managers américains ou anglais, l’étiquette Aleba fait moins peur que celle du LCGB ou de l’OGBL, perçus comme cinquième colonne d’un pouvoir plus ample, et plus incontrôlable.
En 2004, suite à deux jugements de la Cour administrative, le gouvernement avait, en grinçant des dents, introduit une loi taillée sur mesure pour l’Aleba. Elle introduisait la représentativité « dans un secteur particulièrement important de l’économie » c’est-à-dire réunissant au moins dix pour cent des salariés luxembourgeois. Pour Glesener, cette consécration marqua le point culminant de sa carrière. Peu de gens s’en sont aperçus, mais, l’année dernière, l’Aleba a frôlé de près la catastrophe. Aux élections pour la Chambre des salariés, elle n’a réuni que 50,39 pour cent des voix : 0,4 pour cent de moins, et elle n’aurait plus été majoritaire. Or c’est cette majorité qui constitue la condition de sa représentativité, qui, elle, lui ouvre le droit de signer des conventions collectives.
En passant en-dessous de la barre des cinquante pour cent, l’Aleba pourrait toujours signer seule une convention collective, mais à condition que ses rivales syndicales le permettent. Même si à la Chambre des salariés, l’Aleba a formé une coalition avec l’OGBL et le Landesverband permettant un partage des postes aux dépens du LCGB, c’est supposer beaucoup de générosité. (Réélu à la CSL, l’ex-président Glesener continuera d’y siéger, aux côtés du bientôt ex-président de l’OGBL Jean-Claude Reding.) L’Aleba reste mal aimée et exposée. Elle ne dispose ni d’une presse amie, ni de relais politiques, et personne ne lui fera de cadeaux. Reste que le résultat médiocre aux élections de la CSL laisse songeur. L’Aleba prétend avoir 14 000 membres, à peu près la moitié des employés bancaires. De deux choses l’une : soit elle n’arrive plus à mobiliser sa base, soit elle gonfle sérieusement ses chiffres d’adhérents.
Face à la hantise de perdre ses prérogatives, l’Aleba affute de nouvelles stratégies. Les vieilles et vénérables banques, anciens bastions de l’Aleba, ayant arrêté d’embaucher, la nouvelle direction veut recruter les adhérents là où les emplois se créent. Et vise les professionnels du secteur financier (mieux connus sous son acronyme PSF). Sur ces huit dernières années, le nombre des salariés dans le secteur PSF est passé de 10 000 à 15 000. C’est plus que trois fois l’industrie sidérurgique. À l’ombre des banques, un nouveau continent a donc émergé, et il reste largement vierge de toute implantation syndicale. Or, à y regarder de plus près, c’est moins un ensemble économiquement cohérent qu’une nébuleuse : parmi les centaines de PSF se trouvent des échangeurs de monnaie, des archivistes et destructeurs de documents, des firmes de l’ICT, des domiciliataires, des gestionnaires de fonds, tous évoluant sous la supervision de la CSSF.
Sur ces dernières années, des milliers d’employés bancaires se sont vus « outsourcés » dans des structures PSF, un transfert qui s’accompagne d’une baisse de salaire, les salariés n’étant souvent plus couverts par la convention collective. Pour Véronique Eischen, secrétaire centrale à l’OGBL, il s’agirait d’« une concurrence déloyale inacceptable ». Plus qu’une offensive, les syndicats préparent une reconquête et comptent réactiver et cultiver leurs anciens contacts et, partant de là, construire la matrice d’un nouveau réseau de délégués. Entre l’OGBL et l’Aleba, ce sera la course contre la montre à qui réussira le premier son implantation sur ce nouveau « marché ».
Or, le succès est loin d’être assuré. Car il s’agit souvent de petites structures, difficilement pénétrables, et, surtout, sans interlocuteur officiel avec qui négocier une convention collective sectorielle. Alors que l’OGBL et l’Aleba évoquent l’Alfi, qui regroupe plus de 1 300 membres, pour la plupart des services providers de la place financière, Anouk Agnes, sa directrice générale adjointe, renvoie la demande à l’expéditeur. L’Alfi se voit comme une pure organisation de promotion et de lobbying et préfère ne pas s’encombrer de questions sociales : « Nous ne sommes pas une association patronale. Et nous ne prévoyons pas d’en devenir une. D’ailleurs, nous n’avons pas de mandat de nos membres pour cela. »
Le rapport des syndicats à la place financière est schizophrène. Glesener proclame ainsi fièrement qu’« un syndicaliste ne se retrouve pas dans le même camp politique que le grand capital ». Mais comment réconcilier cette position avec son soutien indéfectible à une place financière conçue dans l’intérêt de ce même grand capital et de ses détenteurs ? « Je suis content que l’argent soit attiré au Luxembourg, et que les banques fonctionnent. Le problème, c’est la redistribution. C’est à nous, syndicats, de créer l’équité. » La redistribution oui, mais à condition qu’elle se fasse ici ; pour un syndicaliste, une perspective assez peu internationaliste ? Glesener rétorque en évoquant « la jalousie des autres pays ». Et d’ajouter : « Je n’ai pas à avoir honte que des clients viennent placer leur argent ici parce que les conditions sont plus favorables qu’ailleurs. » Sur l’essentiel, l’Aleba et l’ABBL sont d’accord.