À côté d’Amazon, le libraire fantôme dont on ne peut que deviner les parts de marché au Luxembourg, Ernster Sàrl occupe, avec huit filiales et 96 employés, une position dominante dans la vente des livres. Son PDG, Fernand Ernster, se dit « houfreg » du chemin parcouru, « mais je serais triste si cela était vu comme un monopole. Nous ne voulons pas nous retrouver seul dans le paysage libraire. Nous voulons le façonner à plusieurs acteurs. » Il y a quelques indices encourageants : La vente d’e-books stagne, voire baisse, dans les pays anglo-saxons ; en Allemagne, la vente de livres vient d’enregistrer sa première hausse depuis 2012, une remontée qui est surtout perceptible auprès des jeunes lecteurs. Un début d’espoir pour les libraires.
L’ouverture d’une nouvelle filiale Ernster de 950 mètres carrés dans la galerie commerciale de la Cloche d’Or semble refléter cette confiance retrouvée. En tant que vice-président, puis président de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC), Fernand Ernster suivait quasiment en temps réel le projet immobilier porté par le promoteur Flavio Becca et la famille Mulliez, propriétaire d’Auchan. « Relativement tôt », il aurait signalé son intérêt auprès des promoteurs. Dans un avis de 2006, la Chambre de commerce et la CLC s’étaient prononcées contre l’idée d’une grande surface sur le Ban de Gasperich. Fernand Ernster, lui, parle d’un « avis mitigé ». Il avait lu l’étude de marché et en avait retenu le passage qui évoquait la possibilité d’implanter une librairie de 400 mètres carrés. « Et ceci à une époque où les Messageries du livre existaient encore, tout comme les cinq magasins Libo. »
Lui a-t-on fait une offre trop alléchante pour être refusée ? Ernster ne peut se prononcer sur le loyer (son contrat le lui interdit), mais explique qu’« une librairie ne peut payer le loyer le plus cher ». Pour les exploitants du centre commercial, « une offre culturelle aurait été un argument », tout comme le fait de voir s’y installer « un acteur luxembourgeois ». Au milieu des années 1990, alors que la multinationale française annonçait sa venue sur les hauteurs du Kirchberg, l’enthousiasme était mitigé. Fernand Ernster dit avoir contacté à l’époque les responsables de la commercialisation pour sonder le loyer d’un local de 400 mètres carrés. « Ils m’ont proposé un loyer que je ne pourrais jamais payer : 3 200 francs [80 euros] le mètre carré ; c’est un prix que, même aujourd’hui, je ne paie nulle part. Quand j’ai reçu cette offre, je les ai appelés pour m’assurer qu’ils ne s’étaient pas trompés. Je leur ai dit : ‘Décidément, vous ne voulez pas que j’ouvre un magasin chez vous.’ Ils m’ont répondu : ‘On pourrait l’exprimer ainsi.’ »
Fernand Ernster n’a pas peur des grandes surfaces. L’année 1988 marque le moment où les anciens commerces de la Ville capitulent et « montent » à la Belle Étoile à Bertrange. Fernand Ernster était à l’avant-garde de ce mouvement, ensemble avec le pâtissier Namur, le bijoutier Schroeder, le quincailler Neuberg, les maroquineries Schweich, le disquaire Teledisc et le fils du vendeur d’animaux domestiques Josy Welter (le junior franchissait ainsi la ligne tracée par son père, l’éternel président de l’Union commerciale et ennemi juré des centres commerciaux périurbains). Ernster-fils prend 400 mètres carrés à la Belle Étoile. Il dit avoir compris que les temps avaient changé dès 1984, alors qu’il faisait un stage dans une grande librairie à Munich qui entretenait une filiale dans l’Olympia-Einkaufszentrum.
Son père, Pit Ernster, lui garantit l’autonomie pour gérer le nouveau magasin. À peine un an après son ouverture, la librairie dans la Belle Étoile fait un bénéfice. Suivront d’autres ouvertures : à la City Concorde (1999), au Cactus Bascharage (2013), à Ettelbruck (2018) ainsi qu’un « English Bookstore », rue de la Reine, (2015). Autour du magasin rue du Fossé se constitue peu à peu tout un réseau. « Avant d’être libraire, je me définis comme un entrepreneur qui maîtrise son métier et donne vie à ses idées », disait Fernand Ernster, qui parle couramment le langage managérial, dans Histoires de familles (Maison moderne, 2018).
Mais il y a également eu de petits échecs, et un fiasco. D’après les bilans déposés au Registre de commerce, Ernster Sàrl enchaîne cinq années de pertes entre 2008 et 2012 : 162 000 euros, 230 000 euros, 193 000 euros, 70 500 euros et 7 700 euros. Interrogé sur cette période de crise, Fernand Ernster répond : « Aujourd’hui je peux l’avouer, mais on a ramé pendant quelques années… ». La faute, dit Ernster, à « une mauvaise décision stratégique » : celle de signer, peu avant la crise économique de 2008, un bail pour mille mètres carrés à Belval Plaza. Elle aurait entraîné de lourds investissements : système informatique onéreux, énorme halle de stockage à Munsbach, bureaux surdimensionnés.
Finalement, ce seront les Messageries Paul Kraus qui deviendront locataires au premier étage du shopping mall, avant de fermer, quasiment du jour au lendemain, le magasin en 2011 « pour raisons économiques ». Le « pop-up store » qu’y installera ensuite la Librairie Diderich se soldera par un échec. Une expérience « vraiment décevante », dit sa gérante Anne Diderich. Aujourd’hui, Belval est un des seuls campus universitaires au monde à ne pas avoir une libraire dans ses alentours.
Ernster Sàrl est détenue par la holding PPM, créée en 1998 et nommée d’après les initiales de Pit, Paul et Max, les trois fils de Fernand et d’Annick Ernster.
(Paul a commencé à travailler en automne dans l’entreprise familiale.) « Mon conseiller fiscal m’avait recommandé de créer une société de participations, dit Fernand Ernster. Mais j’ai refusé délibérément de consentir au prochain pas, qui aurait été de créer une société offshore. Je gagne mon argent au Luxembourg et je suis fier de payer mes impôts ici. Je ne regrette pas mon choix. Je ne me serais pas vu figurer sur une liste de personnes avec une société offshore. »
On n’aura pas entendu le président de la CLC et le membre de la Fédération luxembourgeoise des libraires, Fernand Ernster, critiquer publiquement Amazon, bien que son traitement fiscal fausse la concurrence. « Mir sollten net ze vill schaarf schéissen, car nous en profitons tous, dit-il. Nous sommes quand même heureux de vivre dans un pays qui fleurit. Et cela ne fleurit pas avec la sueur que nous produisons ici. » Et puis, il ne faudrait pas oublier qu’une entreprise comme Amazon emploie 2 250 personnes, « et pas avec des petites paies ». Pour les commerces locaux, ceci constituerait « du pouvoir d’achat potentiel ».
Ce sont les fournisseurs de livres qui assurent l’infrastructure logistique permettant aux libraires de tenir tête à Amazon. Que KNV, un des principaux grossistes allemands, ait fait faillite en février, est donc de mauvais augure. Car des intermédiaires comme Libri et Umbreit permettent la circulation ininterrompue de la marchandise. Un livre allemand commandé l’après-midi chez un libraire au Luxembourg est livré dès le lendemain ; pour un ouvrage français, il faut compter cinq jours. Si ce pilier du marché venait à s’effondrer, les librairies indépendantes auraient vécu. Les éditeurs comme les lecteurs seraient alors entièrement livrés à d’Amazon.
Pour l’instant, Ernster profite encore de l’efficacité des fournisseurs allemands pour développer sa propre activité de commerce électronique. Mais malgré quelques gadgets (en Ville, les livres sont ainsi livrés par vélo électrique), le succès reste assez modeste : 500 000 euros sur un chiffre d’affaires global de quatorze millions d’euros. Sur le marché luxembourgeois, Ernster joue en outre le rôle d’intermédiaire de l’intermédiaire : il fournit des bestsellers aux kiosques Valora ainsi qu’aux supermarchés Cactus.
Ernster Sàrl fonctionne avec un stock assez réduit (évalué à un million d’euros dans les bilans), dont Fernand Ernster regrette « une certaine dévalorisation » : « Avant, un titre avait une continuité dans la vente de neuf à 18 mois ; aujourd’hui elle se situe plutôt autour de trois mois ». Les livres doivent donc rapidement tourner. Ce qui se voit dans l’aménagement des magasins. La nouvelle filiale sur le Ban de Gasperich est aérée et peu encombrée, au centre du magasin, se trouve un grand îlot de repos. Un café, censé dégager « une note olfactive stimulante [incitant] à la détente et à la lecture » (lit-on sur le site), occupe une large partie de la librairie. Les livres, eux, sont exposés dans des alcôves organisées par thèmes : littérature, bandes dessinées, petite enfance, cuisine, « bien-être ». Ou étalés sur des tables, en facing.
Le marché des livres scolaires représente entre un tiers et la moitié du chiffre d’affaires des libraires luxembourgeois. « Je suis heureux que la rentrée, c’est pour bientôt, dit la gérante d’une petite librairie. Les rappels de factures commencent à s’empiler sur mon bureau. On se dit : ‘Oups, j’espère avoir assez de liquidités…’ ». C’est un business de masse. Car les marges sur les manuels scolaires restent faibles : entre dix et quinze pour cent ; alors que pour les autres livres, elles peuvent monter jusqu’à 38 pour cent.
La gratuité des livres scolaires, officiellement annoncée en octobre 2017, provoqua un début de panique parmi les libraires. Si le ministère de l’Éducation avait décidé de directement s’approvisionner auprès des éditeurs, cela aurait signifié la mort pour de nombreuses petites librairies. Les discussions avec le ministère sur l’implémentation de la gratuité auront duré deux ans. Le moment le plus incongru intervient vers la fin des négociations. En février 2018, Dirk Sumkötter, le directeur d’Ernster Sàrl et bras droit de Fernand Ernster, est embauché par le ministère de l’Éducation nationale. Il se retrouve soudain de l’autre côté de la table des négociations. Sumkötter aura donc commencé par négocier les grandes lignes pour Ernster, pour finir par fixer les modalités techniques pour l’État, sans aucune période de cooling-off.
À côté du taux super-réduit de TVA qui s’applique aux livres, la gratuité des livres scolaires ressemble à une subvention cachée des librairies locales. La survie économique des librairies, qui ont concédé à des investissements de plusieurs milliers d’euros pour se raccorder à l’interface numérique mis en place par le ministère, est désormais liée à l’État. Tous les libraires interrogés dans le cadre de cet article confirment que la dernière rentrée fut « exceptionnelle » ; avec un chiffre d’affaires substantiellement plus élevé. Pour un court instant, les librairies étaient entrées en surchauffe : l’afflux était tellement énorme que les étudiants recrutés ne réussissaient plus à suivre le volume des ventes (225 000 manuels vendus) et que les employés frôlaient le burn-out.
C’est que 40 000 lycéens devaient récupérer leurs livres dans une des dix librairies retenues par le ministère. Amazon, qui ne figure pas sur la liste des librairies participant à mybooks.lu, était hors-course. En plus, le système du « tiers payant » incita les élèves à racheter des livres qu’ils possédaient déjà, comme l’atlas scolaire qui est au programme plusieurs années d’affilée. (Les manuels achetés en 2018 étant désormais répertoriés dans la base de données, ils seront exclus du remboursement en 2019.) Pour chaque manuel non-acheté – mais récupéré de seconde main, par exemple – les lycéens avaient droit à des bons d’achat. Ces coupons, dont la valeur totale s’élevait à 2,173 millions d’euros, ont pu être échangés dans les librairies contre des livres, des bandes dessinées, des stylos ou des cahiers. Ce fut un dernier petit boost financier pour les libraires. Et un compromis à la luxembourgeoise : Le gouvernement fait tout pour ne pas récupérer les 250 millions d’euros d’arriérés d’impôts d’Amazon, et redistribue en parallèle quatorze millions d’euros aux libraires autochtones.