La conférence de presse du 8 août 2012 au Conseil économique et Social a attiré un public inhabituellement nombreux. Ceci a fait dire à Serge Allegrezza, directeur du Statec, que, plus qu’une conférence de presse, il s’agissait d’une conférence avec la presse. L’intervenant est Gérard Trausch à ne pas confondre avec son frère Gilbert Trausch, l’historien. Le professeur Trausch est économiste et auteur du numéro 113 des Cahiers économiques du Statec qui vient de paraître Les mutations économiques et sociales de la société luxembourgeoise depuis la Révolution française.
Nous vivons une période de crise profonde, c’est-à-dire de nouvelle mutation en cours. Donc, prendre la perspective longue éclaire ce qui est en train de se passer et peut nous aider à anticiper ce qui pourrait arriver. Qui plus est, la période couvre la naissance et l’affirmation du grand-duché en tant qu’État souverain. L’ouvrage de Gérard Trausch entraîne son lecteur dans l’histoire économique et sociale du pays depuis le début du 19e siècle. Il identifie sept phases, peu ou prou le nombre de générations qui se sont succédées depuis deux siècles. La première phase est celle du régime français. Nous sommes au lendemain de la Révolution française qui voit naitre l’individu, marquant une rupture radicale avec l’Ancien régime, quand chacun naissait et mourrait à sa place. Cette (r)évolution s'institutionnalise dans le Code Civil de 1804 qui fut introduit dans ce qui était alors le département français des Forêts. Le Code civil fonde principalement le droit de propriété et par conséquent un monde fait par la bourgeoisie pour la bourgeoisie. La classe dominante de l’Ancien régime est dépossédée au profit d’une nouvelle classe sociale. Le Code civil aura une influence à long terme puisqu’il fonde toujours les rapports économiques et sociaux de nos jours. Aussi, s’explique l’importance du français, langue du droit, au Luxembourg.
La phase suivante est celle du régime néerlandais marquée par une régression politique, économique et sociale. Négligés et exploités par les Néerlandais, il n’est pas étonnant que les Luxembourgeois se soient joints à la révolution belge. Le professeur note que ceci empêchera l’introduction du Code civil néerlandais prévue pour 1831 et qui aurait donné une autre direction au pays.
La troisième phase est celle qui suivra l'indépendance en 1839. Gérard Trausch rappelle que l’État luxembourgeois est littéralement offert aux Luxembourgeois qui n’en demandait pas tant. On assiste à la difficile construction d’un État indépendant. Nous sommes dans une société préindustrielle, dont la principale industrie est la production de fonte. Jusqu’aux années 1870, le Luxembourg est un pays en voie de développement, pauvre, arriéré et enclavé du fait de ses mauvaises infrastructures de transport. L’indépendance va avoir pour effet le réinvestissement des recettes fiscales dans le pays, alors que précédemment ces ressources fiscales partaient aux Pays-Bas pour contribuer à rembourser la dette publique de ce pays.
Après 1870, commence la quatrième phase, celle de l’industrialisation. Le professeur montre l’ampleur considérable du changement social et économique introduit par l’apparition du chemin de fer, introduit à partir des années 1860. Cette innovation technique va relier le Luxembourg aux pays voisins et rapprocher les différentes régions entre elles, favorisant la cohésion sociale. On assiste alors au décollage économique du pays bénéficiant des capitaux allemands et de l’accès au grand marché du Zollverein. Ouverture sur les idées et les savoir-faire venant de l’extérieur, conséquence de la petite taille du pays, se révèleront un atout jusqu’à nos jours. À la veille de la guerre de 1914, le Luxembourg occupe le cinquième rang mondial des producteurs de fer derrière les États-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre et la France. Vingt ans après l’Allemagne, mais en même temps que les autres pays européens, le Luxembourg introduira le droit social, assurance maladie (1901), assurance accidents (1905) et journée de huit heures (1918). Ceci viendra atténuer les conséquences terribles pour les ouvriers du régime du Code civil. Ces mesures répondent aux revendications ouvrières exprimées pour la première fois en 1848. Le passage du Domestic system de l’ère préindustrielle au Factory system marque la « salarisation » de la société. Ceci prolongera la domination de l’homme sur la femme instituée par le Code civil. Les femmes et les filles sont en effet assignées aux tâches ménagères dites improductives car non salariées. État providence, apparition des classes moyennes et de la presse écrite, la seconde moitié du XIXe siècle a imprimé une triple révolution à la société luxembourgeoise: industrielle, agricole et culturelle.
La cinquième phase est celle de l’entre-deux-guerres. Après l’effondrement de l’Allemagne, le Luxembourg doit trouver un autre partenaire. Il se tourne vers la France qui se désiste. Naît alors l’Union belgo-luxembourgeoise. Les grèves ouvrières très dures de 1917 et 1921 marquent l’irruption de la classe ouvrière dans la société luxembourgeoise. Les syndicats finissent par être admis dans les entreprises et le gouvernement fait pression sur le patronat pour l’amener à se défaire de son attitude rigide. Il en sortira après la deuxième guerre mondiale le fordisme, alliance entre capital industriel et salariat, en fait la sidérurgie et ses salariés. Les contrats collectifs négociés par ces élites de leur classe sociale respective feront référence pour le reste du secteur privé. Ce sera le « modèle luxembourgeois », version locale de ce que Michel Albert appellera le capitalisme rhénan.
La sixième phase verra l’apogée et le déclin de la société industrielle, qui au Luxembourg est synonyme de sidérurgie. L’âge d’or des années 1945-1975, nommées les Trente glorieuses par Jean Fourastié, fait entrer le Luxembourg dans la société de consommation. Elles seront marquées par l’absence de chômage et l’extension du domaine social et du rôle de l’État. La crise sidérurgique des années 1970, qui est de dimension mondiale frappe durement le Luxembourg. Patronat, syndicats et gouvernement s’associent dans la Tripartite et maîtrisent la crise sans catastrophe sociale, mais au prix d’une prise en charge massive des coûts par l’État .
Il est donc heureux qu’à partir des années 1980, l’économie financière prenne la relève de la sidérurgie. Nous entrons dans la septième phase, celle de la société luxembourgeoise d’aujourd’hui marquée par l’hégémonie de la place financière et de la crise économique et financière en cours. Les débuts de la place remontent aux années 1960 et le professeur explique le succès du Luxembourg, qui n’est pas seulement lié à la fiscalité bien qu’il indique que le pays dispose d’une rente de souveraineté.
Gérard Trausch propose une fresque historique, économique et sociale du Luxembourg et au-delà de la société européenne. Dans un style clair et agréable, sachant rester concis, mais sans sacrifier à la rigueur scientifique, est proposé au lecteur de mieux connaître et comprendre le Luxembourg d’aujourd’hui. On y suit l’évolution de la classe ouvrière, surexploitée et méprisée au XIXe siècle, puis reconnue et choyée à l’ère fordiste avant de disparaître en se fondant dans la classe moyenne avec l’introduction du statut unique en 2009. L’évolution du statut de la femme est analysée. On passe de sa minorité inscrite dans le Code civil en 1804 et supprimée seulement en 1972 à son affirmation grâce à l'autonomie financière permise par la scolarisation, le salariat et le développement du tertiaire. La famille évoluera en parallèle. L’opposition actuelle des générations est résumée par une formule du professeur qui deviendra peut-être fameuse de « société de vieux pour les vieux ». Le plus passionnant nous semble la mise en évidence des « règles du jeu » qui fondent les rapports sociaux. Le professeur appelle d’ailleurs à en revoir certaines. C’est érudit, clair, didactique. Le langage est percutant et utilise un vocabulaire dont on a perdu l’habitude : classes sociales, exploitation, domination. Le professeur Trausch nous livre une leçon magistrale.
Carlo Sunnen
Catégories: Histoire contemporaine, Partis politiques
Édition: 17.08.2012