Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la signification de la notion « sculpture » connut un changement radical. Au plus tard depuis que l’art minimal et l’art conceptuel ont amené l’abolition totale du socle traditionnel des sculptures, la voie était ouverte à de nouvelles formes d’utilisation des matériaux artistiques. Les artistes de la jeune génération approchent le concept du socle désormais de façon absolument libérée, comme le prouve l’exposition actuelle de Thea Djordjadze, Our full, au Mudam. L’artiste a investi deux salles au premier étage du musée avec des sculptures que l’on peut qualifier de « minimalistes » et a créé un parcours intense pour le spectateur.
Originaire de la Géorgie et vivant à Berlin, Thea Djordjadze commence sa carrière d’artiste par des études classiques de peinture à Tbilissi, puis s’oriente vers la sculpture et l’installation avec des études à Amsterdam puis à Düsseldorf, où elle devient « Meisterschülerin » chez Rosemarie Trockel. Ce parcours particulier marque Djordjadze : ses installations fonctionnent toujours aussi comme des peintures abstraites tridimensionnelles. La plupart des objets posés au ras du sol ne dépassent pas une certaine hauteur ; les murs, eux, sont équipés soit de feutre ou de lin, soit de rideaux ou de tableaux abstraits sur base de plâtre. Le jeu entre les différentes hauteurs – hauteur du genou pour les objets au sol, d’épaule pour le lin et des portes pour le rideau – ainsi que le jeu de couleurs avec sa dominante bleue ne restent pas sans évoquer un tableau de l’avant-garde abstraite, tel un Mondrian ou un Malevitch.
Dans ses œuvres, Djordjadze se sert surtout de matériaux bruts ou « pauvres » comme le plâtre, le bois, le tissu, l’acier ou le verre, empruntés au domaine de l’architecture et évoquant la sculpture classique. Les objets et les couleurs sont simplifiés et modestes. Des supports en acier, suspendus à la porte ou accrochés au mur, renvoient à l’ancienne fonction du socle tout en constituant eux-mêmes des sculptures. La configuration est elle aussi réduite ; la plupart des objets sont ainsi de forme rectangulaire, comme le tapis bleu qui s’avance depuis un mur vers le milieu de la salle, un bloc noir d’apparence massive, une plaque de verre sous laquelle git de la terre sablonneuse ou encore une vitrine au fond de laquelle sont posées des bûches de bois.
Les formes et la disposition minimalistes confèrent à l’exposition un aspect rigoureux, voire froid. Seuls le tapis et le rideau bleus confèrent à l’ensemble une atmosphère plus conviviale. Alors qu’un certain nombre d’éléments furent déjà montrés l’année passée à la documenta à Kassel, ils ont été adaptés à l’architecture du Mudam et entrent ainsi en dialogue avec le cadre de présentation. L’artiste ajuste ses œuvres toujours au lieu d’exposition, un processus qui dure normalement jusqu’à la date du vernissage.
Dans la tradition d’artistes pionniers comme Joseph Beuys, Eva Hesse ou Robert Morris, Thea Djordjadze soumet ses œuvres à une véritable chorégraphie. Si les éléments paraissent au premier coup d’œil assemblés de façon disparate et comme perdus dans l’espace, ils suivent un parcours parfaitement orchestré par l’artiste, où les dimensions et les mesures jouent un rôle crucial et définissent la distance, c’est-à-dire la relation, des pièces entre elles. Le spectateur, en faisant son entrée dans cette composition, vient faire partie du tout. Son mouvement dans l’espace et sa relation aux différents éléments achèvent pour ainsi dire l’œuvre.
Thea Djordjadze peut être située parmi les artistes émergeants, gagnant en notoriété dans la scène artistique et sur le marché d l’art grâce à sa démarche très personnelle. L’exposition au Mudam, organisée en collaboration avec la Malmö Konsthall et la Kunsthalle Lingen, satisfera la curiosité des adeptes du minimalisme et d’un art résolument réduit. Ceux qui préfèrent un résultat visuel fulminant resteront toutefois sur leur faim.