Au four et au moulin, Luc Frieden garde la maison et ne montre aucun signe de fébrilité, comme s’il n’avait pas peur, lui, de la dette et des conséquences dramatiques qu’un krach boursier aurait sur l’économie luxembourgeoise. Le ministre CSV des Finances est monté au front lundi soir sur RTL Tele Lëtzebuerg, pour rassurer les épargnants luxembourgeois, alors que les marchés financiers paniquaient sur toutes les places boursières du monde, après l’abaissement de la note américaine et que les craintes d’une récession au niveau mondial se précisaient. Hier, jeudi 11 août, au lendemain d’une nouvelle chute brutale des indices boursiers, la tension était quand même devenue palpable. Dans un communiqué du Service information et presse du gouvernement, le message le ton reflétait la gravité de la situation : Luc Freden devait se rendre aujourd’hui vendredi à La Haye pour y recontrer son homologue néerlandais et discuter de « la crise de la dette souveraine et en particulier sur les perspectives à court et moyen terme de la zone euro ».
De son côté, le Premier ministre et président de l’eurogroupe a choisi de ne pas renoncer à ses vacances, malgré les turbulences des marchés, les interrogations sur la capacité des Européens à sauver l’euro et du Fonds de soutien (FESF) à pouvoir, si nécessaire, financer des pays en difficulté comme l’Italie ou l’Espagne et les assertions – surtout en Allemagne – que la Grèce et le Portugal rendraient service à tout le monde, à commencer par eux-mêmes, en quittant la monnaie unique. Pourtant, depuis son lieu de vacances dans le Tyrol italien, Jean-Claude Juncker ne chôme pas et multiplie les consultations téléphoniques, selon les déclarations de l’intéressé au Luxemburger Wort. Il a ainsi d’abord parlé lundi avec ses homologues [-]belge, Yves Leterme, et chypriote, Demetris Christofias, dont les pays pourraient être les prochains candidats sur la liste à plonger tête la première dans la crise de l’endettement. Le chef de l’eurogroupe a téléphoné le même jour aux ministres des Finances allemand Wolfgang Schäuble et français François Baroin. Juncker – et cette information n’est sans doute pas innocente – a aussi indiqué avoir discuté avec Josef Ackermann, le chef de la Deutsche Bank, une des banques européennes qui va donner un coup de main à la Grèce1 et, selon les déclarations du banquier allemand, « aider les hommes politiques à agir et ainsi (…) éviter un krach boursier ».
Le lendemain mardi, peu avant que les marchés financiers se redressent (avant de s’écrouler à nouveau le lendemain, mercredi) suite à l’annonce par la Réserve fédérale US de garder ses taux plancher inchangés jusqu’en 2013, Jean-Claude Juncker a participé à une conférence téléphonique avec, entre autres, le ministre grec des Finances Evangélo Vénizélos et le commissaire européens aux Affaires économique Olli Rehn pour faire le suivi du programme grec d’échange des obligations de sa dette.
Tout comme l’avait fait Luc Frieden à l’antenne, Jean-Claude Juncker a cherché à apaiser les Luxembour[-]geois : « Ça aurait pu être pire », a-t-il déclaré au Wort, en affirmant que les dépôts bancaires étaient sûrs, comme pour éviter que les Luxembourgeois, comme à l’automne 2008, ne cèdent à la panique et vident leurs comptes en banque. L’autre message du président de l’eurogroupe s’adressait surtout aux dirigeants italiens et espagnols en appelant les pays de la zone euro à mettre en œuvre « rapidement et de manière cohérente les décisions du 21 juillet » et tout particulièrement l’Espagne et l’Italie à lancer immédiatement leurs engagements de réformes structurelles plutôt que de solliciter l’aide du fonds européen de soutien, à la taille de toute façon insuffisante pour venir en aide aux deux principales économies de l’UE. Il faudrait en effet pousser la capacité supplémentaire du fonds à près de 2 000 milliards d’euros, selon certains économistes, pour financer ces deux pays en difficulté.
Rien dans les déclarations rassurantes de Jean-Claude Juncker cette semaine (« L’euro est une monnaie stable » a-t-il martelé à nouveau au Wort) n’était de nature à faire bouger les marchés, un peu comme si le chef de l’eurogroupe se mettait un peu en marge de la crise, le pilotage, y compris médiatique, étant désormais l’apanage du couple franco-allemand, qui taille des croupières à Juncker comme pour le dépouiller de ses prérogatives, décrédibiliser ses initiatives, notamment sur les euro-obligations, mais aussi ridiculiser la haute idée qu’il se fait encore de l’Europe. Il n’est pas d’ailleurs anodin de mentionner le crochet que le Premier [-]ministre luxembourgeois a fait par l’Allemagne pour rendre visite à son vieil ami Helmut Kohl avant de filer vers le Tyrol italien. Pour y refaire l’Europe ou bien dire du mal des [-]dirigeants actuels passant volontiers pour des fossoyeurs de l’euro et de la grande idée européenne ?
Il est certain que Jean-Claude Juncker a été surpris, à l’instar du marché qui le fut non moins, par l’abaissement vendredi 5 août de la note américaine (de AAA à AA+) par l’agence Standard [&] Poors. Quelques jours plus tôt, dans une interview au quotidien français Le Figaro, il soulignait qu’« on n’a jamais vu un État de la taille et de la nature des États-Unis perdre la meilleure note » mais prévoyait le pire si un tel scénario devait quand même se produire : « Il est évident qu’une telle décision des agences de notation viendrait ajouter la méfiance à une absence déjà perceptible de confiance ».
Tout a été fait pour limiter la chute des marchés et les défauts de l’Italie et de l’Espagne. Même la Banque centrale européenne a brisé des tabous et franchi la ligne rouge en intervenant cette semaine sur les marchés pour racheter de la dette italienne et espagnole, ce à quoi s’est d’ailleurs opposée la Banque centrale du Luxembourg (lire page 4). De leur côté, certains dirigeants européens ont écourté leurs vacances et raccourciront aussi celles des parlementaires pour tenter de faire passer au plus vite le second plan d’aide à la Grèce. Il s’agit de faire voter dans l’urgence l’accord trouvé à Bruxelles le 21 juillet dernier. Au Luxembourg, la Chambre des députés tiendra une session extraordinaire le 15 septembre pour adopter le projet de loi 6314 « modifiant la loi du 9 juillet relative à l’octroi de la garantie de l’État dans le cadre de l’instrument européen de stabilisation de la zone euro ». Le texte a été adopté le 29 juillet par le conseil de gouvernement et a été déposé par Luc Frieden lundi. Une réunion de la commission des Finances et du Budget est prévue pour le 8 septembre, pour tout à la fois désigner un rapporteur, présenter le projet et l’adopter avant de le faire passer en plénière la semaine suivante. Ce qui suppose aussi que le Conseil d’État, qui a reçu le texte mardi, aura au préalable fourni son avis. Les sages prévoient eux aussi une séance extraordinaire dans la semaine qui précédera l’adoption du projet.
Bien que l’information ne soit pas officielle, il est probable que le député du CSV et président de la fraction parlementaire Lucien Thiel, qui avait été le rapporteur du premier projet de loi adopté en juillet 2010 suite au premier plan d’aide à la Grèce, en devienne à nouveau le rapporteur, ce qui devrait contribuer à l’accélération de la procédure, car mettre un novice ferait perdre un temps précieux alors que tous les pays de la zone euro s’activent à mettre le second plan de sauvetage en musique. Les garanties apportées par les États membres de la zone euro passeront de 440 à 780 milliards d’euros, en attendant que le Mécanisme européen de stabilité se mette en place en juillet 2013. Dans l’intervalle, le montant maximal que le Luxembourg pourra être amené à garantir passera de 1,15 milliard à deux milliards.
Resté au pays, le ministre des Finances Luc Frieden a affronté seul la tempête cette semaine. Le Premier ministre a tout de même tenu à montrer qu’il avait toujours un œil sur les affaires du pays puisqu’il s’est fendu mercredi d’une lettre de félicitations à Annegret Kramp-Karrenbauer, la nouvelle ministre présidente de la Sarre. Par contre, il n’a pas été jugé nécessaire de rappeler de leurs vacances les membres du gouvernement, ni d’ailleurs de convoquer le comité de prévision qui réunit des experts des différents ministères et administrations (Inspection des finances, ministère des Finances, Statec, administrations fiscales, …) pour mesurer l’ampleur et les conséquences qu’une baisse durable de l’indice boursier aurait sur l’économie luxembourgeoise et la confection du projet de budget 2012. Il n’y aura pas de réunion d’urgence du comité de prévision, a fait savoir l’entourage de Luc Frieden, pour la bonne raison que ce groupe, encore informel doit de toute façon se voir au début du mois de septembre. Il apparaît dès maintenant assez clairement que le scénario de croissance devra être revu et que devrait prévaloir le scénario pessimiste. Dans la Note de conjoncture publiée en mai dernier, le Statec indiquait que si le PIB de la zone euro devait se contracter à +1,3 pour cent au lieu d’une croissance comprise entre 1,8 et 2,3 p.c. (scénario haut) en 2012, le PIB luxembourgeois plafonnerait alors à 2,6 pour cent au lieu des 3,2 pour cent initialement prévus et qui, dans l’intervalle d’une nouvelle Note de conjoncture, a été révisé à la hausse (3,8 pour cent).
Pour établir ses prévisions de croissance, le Statec s’est appuyé sur une hausse de sept pour cent de l’indice boursier européen, l’EuroStoxx 50 en 2011 et de 12 en 2012. L’économie luxembourgeoise, fortement corrélée à la santé des marchés boursiers en raison de la taille de son industrie des fonds d’investissement et de ses banques, dépend de l’évolution des indices. Un krach boursier, comme on l’a craint cette semaine, serait donc un drame pour les dirigeants luxembourgeois qui tablaient sur un retour à l’équilibre des finances publiques avant 2014 et qui se sont engagés le mois dernier à augmenter de 2,2 pour cent la paye des fonctionnaires en 2012 et 2013. Une baisse durable de dix pour cent de l’EuroStoxx 50 aurait ainsi, selon les chiffres du Statec, de sérieuses répercussions sur le niveau de l’emploi (- 0,2 p.c. en 2011 dans le secteur financier, - 0,5 l’année d’après, - 0,9 en 2013 et - 1,3 en 2014), sur les revenus des ménages, la consommation privée et les rentrées fiscales. Une chute de dix pour cent de l’indice boursier européen entre 2011 et 2014 voudrait dire 5,5 pour cent en moyenne de baisse des rentrées de la taxe d’abonnement (42 millions d’euros en moins dans les caisses 2014) et de 4,7 pour cent des [-]revenus de la propriété, les principaux impôts frappant les fonds [-]d’investissement.
Au lendemain du « lundi noir », Jean-Jacques Rommes, président de l’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL), tout en déplorant le manque d’intégration politique en Europe, a surtout regretté dans les colonnes du Wort le fait qu’au Luxembourg, on continuait toujours à vivre comme il y a vingt ans. En attendant que l’euro se révèle « un placement sûr », comme dirait Jean-Claude Juncker ?