De « inacceptable » (Claude Wiseler, CSV) en passant par « la coalition de la froideur sociale » (communiqué CSV) à « des méthodes dignes du communisme » (Gast Gibéryen, ADR) – les premières réactions de l’opposition de droite aux projets de réforme en profondeur du système d’allocations familiales proposé par le gouvernement Bettel / Schneider / Braz étaient offusquées. Depuis que, en fin de semaine dernière, une fuite avait fait connaître l’idée de supprimer l’allocation d’éducation et l’allocation de maternité, , les forums de discussion sur Internet ont explosé de commentaires dont le ton varie de désabusé à haineux. La ministre de la Famille Corinne Cahen (DP) touche-t-elle à l’ADN de la société luxembourgeoise, cherche-t-elle à rendre impossible le libre choix des familles pour l’éducation de leurs enfants, en rendant un modèle « classique », où un des deux parents, la plupart du temps la femme, resterait à la maison pour élever les enfants, au lieu de les « fourguer en structure d’accueil durant douze heures par jour » en le pénalisant économiquement ?
Dès vendredi dernier, les Femmes socialistes ont pris les devants en soutenant, dans un communiqué, une mesure non encore explicitée par le gouvernement à ce moment-là, mais dont elles saluaient déjà le principe : « L’éducation des enfants n’est pas une mesure exclusivement féminine ». Elles estiment par ailleurs que « le système actuel punit toutes celles et ceux qui vont travailler » parce que les montants de l’allocation d’éducation (payée sur deux ans) serait le même que celui du congé parental (sur six mois ou un an).
De quoi s’agit-il ? Depuis 1988, le gouvernement paye aux familles dont un des parents se consacre à l’éducation du ou des enfants, une indemnité de 485 euros par mois, et ce durant deux ans. Elle est également payée aux ménages où deux parents travaillent et dont les revenus ne dépassent pas les 5 657 euros mensuels avec un, 7 543 avec deux ou 9 429 avec plus de deux enfants à charge. Au 31 décembre 2013, 8 330 allocations d’éducation entières furent payées, dont plus de 6 200 à des foyers où un des parents n’avait pas d’activité professionnelle, tendance à la baisse. À partir de l’entrée en vigueur du budget d’État 2015, donc à partir du 1er janvier, cette mesure sera supprimée pour tous les nouveaux-nés. Donc les ménages qui la perçoivent actuellement continueront à la toucher jusqu’à la fin, mais aucun nouveau ménage n’y aura droit (à l’exception de parents d’enfants à besoins spéciaux, ayant une infirmité mentale ou physique, où elle sera maintenue). Le gouvernement compte ainsi faire des économies de l’ordre de 21 millions d’euros en 2015, et de 203 millions en tout d’ici 2018.
Une deuxième allocation qui sera abolie sans contre-partie est l’allocation de maternité, plus modeste par son montant : durant seize semaines, la femme au foyer touche 194 euros par mois, la moitié avant et l’autre moitié après l’accouchement, soit en tout 3 104 euros. Un peu plus d’un millier de femmes l’ont touchée en 2013, en la supprimant, le gouvernement compte faire des économies de 3,7 millions d’euros par an. C’est ici que se confirme qu’il ne s’agit pas seulement de faire des économies, mais aussi et surtout d’accompagner, voire d’accélérer un changement sociétal : privilégier l’activité professionnelle des femmes.
C’est d’ailleurs ainsi que le Premier ministre Xavier Bettel (DP) a présenté le paquet de réformes dans le domaine de la politique familiale : soutenir l’indépendance des femmes en privilégiant leur insertion dans le monde du travail et le système de sécurité sociale, empêcher qu’elles se retrouvent dans le désarroi financier après un divorce – un ménage sur deux –, et maintenir celles des mesures qui privilégient cette politique, comme le congé parental. Le gouvernement continue à travailler sur l’éternel chantier du splitting des retraites et leur individualisation, a fait savoir le ministre du Travail Nicolas Schmit (LSAP) sur Twitter en début de semaine.
Outre la suppression des deux allocations pour femmes au foyer – la Mammerent n’est pas touchée –, le gouvernement réforme aussi en profondeur les allocations familiales. Mais là où le précédent gouvernement réfléchissait à une plus grande sélectivité sociale de ces aides, avec peut-être une modulation selon le revenu des ménages, le gouvernement DP/LSAP/Verts va vers une réforme plus arithmétique. Ainsi, quel que soit le revenu du ménage, que ce soit une famille d’ouvriers ou de directeurs de banque, le montant mensuel que touche un ménage pour un enfant sera désormais de 265 euros par mois (actuellement : 185 euros, plus 76 euros de boni). Tous les enfants toucheront désormais la même somme, quel que soit leur rang – donc les familles nombreuses perdront au change (actuellement, le cinquième enfant d’un ménage reçoit 382 euros par mois, par exemple). Par la réforme des allocations familiales, outre la simplification administrative considérable qu’elle implique, le gouvernement compte faire des économies de 41 millions d’euros sur quatre ans.
Dans sa première réaction à la déclaration du Premier ministre, le président du groupe parlementaire CSV, Claude Wiseler, a calculé qu’une famille avec trois ou quatre enfants dont un des parents ne travaille pas perd entre 8 600 et 10 700 euros par an par cette mesure. « Ce gouvernement, dit-il à la tribune de la Chambre des députés, ne soutient qu’un seul modèle de famille, celui où les deux parents travaillent. Il supprime toute aide pour ceux qui choisissent un autre modèle, c’est inacceptable pour nous. »
En parallèle à la suppression de certaines allocations et de la réforme des allocations familiales, le gouvernement introduit une « contribution pour l’avenir des enfants », ces fameux 0,5 pour cent à payer sur tous les revenus, essentiellement destinés à financer l’encadrement de la petite enfance (voir page 7), qui rapportera quelque 119 millions d’euros par an.
Si donc les familles où l’un des partenaires choisit de rester à la maison se voient supprimer les aides directes, et sont en plus obligées de payer une taxe pour un service de garde dont elles ne profiteront pas, c’est la fin du libre choix, clament les défenseurs d’un modèle de famille classique.
Or, peut-être que cette « modernisation de la politique familiale » ne fait que suivre, voire peut-être accélérer un changement de société que le Statec constate dans son dernier Rapport travail et cohésion sociale présenté lundi : le taux d’emploi féminin a augmenté de façon significative en dix ans, passant de 55 pour cent en 2003 à 64 pour cent en 2013. Le Luxembourg se situe ainsi exactement dans la moyenne de l’Union européenne, s’éloignant peu à peu du modèle de la femme au foyer. Cette évolution s’explique par beaucoup de facteurs, comme le niveau d’éducation des femmes ou leur volonté ou besoin d’indépendance, mais aussi par la pression économique qui pèse sur les familles (un prêt à rembourser, un niveau de vie exigeant) et l’amélioration de l’offre en structures de garde pré- et parascolaire. En parallèle, le Statec constate une deuxième évolution structurelle sur dix ans : de plus en plus de femmes travaillent à temps plein, alors que les hommes ont eux aussi plus souvent recours à des modèles de temps partiel – donc peut-être aussi pour aider à s’occuper des enfants. Pour augmenter le taux d’emploi dans la population globale – selon son engagement pris dans la stratégie Europe 2020, le Luxembourg devra atteindre 73 pour cent d’ici six ans, contre 71,1 pour cent aujourd’hui (78,1 pour cent pour les hommes) –, il devra forcément encourager plus de femmes à intégrer le marché du travail.
Le ministère de la Famille est le plus gros chantier du gouvernement de Xavier Bettel, c’est aussi celui qui prévoit le plus d’économies : 44 millions d’euros en 2015, 332 millions en tout d’ici 2018. Outre les réformes des allocations, le gouvernement entend chasser plus vigoureusement les abus dans le domaine des aides sociales, notamment du revenu minimum garanti, et renforce pour cela le personnel du Fonds national de solidarité. Afin de contrebalancer les pertes de revenus par la suppression de certaines allocations, qui touchera aussi les familles monoparentales, se situant déjà aujourd’hui à la frontière ou souvent en-dessous du seuil de pauvreté, Xavier Bettel a annoncé une réforme du RMG, qui prenne mieux en compte les besoins de ceux qui élèvent seuls leurs enfants, sans que cette réforme ne soit encore explicité dans le projet de loi du « paquet d’avenir » déposé avec le budget d’État.