« Notre pays n’a pas toujours constitué un État comme aujourd’hui. Les premières traces de son existence politique remontent à l’an 963 apr. J.-C.. Gouverné pendant près de cinq siècles par des dynastes indigènes, comtes et ducs de Luxembourg, il a été victime, ensuite, des luttes internationales et des combinaisons de la diplomatie. Soumis à des dominations étrangères pendant près de quatre cents ans, ce n’est qu’en 1815 qu’il a retrouvé son indépendance, d’abord limitée, qu’il n’a cessé de consolider depuis. » (Herchen 1969, 9).
Tous ceux qui se sont penchés sur le passé du Luxembourg connaissent l’histoire résumée par ces quelques lignes ouvrant l’indéboulonnable Manuel d’Histoire Nationale d’Arthur Herchen publié pour la première fois en 1918. Elles cristallisent les [-]lignes de force d’une historiographie engagée dans un processus de construction d’une nation luxembourgeoise. C’est d’abord ce roman national, (Thiesse 2001, 133), cette master narrative (Péporté [&] alii 3-9), que quatre historiens de l’Université du Luxembourg, Pit Péporté, Sonja Kmec, Benoît Majerus et Michel Margue essaient de décrire et de déconstruire dans leur ouvrage intitulé Inventing Luxembourg. Representations of the Past, Space and Language from the Nineteenth to the Twenty-First Century, paru en 2010 chez Brill, Leiden/Boston2.
La linguistique étant notre domaine d’expertise, l’article portera essentiellement sur la troisième partie de l’étude (pp. 227-335) consacrée à la construction du luxembourgeois comme langue nationale. Nous pensons toutefois que nos remarques pourront s’appliquer également, mutatis mutandis, aux deux premières parties traitant du Temps — Narrating the Past (pp. 21-128) — et de l’Espace — Drawing the Boundaries (pp. 129-225).
Dans la conclusion, nous tenterons entre autres de jeter un premier regard personnel et critique sur l’ouvrage considéré dans son ensemble.
2.1. Le contenu de l’étude
L’étude est divisée en deux parties : la première, intitulée Our German (1820-1918), pp. 233-265, porte grosso modo sur le XIXe siècle, la deuxième, Making Luxembourgish a language, pp. 267-335, couvre la période allant de la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’à l’époque contemporaine.
2.1.1.Des débuts poussifs (XIXe s.)
Dans la première partie, les auteurs montrent que dans un premier temps le luxembourgeois ne joue aucun rôle dans la définition de l’identité nationale : il est considéré comme une forme particulière de l’allemand, un patois allemand — Lëtzebuerger Däitsch — sans fonction bien définie ni dans la société ni dans les rouages de l’État (p. 235-236).
Différents signes, d’origine diverse, annoncent toutefois une montée en puissance du luxembourgeois :
• Au niveau scientifico-culturel, une littérature d’expression luxembourgeoise se constitue autour du trip[-]tyque Dicks, Lentz et Rodange (pp. 237-244) ; le journaliste Batty Weber définit la culture luxembourgeoise comme une Mischkultur germano-française la sortant ainsi du giron germanique (pp. 261-265).
• Au niveau de la société civile, Ons Hémecht, une société savante, œuvre désormais en faveur de la promotion du luxembourgeois (pp. 244-247).
• Au plan politico-étatique enfin, l’État lance des entreprises de standardisation de la langue avec le dictionnaire de 1906 (pp. 247-251), la définition d’une orthographe, le système Welter-Engelmann, qui fonde toujours le système actuel (pp. 251-252), et l’introduction du luxembourgeois dans le cursus de l’école fondamentale par la loi scolaire de 1912 (pp. 259-261). À la Chambre, le député Caspar Mathias Spoo plaide en vain dans son célèbre discours du 9 décembre 1896 pour l’utilisation du luxembourgeois dans les débats parlementaires (pp. 257-259).
2.1.1. Le grand chantier de la langue luxembourgeoise (1919 -)
Ce chantier s’étend sur la longue durée (1919-2010) et se distingue par la multiplicité et la variété des travaux entrepris et, d’après les auteurs, par le rôle, de plus en plus important, joué par les politiques et l’État dans l’élaboration de la langue luxembourgeoise.
Les actions entreprises présentent d’abord une composante scienti[-]fique qui se manifeste par :
• des projets dictionnairiques tels le Luxemburger Wörterbuch (1925-1977) (pp. 272-273 ; 288-289) ou les projets lexicographiques chapeautés par la Commission permanente de la langue luxembourgeoise (CPLL, 1998) (pp. 325 -326) ;
• des efforts de codification du système orthographique [système Margue/Feltes de 1946 (pp. 285-287), puis le retour en 1975 au système Welter/Engelmann (pp. 301-302) ] ;
• la description de la langue luxembourgeoise sous ses aspects phoné[-]tiques, morphologiques, syntaxiques et dialectologiques (pp. 272-273 ; 289-293). Ce vaste champ d'investigation est dominé dans les années cinquante par la figure de Robert Bruch (p. 289-293) qui, même s’il continue à considérer le luxembourgeois comme un dialecte germanique, essaye de le détacher du bloc germanique en cherchant à mettre en évidence la romanité de certains traits linguistiques.
• l’inscription du luxembourgeois dans un cadre universitaire, d’abord à l’étranger, le Centre for Luxembourg Studies3 à l’Université de Sheffield, la Forschungsstelle für Sprachen und Literaturen Luxemburgs4 à l’Université de Trèves…, ensuite à l’Université du Luxembourg, le Laboratoire de linguistique et de littératures luxembourgeoises5 (pp. 326-330).
On y trouve ensuite une importante composante normative portée par des associations non gouvernementales qui entendent promouvoir et défendre le luxembourgeois (pp. 268-272 ; 293-295 ; 296-301). L’association avec le plus de succès et d’impact est sans conteste l’Actioun Lëtzebuergesch (p. 297) qui fondée en 1971 a milité sans relâche pour promouvoir l’utilisation du luxembourgeois dans la vie courante, s’est fortement impliquée dans l’enseignement du luxembourgeois langue étrangère (p. 315) et a toujours défendu une vision très puriste de la langue (pp. 300-301).
Le volet culturel se développe à partir des années quatre-vingt avec l’apparition conjointe du film en luxembourgeois (pp. 320-321) et d’une littérature d’expression luxembourgeoise moderne représentée d’abord par le roman (pp. 318-319).
Enfin, les actions menées par des groupes de pression ont certainement contribué au développement d’un volet politique : les hommes politiques et les différents gouvernements commencent à s’intéresser à la langue, à thématiser le luxembourgeois dans leurs discours et leurs programmes ; les premiers éléments d’une politique de la langue se mettent en place, les institutions chargées de l’implémenter — Centre National de Littérature, CNL, 1999 ; Commission permanente de la langue luxembourgeoise, CPLL, 1998 (pp. 325-326) — sont créées. Ces efforts culminent avec le vote de la loi du 24 février 1984 sur le régime des langues qui à l’article 1 fait du luxembourgeois la langue nationale du pays (pp. 303-311). Le luxembourgeois est devenu peu à peu l’élément essentiel de la définition de l’identité nationale (p. 316) et commence à jouer un certain rôle au niveau de la politique culturelle (politique de l’audiovisuel favorisant le luxembourgeois pp. 317-318 ; soutien aux créations littéraires et cinématographiques, pp. 319-321) et de la mise en place d’une politique de la citoyenneté et de l’intégration des étrangers fondée sur la langue (pp. 310 ; 316-317).
2.1. Appréciation critique
2.1.1. Généralités
Les auteurs ont certainement le grand mérite d’avoir pour la première fois analysé les différentes étapes de la construction de la langue luxembourgeoise et de les avoir insérées dans un cadre chronologique. La richesse et la complexité du sujet d’une part, une certaine inexpérience de l’autre devraient toutefois expliquer certains oublis ou erreurs ainsi que des faiblesses évidentes au niveau de l’interprétation des matériaux présentés.
La politique linguistique de l’occupant allemand pendant la Deuxième Guerre mondiale, la réaction de la population luxembourgeoise et les thèses des mouvements de résistance auraient certainement mérité un traitement beaucoup plus exhaustif (pp. 279-288 ; cf. également Péporté [&] alii 2010, 281, note 50).
Les pages consacrées à l’œuvre de Bruch (pp. 289-293), notamment celles sur ses théories ethno-linguistiques qui, par réaction à la politique linguistique de l’occupant allemand, cherchaient à rapprocher le luxembourgeois d’une romanité largement imaginaire, sont par trop superficielles6. Certes, ces théories sont particulièrement absconses, mais un coup d’œil dans l’ouvrage de Gerald Newton (1996, 48-51) leur aurait permis de trouver un excellent résumé des idées de Bruch7. Quoi qu’il en soit, cet oubli est d’autant plus étonnant que ce pan important de l’œuvre de Bruch est une parfaite illustration du volet invention de la langue luxembourgeoise.
Il est également fort étonnant que le livre passe très rapidement sur les travaux de Fernand Hoffmann. Certes, les auteurs rappellent à juste titre que le professeur Hoffmann a beaucoup fait pour expliquer et populariser les thèses de son ami Robert Bruch, mais remarquent ensuite qu’il se serait détourné de la recherche linguistique pour s’intéresser principalement à l’histoire de la littérature d’expression luxembourgeoise (pp. 292-293). Ils passent ainsi allègrement sous silence un volet important de l’activité scientifique protéiforme de Hoffmann à savoir ses recherches et ses publications sur la sociolinguistique du luxembourgeois, notamment son célèbre Sprachen in Luxemburg publié en 19798 qui a introduit la démarche sociolinguistique moderne dans la linguistique luxembourgeoise.
Le manque de maîtrise du sujet est ici patent et a empêché les auteurs de bien interpréter les matériaux collectés et surtout de mettre clairement en évidence les grandes tendances qui animent le processus de construction de la langue luxembourgeoise.
2.1.2. La loi du 24 février 1984 sur le régime des langues
Le vote de la loi sur le régime des langues est un des moments essentiels dans le processus de construction de la langue luxembourgeoise et une analyse fine de l’épisode aurait pu permettre aux auteurs de découvrir les caractéristiques essentielles de la dynamique politico-linguistique à l’oeuvre.
Quels sont les moments saillants de la chronologie du texte législatif 9 ?
En 1979, Fernand Hoffmann avait publié à la fois au Grand-Duché (Institut grand-ducal) et en Allemagne (Deutsche Sprache in Europa und Übersee Bd. 6. F. Steiner : Wiesbaden) une description sociolinguistique de l’emploi des langues au Luxembourg. Il y mentionne entre autres les théories de Kloss sur le développement de nouvelles langues de culture germaniques et considère avec cet auteur (Kloss 1978, 113) que luxembourgeois est une langue en construction ou en élaboration (Ausbausprache) : «Es (= le luxembourgeois) ist eine Ausbau[-]sprache, die allerdings ihren optimalen Ausbaugrad (Voll[-]sprache) noch nicht erreicht hat und wahrscheinlich auch nie erreichen wird, weil die Spezifität der luxemburgischen Sprachsituation ein sehr ungünstiges Klima für Sprachenplanung (language planning) darstellt. » (Hoff[-]mann 1979, 123). En séparant à l’aide d’une théorie sociolinguistique solidement construite et unanimement acceptée le luxembourgeois de l’allemand, Hoffmann n’apportait rien de moins que la pierre angulaire à la construction du luxembourgeois comme langue. Les auteurs de Inventing Luxembourg paraissant ignorer l’oeuvre sociolinguistique de Hoffmann, cet événement, fort important dans le déclenchement du processus, ne sera pas mentionné dans leur livre.
En Allemagne, l’étude de Hoffmann tombe entre les mains d’un journaliste de la National-Zeitung qui publiera dans l’édition du 7 mars 1980 un compte rendu ravageur [-]– et non un article sur les Enrôlés de force comme le pensent les auteurs de Inventing p. 303 ! – sous le titre de « Luxemburgs Selbstverleugnung. Flucht des Miniaturstaates aus der deutschen Identität » : « Ist das Luxemburgische eine separate Schriftsprache ? An antideutschen Komplexen leidende Kreise freilich wollen den im Großherzogtum beheimateten deutschen Dialekt zu einer solchen hochstilisieren. Im Großherzoglichen Institut erschien das Werk “Sprachen in Luxemburg”, mit dem der Verfasser Fernand Hoffmann die Tendenz verfolgt, den luxemburgischen “Kultur[-]dia[-]lekt” über eine “Ausbausprache” zur luxemburgischen Hochsprache zu entwickeln, die sich vom Deutschen nicht weniger als das Niederländische unterscheidet . … »(National-Zeitung 7 III 1980, p. 5).
L’article arrive au Luxembourg, est publié entièrement dans le Luxemburger Wort du 18 III 1980 p. 4 et commenté par deux prises de position virulentes de Fernand Hoffmann, Frot dir no alle Seiten hin, mir wëlle jo kéng Preise sin et Lex Roth, Quetschen och… .
L’affaire prend de l’ampleur, la Chambre des Députés s’emmêle, et lors de la séance du 17 VI 1980 une motion sera votée qui demandera au gouvernement de préparer une loi réglant le statut et l’emploi des langues au grand-duché et proclamant le luxembourgeois langue nationale : « verlaangt, datt der wiirklicher Sprooche[-]situation an eisem Land Rechnung gedroe gët an datt esou séier wéi méiglech d’Lëtzebuergescht och durch Gesetz als National[-]sprooch proklaméiert gët, …»10
Les travaux préparatoires dureront trois ans : une gestation longue donc, difficile suscitant controverses et oppositions et in fine une loi votée au forceps. La formulation adoptée par Inventing Luxembourg, « The debates in the committee, as well as the two readings of the bill in Parliament were surrounded by public controversy » (p. 305), est pour le moins un understatement.
En effet, le Conseil d’État était depuis le début fermement opposé au principe même de cette loi allant jusqu’à suggérer que le luxembourgeois n’était pas une langue : « Il est par ailleurs difficile de déceler avec une rigueur satisfaisante les éléments qui érigent notre langage en langue, ce système d’expression verbale de la pensée qui selon André Lalande… doit comporter un vocabulaire et une grammaire définis, relativement fixes11. »
Le vote final de la loi donna lieu à une belle foire d’empoigne – Viel koalitionsinternes Durcheinander um Sprachenreglung (Tageblatt 25 I 1984, 3); Nationalsprache wurde zur Schwer[-]geburt. Uneinige Mehrheit stiftete totale Verwirrung (Tageblatt 26 I 1984, 3)… — notamment sur l’article 4 relatif à l’emploi des langues dans les requêtes administratives : L’adminis[-]tration est-elle tenue d’employer la langue choisie par le requérant dans sa réponse à une requête ou peut-elle recourir à la langue administrative traditionnelle, le français. On se mit d’accord sur un compromis — Art. 4. Lorsqu’une requête est rédigée en luxembourgeois, en français ou en allemand, l’administration doit se servir, dans la mesure du possible, pour sa réponse de la langue choisie par le requérant (nous avons mis en évidence). — que d’aucuns qualifièrent d’idiotie législative parce qu’il mélange obligation et faculté12 : « Ech wëll soen dass deen Text … legislative Blödsinn as. Ech hu nach a kengem Gesetzestext … esou eng Formule font13. »
Si la longue gestation de ce texte législatif est dans l’ensemble correctement esquissée dans Inventing Luxem[-]bourg, le début évidemment excepté, les auteurs de l’étude ne vont pas assez loin dans l’interprétation du texte et du processus législatif qui le complète.
Ils y voient essentiellement une étape importante dans le processus de nationalisation du luxembourgeois : « Luxembourgish gradually became an important element in the process of nationalisation. … » (p. 310)
En fait, on aurait dû et pu aller beaucoup plus loin.
• Le texte représente d’abord une étape dans le processus d’émancipation du luxembourgeois du grand frère allemand, un processus lancé, par une sorte d’ironie de l’histoire, par la sociolinguistique allemande elle-même, notamment les publications de Kloss, un chercheur dont les thèses et les recherches sont par ailleurs influencées par l’idéologie national-socialiste (Cf. par exemple Hutton 1999 : 144-187).
• Ensuite ce texte et son histoire font bien apparaître encore une fois que l’origine du discours politique sur la langue luxembourgeoise doit être cherchée en Allemagne, notamment dans les théories nationalistes sur les liens entre langue et nation élaborées aux XVIIIe et XIXe siècles par Herder (Thiesse 2001, 37, 38), Wilhelm von Humboldt et bien d’autres encore puis reprises et déviées par le national-socialisme : l’âme d’un peuple, le Volksgeist, s’exprime dans et par la littérature et la langue, « Des Volkes Seele lebt in seiner Sprache » (Felix Dahn, 1834-1912)14. Mutatis mutandis le luxembourgeois considéré comme une langue autonome, différente de l’allemand, deviendra ainsi un voire l’élément essentiel de l’identité de la nation luxembourgeoise.
• Enfin, cette loi, et surtout les discussions qui l’ont entourée, montrent la circonspection, la méfiance, voire le mépris d’une partie de la classe politique à l’égard du luxembourgeois en particulier15 et du fait national en général. La circonspection des élites à l’égard du nationalisme trouve son origine dans des considérations de politique extérieure : de tout temps, elles ont eu peur de froisser les grandes puissances voisines, la France et l’Allemagne, par un nationalisme exacerbé (cf. Spizzo 1995, 234, 235-236). Le mépris et le rejet qui en découle sont par contre plus étonnants : ce rejet du fait national ou pour le moins une certaine indifférence à son égard, très répandus dans toutes les couches de la population luxembourgeoise jusqu’au début de la Première Guerre mondiale (Spizzo 1995, 305), semblent toujours vivaces dans une partie de la classe dirigeante.
Le jugement global que nous portons sur cet important chapitre de Inventing Luxembourg est mitigé. Certes, il faut féliciter les auteurs, Pit Péporté, Sonja Kmec, Benoît Majerus et Michel Margue d’avoir présenté la première vue d’ensemble sur la construction du luxembourgeois comme langue nationale. Mais leur exposé reste souvent superficiel, émaillé d’erreurs ou d’imprécisions et les lignes de force de la dynamique identitaire dans le domaine de la langue ne sont guère perçues. Avant de vouloir présenter une vision globale d’un phénomène aussi complexe, il faut d’abord disposer d’études détaillées sur ses étapes essentielles, ce qui en l’occurrence n’était manifestement pas le cas. Il ne s’agit pas ici de blâmer uniquement les auteurs, mais plutôt toute une organisation de la recherche pilotée et financée par un Fonds national de la recherche qui par la force des choses mise d’abord sur une recherche appliquée et directement utile à la communauté nationale16. Il vaudrait mieux favoriser la recherche fondamentale et en laisser l’initiative — c.-à-d. la définition des thèmes de la recherche — aux chercheurs eux-mêmes plutôt qu’à des organismes et des programmes.
Pour finir, nous aimerions revenir brièvement à l’ensemble du livre.
Comme précédemment déjà, l’impression générale est mitigée. La première partie portant sur l’historiographie, notamment le 1er chapitre présentant la Master narrative of Luxembourg’s History (pp. 31-64), est sans conteste intéressante. Reste qu’on ne peut s’empêcher de regretter que les auteurs n’aient jamais essayé d’aller plus loin en dépassant par exemple la théorie constructiviste de Hobsbawm17 dont ils se réclament à plusieurs reprises (Péporté [&] alii 2010, 2). Ainsi, l’historiographie nationale et nationaliste luxembourgeoise fort bien analysée dans une perspective hobsbawmienne reste pour nous un épiphénomène derrière lequel on aurait pu chercher avec Anthony D. Smith les identités culturelles, le particularisme d’Ancien Régime (Spizzo 1995: 65, 72-78), qui ont préexisté à la construction des nationalismes modernes (Smith 2001 : 85) ou plus, intéressant encore, mettre en évidence à partir des thèses de l’étude remarquable de Benedict Anderson, Imagined communities (1983, 2006) les facteurs qui ont amené les Luxembourgeois aux XIXe et XXe siècles à imaginer ou mieux à concevoir une communauté natio[-]nale luxembourgeoise (Anderson 1983, 2006, 5-6, 227).
L’aspect le plus problématique de l’étude toutefois est le parti-pris du rejet de l’idée de nation en général et de nation luxembourgeoise en particulier18 : « Two analytical approaches have been of particular importance to this study. In the first place, it has attempted to view the nation as a construct … . In the second place, this study has attempted to present the multiple diverse concepts of ‘nation’ which have changed through time and across space. While the first requires that one abandons the concept of the nation altogether, the second has the effect of replacing it at the centre of discussion » (p. 345 ; nous avons mis en évidence). Un rejet fondamental inscrit d’abord dans le média même de l’étude : on ne peut imaginer un rejet plus radical d’une culture scientifique et linguistique, d’un lectorat luxembourgeois que le choix de l’anglais par opposition au français ou l’allemand pour traiter un sujet qui intéresse d’abord et surtout un public luxembourgeois puis éventuellement régional19 ! Plus révélateur encore est le titre de l’ouvrage même, dominé par un verbe ambigu inventing ayant en anglais comme en français à la fois le sens positif de créer ou de découvrir quelque chose et négatif d’imaginer de façon arbitraire, sans respecter la réalité, la vérité, forger. Les auteurs paraissent ainsi suggérer que la nation luxembourgeoise est une construction voire une affabulation20 et son histoire une grossière falsification21 forgée à la seule fin de justifier son existence et son indépendance (Péporté [&] alii 2010, 127) : in fine on n’aurait qu’à regretter avec l’inénarrable sénateur UMP Philippe Marini que « le Luxembourg n’eût jamais existé »22 et donc le fermer définitivement comme le suggéra autrefois l’excellente Édith Cresson23, Premier Ministre éphémère sous François Mitterrand. Sans entrer plus avant dans la polémique, il nous paraît évident qu’une telle grille de lecture, mécaniquement appliquée, génère des erreurs — écrire que le XVIIe siècle, notamment la période de la Guerre de Trente ans, est une époque de malheurs et de misère ne relève nullement d’une quelconque master narrative comme le suggèrent les auteurs (Péporté [&] alii 2010 : 34-35), mais représente un fait documenté par les sources (Schiltz 2003) — et d’une manière plus générale, elle mine l’objectivité et la scientificité de l’étude.
Le livre de Pit Péporté, Sonja Kmec, Benoît Majerus et Michel Margue Inventing Luxembourg est une deuxième étape, après l’excellente étude de (Spizzo 1995), dans l’étude de la construction de la nation luxembourgeoise : il repose le sujet, analyse l’historiographie nationaliste, défriche le champ linguistique. Mais il faut aller plus loin, beaucoup plus loin, revoir le plan, qui mélange trop l’essentiel — la langue — et le secondaire — le discours sur le temps —, élargir le cadre théorique en dépassant l’approche constructivo-nominaliste, faire dans certains domaines de la recherche fondamentale, lire et relire Benedict Anderson, mettre en évidence les tendances profondes du phénomène et présenter enfin l’émergence de cette nation, objectivement, sine ira et studio.