Parmi les communautés soumises aux clichés racistes, les Roms sont toujours aux premières loges : pauvres, souvent illettrés, les « gens du voyage » sont chassés de village en village, expulsés de leurs campements, stigmatisés pour leurs mode de vie ou leur manière de s’habiller, soupçonnés d’être tous soit mendiants, soit voleurs. Des dizaines de photographes ont publié des livres sur les gitans ou les tsiganes, leurs caravanes, leur pauvreté. Celui de Josef Koudelka Gitans, la fin du voyage compte pour le chef d’œuvre du genre. Il a été publié en 1975, l’année de la naissance de Sébastien Cuvelier, qui propose actuellement, à la galerie Nosbaum-Reding, Gypsy Queens, un reportage photographique sur les Roms riches et sédentarisés en Roumanie. Enfin, il s’est surtout concentré sur les femmes, qui restent à la maison et élèvent les enfants pendant que leurs maris travaillent, « ayant apparemment fort bien réussi dans le commerce ou le trafic des matières premières » note le Luxemburger Wort (du 17 septembre) – le revoici, le cliché discriminant.
Pourtant, quand Sébastien Cuvelier, analyste économique, deejay (sous le pseudonyme A boy called Seb), critique musical (au Land), organisateur de concerts (entre autres des Aralunaires à Arlon), photographe et globetrotter passionné, a voyagé pour la première fois en Roumanie, en 2011, ce n’était pas particulièrement à la recherche de la communauté rom. Il s’y est intéressé en découvrant notamment le village de Buzescu, « au volant d’une Dacia », et son architecture improbable, et sut immédiatement qu’il avait trouvé un nouveau sujet photographique : et s’il prenait le contre-pied, loin du regard misérabiliste normalement porté à une communauté qu’on estime à deux millions de personnes en Roumanie et quelque 78 millions en tout, dispersée dans le monde ? Le projet des Gypsy Queens est parti de là.
Quatre voyages en deux ans et des milliers de kilomètres parcourus aux quatre coins de la Roumanie plus tard – il y a plusieurs villages du genre –, le livre et l’exposition documentent des rencontres avec des femmes et des jeunes filles, leur volonté de plaire, de s’embellir, de mettre en valeur leurs richesses – devant forcément dépasser celles du voisin ou du cousin dans un autre village rom. La réussite sociale et commerciale s’exprime dans les vêtements richement ornés – une jeune femme se doit de posséder au moins cinquante jupes et tabliers avant de se marier –, par des dents ou des bijoux en or, et surtout, surtout, une architecture ostentatoire que nous décririons volontairement de kitschissime. Des chambres aux dimensions gigantesques, dans lesquelles les quelques meubles semblent se perdre, des marbres, des mosaïques par terre, des dorures, des tourelles, des balcons élancés portés par de multiples colonnes, des escaliers majestueux et de lourdes tapisseries ou de gros rideaux... Alors que Sébastien Cuvelier fait référence aux décors en toc de Disneyland, Christian Mosar parle dans son texte de « cages dorées d’un microcosme au baroque indépendant et individuel ».
En découvrant les photos, j’ai immédiatement pensé à l’impressionnant documentaire The Queen of Versailles de Lauren Greenfield, découvert au festival Discovery Zone en début d’année, et dans lequel on suit la femme du milliardaire américain David Siegel dans sa mégalomanie de faire construire une villa aux mêmes dimensions que le château de Versailles, qui en mimerait aussi l’esthétique. Les femmes que Sébastien Cuvelier photographie frontalement, parfois en plan rapproché, parfois en faisant des gros plans sur les bijoux ou l’ornementation des chaussures, mais la plupart du temps en plan large, dans leurs intérieurs somptueux ou devant leurs palaces, toutes ces femmes sont fières de ce qu’elles peuvent montrer, preuve de leur réussite. Un des témoignages les plus directs du capitalisme sans vergogne que pratiquent ces familles est le signe de dollar surdimensionné en néon sur fond jaune canari devant lequel pose la femme de One Dollar. Ou Mihai Stela, femme forte s’il en est, qui signifie toute sa fierté d’être la seule bulibsha, chef de communauté, la seule femme dans ce rôle. Souvent, ces femmes sont seules dans le cadre, mais elles ne se cachent pas, regardent droit dans l’objectif. Parfois, on se croirait dans l’imaginaire d’Emir Kusturica, parfois l’imagerie religieuse frise le kitsch orthodoxe, avec une pietà par-ci et une posture de madone par-là... Pourtant, le portrait le plus touchant est sans conteste cette jeune femme en blanc en page 75, sans maquillage, avec juste une chaîne en or autour du cou.