À mesures américaines extraordinaires, conseil européen extraordinaire. Réunis à Luxembourg lundi, les ministres en charge des Affaires commerciales de l’Union européenne ont affiché leur « unité » après le « Liberation Day » de Donald Trump. Le 2 avril le président américain a annoncé une salve de droits de douanes massifs. Les exportations de l’UE vers les États-Unis seront taxées à hauteur de vingt pour cent en réponse aux barrières tarifaires et non-tarifaires identifiées par l’administration Trump. La Maison blanche évalue à 39 pour cent les droits de douane actuellement appliqués par l’UE. L’Organisation mondiale du commerce les chiffre à 2,7 pour cent (selon une moyenne pondérée). « The methodology used by the U.S. side is not entirely clear to us when it comes to the level of tariffs », euphémise le commissaire européen Maroš Šefčovič. 70 pour cent des 380 milliards d’euros d’export aux États-Unis sont concernés par une taxation à 20 ou 25 pour cent. Les États-Unis devraient ainsi multiplier par onze les recettes sur les importations européennes, passant de sept à 80 milliards de dollars, selon les estimations de l’exécutif bruxellois.
Le terme « unité » revient inlassablement lundi lors des doorsteps et conférences de presse. Tellement que cela en devient louche. Mais un diplomate présent lors des discussions l’affirme, ce n’est pas qu’un élément de langage. Les États européens se sont accordés sur la nécessité de s’asseoir à la table des négociations avec les émissaires de Trump. Y compris les gouvernements européens alliés au républicain comme la Hongrie d’Orban et l’Italie de Meloni. Les formulations des ministres européens divergent toutefois sur les moyens de pression à exercer sur les États-Unis en vue des négociations. Le plan A, selon le ministre du Commerce extérieur Xavier Bettel (DP), c’est de négocier avec les Américains. Le plan B, c’est prendre des mesures de rétorsion. Mais l’enjeu consiste à dévoiler dès aujourd’hui son bargaining power pour ne pas arriver à la table en position de faiblesse.
Les représentants des pays industriels, à l’instar du Français Laurent Saint-Martin, menacent de sortir le « bazooka » : l’instrument anti-coercition opérationnel depuis 2023 et envisagé lors du premier mandat de Trump quand ce dernier avait augmenté les taxes sur les importations d’acier et l’aluminium européen. En complément de l’instauration de contre-taxes (méthode alors choisie par l’UE et répétée cette année), ce dispositif permet de suspendre les licences, de restreindre le commerce des services, d’augmenter les taxes et de limiter l’entrée des investissements étrangers ou l’accès aux marchés publics.
Les économies principalement tertiaires et notamment prestataires de services financiers aux firmes américains agitent le drapeau blanc. « Il s’agit de se calmer », a fait valoir Bettel. Une tonalité qui dénote avec la couverture médiatique du « Panic Monday » sur les marchés financiers qui se sont effondrés de plus de dix pour cent en un jour. Dans Le Quotidien mardi, le directeur de la Chambre de commerce, Carlo Thelen, annonce un « impact indéniable sur l’emploi et la finance au Luxembourg ». Le syndicaliste des banques, Roberto Mendolia (Aleba) croit en un « effet boule de neige » qui « risque de toucher tout le monde ».
Face à RTL Télé, Xavier Bettel considère que le Luxembourg est plutôt épargné par le taux forfaitaire imposé par Trump à l’Europe. Plus de 90 pour cent des échanges entre le Luxembourg et les États-Unis sont des services. Par la voix de son ministre aux Affaires commerciales, le Luxembourg se veut néanmoins « solidaire ». Mais il ne jouera, là encore, pas les premiers violons dans le concert diplomatique. Le gouvernement se range derrière l’allié irlandais qui accueille les data centres et bureaux de Meta (Facebook), Google, Microsoft, X ou encore Apple. Sanctionner les géants américains de la Tech a été évoqué à plusieurs reprises par les faucons européens ces derniers jours. Dublin a d’ailleurs souligné que pénaliser les Big Tech américaines, par exemple en leur privant l’accès aux marchés publics, serait se tirer une balle dans le pied. L’UE n’a souvent pas les solutions de substitution. Le ministre du Commerce irlandais, Simon Harris, insiste sur la nécessité de travailler à la « désescalade ».
D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de passer à l’acte, la testostérone retombe. Lundi soir, la Commission européenne a adouci les contre-mesures qui étaient dans les tuyaux pour répondre aux 25 pour cent de droits de douane annoncés par Trump en janvier contre l’automobile et les métaux exportés depuis l’UE vers les États-Unis. Le bourbon a été retiré de la liste des produits américains soumis à des droits de douanes européens. La cause ? L’Irlande, l’Italie et la France craignent pour leurs exportations de vins, spiritueux et produits laitiers. Trump a entretemps menacé de tripler les droits de douane y afférent. Les négociations et les contre-mesures consisteront à distribuer la douleur le plus équitablement possible, de manière à ce qu’il n’y ait pas un ou deux grands perdants du côté européen, mais que « tout le monde soit touché un petit peu », affirme notre source diplomatique. Le secteur aérien luxembourgeois grimace à l’idée que l’aviation américaine soit visée par des contre-taxes européennes. Cargolux a commandé dix Boeing 777-8F pour une valeur estimée autour de trois milliards de dollars et Luxair douze 737, aussi pour un « montant historique ».
Le Luxembourg est pour l’heure uniquement concerné par les droits de douanes appliqués à l’acier. Une campagne publicitaire d’ArcelorMittal, sur les réseaux et dans les rues, fait valoir la contribution de la production locale à des constructions internationales emblématiques. On y voit notamment le One World Trade Center, gratte-ciel qui remplace grâce à des poutrelles « made in Differdange » les tours jumelles détruites le 11 septembre 2001. Il s’agit d’une « campagne grand public qui vise à montrer que l’acier luxembourgeois permet de faire rayonner le Grand-Duché partout dans le monde, sur tous les continents, dans des réalisations connues de chacun », commente un porte-parole du groupe. Il insiste : « Ce n’est pas une prise de position, mais une campagne publicitaire ». Contre ces droits de douane imposés depuis le 12 mars contre l’acier, ArcelorMittal demande « un soutien urgent en Europe pour (…) soutenir la compétitivité et la durabilité de la production d’acier européenne ». Dix pour cent de l’acier produit au Grand-Duché (Differdange et Belval) serait destiné au marché américain, selon la communication de l’entreprise. ArcelorMittal, également présente aux États-Unis, ne donne en revanche pas les volumes d’acier européen exportés outre-Atlantique.
Les négociations interviennent dans un contexte géopolitique tendu et dans lequel la sécurité de l’Europe dépend de son allié américain. Les États-Unis ont fourni plus de soixante pour cent des armes achetées par l’UE pour la guerre d’Ukraine. Les États baltes ne veulent ainsi pas contrarier le grand frère américain. La Commission européenne exerce le lead en matière commerciale au niveau européen et négocie au nom des États-membres. Les services d’Ursula von der Leyen réfléchissent aux mesures à apporter. Il convient de rester « as cool as a cucumber », confie notre source diplomatique. Ces annonces de Trump, dit-elle, auraient principalement pour vocation de ramener les concurrents commerciaux à la table pour négocier certains aspects de leurs échanges. Par exemple, des barrières règlementaires en Union européenne.
« Tous les États membres souhaitent éviter une guerre commerciale avec les États-Unis. Nous ne voulons pas nous précipiter et d’abord parler aux citoyens et aux entreprises », a rassuré Michal Baranowski, ministre du Développement économique polonais qui préside les réunions de son ressort en ce premier semestre. L’UE et le Luxembourg misent aussi sur un ras-le-bol des électeurs américains qui voient leur retraite (pour beaucoup placée en bourse) fondre comme neige au soleil. Une dégringolade durable des marchés ne plaira ni aux électeurs démocrates, ni aux républicains. Mercredi, Donald Trump a annoncé une suspension de 90 jours de la mise en place des droits de douane avec les pays qui souhaitent négocier. Par ailleurs, avec son « Liberation Day », le président américain a poussé les Européens dans les bras de ses concurrents commerciaux. Lundi, le commissaire Šefčovič annonce accélérer la mise en place d’accords de libre-échange avec l’Inde, l’Indonésie ou encore le Moyen-Orient. Et bien sûr la Chine avec qui l’UE souhaiterait rééquilibrer ses échanges. Mais pas question de laisser les voitures électriques chinoises inonder l’UE, dit-on. Les entreprises européennes doivent aussi accéder plus facilement au marché chinois. Le commissaire Šefčovič a présenté lundi le bilan de son voyage la semaine passée dans l’Empire du Milieu.
« Trump hasn’t a clue what he has unleashed », titre mardi l’éditorialiste du Financial Times, Edward Luce. Le président américain est dépeint comme principalement « en colère contre alliés et amis » et que son « plus grand mépris » est adressé à l’Europe et au Canada. « The idea that Trump’s impact will be limited to goods-traded economy is also wishful thinking », écrit le journaliste basé à Washington. « Les pays étrangers détiennent une part importante de la dette américaine », relève-t-il. Si l’UE étudie les moyens de répliquer qu’elle a dans sa « modeste boîte à outils » plutôt que de s’engager frontalement dans une escalade, « ce n’est pas parce qu’elle pense que Trump va revenir à la bienséance, mais bien parce que lui rendre la monnaie de sa pièce va faire dérailler le système financier international ». Un chroniqueur du New York Times parle de « Trump shock » et le compare au « Nixon shock » de 1971. Pour Trump, il ne serait pas seulement question de combler les déficits commerciaux en taxant les imports et en rapatriant la production, « il s’agit aussi de déficit budgétaire ». Le poids de l’endettement rendu possible par la libéralisation des marchés de capitaux dans les années 70 ne serait plus soutenable. « La charge de la dette va réduire à néant la marge de manœuvre en matière de décision politique », prévient le journaliste : « The trade war creates an opportunity for a larger revision of the global economic system, in which other countries agree to renegotiate the terms of U.S. debt in exchange for more favorable trading terms. » Une pensée inspirée par l’économiste Stephen Miran (aujourd’hui conseiller proche du président Trump) dans A Users Guide to Restructuring the Global Trading System.
En 1971, Richard Nixon avait abandonné le système de Bretton Woods de la parité or-dollar, laissant les cours monétaires flotter au gré de l’offre et de la demande. Le président républicain avait aussi redistribué les cartes des relations internationales en se rendant à Pékin et à Moscou puis en réduisant considérablement la présence militaire américaine en Europe. En novembre 1971, le ministre des Affaires étrangères Gaston Thorn (DP) remarquait à la Chambre que les « surprises ne sont pas exclues » et que « malgré les assurances du président Nixon, les Occidentaux sont une fois de plus exposés à des voltes-faces américaines ». Les Européens avaient dû consentir un effort financier pour la défense du continent. La politique de Nixon avait mené au premier krach pétrolier de 1973. Pris dans la crise sidérurgique, le Grand-Duché avait trouvé un second souffle dans la financiarisation de son économie dans une mondialisation effrénée. L’Union européenne s’élargissait et poursuivait son intégration. D’aucuns voient en le choc Trump l’occasion d’un resserrement des liens européens et peut-être une opportunité à moyen terme.