Le « jumeau digital » (digital twin) est un concept développé notamment, en matière urbaine, à l’Université de Cardiff. Il consiste à recréer dans un univers virtuel un quartier, une ville ou une région, à en collecter et à intégrer les informations qu’elles produisent en matière de gestion des bâtiments et de mobilité et de constituer ainsi un tableau de bord en temps réel afin d’optimiser leur performance.
Présentant le digital twin développé sur la base de ce modèle pour Belval lors des Tech Days du Luxembourg Institute of Science and Technology (List) le 20 juin dernier, son directeur Thomas Kallstenius l’a illustré avec sa propre routine quotidienne. Prenons quelqu’un qui se lève le matin au Limpertsberg et se prépare à se rendre à son travail à Belval. Il prend une douche, ce qu’enregistre le compteur d’eau. Il se rase et se prépare un café : petit pic de consommation d’électricité. Dument collectées et transmises à un serveur, ces informations peuvent alors participer à un pilotage expert de la mobilité pendant les heures de pointe sur les autoroutes du grand-duché puisqu’elles permettent d’anticiper avec une certaine précision l’heure à laquelle ce navetteur va se retrouver derrière son volant à affronter les embarras de la circulation. Un des ressorts de ces copies digitales est l’« Internet of Things », qui recouvre la multiplication d’objets, publics ou privés, directement reliés au Net. Ceux-ci deviennent, dans ce contexte, autant de senseurs qui transmettant à un serveur distant les données qu’ils captent sur leur environnement immédiat ou leur statut (utilisation, consommation d’énergie…).
Lors de ces Tech Days, le professeur Yacine Rezgui, « smart cities expert » à l’Université de Cardiff, a mis en avant le potentiel d’un tel jumeau digital. Le principal avantage que l’on peut espérer en tirer réside dans une optimisation énergétique et environnementale des bâtiments bien plus poussée que celle qu’autorisent les systèmes actuels. Aujourd’hui, les bâtiments produisent déjà quantité de données qui servent à gérer notamment la température qui y règne, l’énergie et l’eau qui y sont consommées, les flux de données qu’ils génèrent, très souvent aussi les données météo locales : température extérieure, précipitations, vent.
Les villes et quartiers génèrent de plus en plus souvent des informations relatives à la mobilité, comme par exemple la densité de la circulation automobile, la ponctualité des transports en commun, le taux d’occupation des parcs de stationnement, le nombre de vélos de partage empruntés. Les caméras de surveillance renseignent en temps réel la densité qui règne sur les chaussées, les trottoirs, les pistes cyclables, les transports en communs. Aujourd’hui, ces données restent soit confinées au système dont elles font partie, soit sont partagées sur des réseaux dédiés mais non interconnectés. C’est leur mise en réseau et leur couplage à des algorithmes de type « ville intelligente » que recouvre la notion de digital twin.
La ville de Cardiff a commencé en 2017, à travers entre autres un partenariat avec British Telecom, à mettre en œuvre ce concept. « La technologie peut nous aider à créer des villes plus süres, zéro carbone, fondées sur des systèmes circulaires dans lesquels les espaces verts et la nature sont intégrés dans la planification urbaine », proclame, sur le site développement durable du Pays de Galles, la page consacrée au projet « Smart Cities Cardiff », d’un montant de 1,2 milliard de livres. Un des résultats de ce projet est la plateforme dite Cusp (Computational Urban Sustainability Platform), dont une application au nouveau quartier de Belval a été présentée lors de l’événement du List.Il s’agit d’un « outil d’aide à la décision immersif construit pour rendre accessibles les puissants outils d’analyse urbaine de l’Université de Cardiff », qui rend possible un monitoring interactif à travers une interface web, explique Corentin Kuster, un des intervenants du projet.
Cette interface permet par exemple de zoomer sur un bâtiment, de choisir une température visée pour les bureaux ou les logements qu’il héberge et de visualiser la consommation d’énergie qui en résulte en fonction de la température extérieure dans le quartier. Au-delà de cette dimension de monitoring et de simulation, on peut bien entendu envisager, suivant les boucles mises en place, d’aller plus loin et de permettre à un algorithme ou à un humain d’intervenir directement sur les réglages du bâtiment (aération, stores, clim, chauffage…) pour viser simultanément, par exemple, une température ambiante idéale et une consommation d’énergie réduite. Même sans ces boucles de rétroaction, le digital twin d’un quartier ou d’une ville peut rendre d’énormes services pour mieux piloter les politiques énergétiques, de mobilité et plus généralement de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ainsi, à Cardiff, le digital twin est utilisé pour collecter des données de consommation d’énergie et optimiser grâce à elles la centrale électrique alimentée par des bio-carburants.
Dans le cas du Luxembourg, on peut assez facilement imaginer recréer sur le cloud un double digital de tout le pays. Du fait de sa grande diversité culturelle, de sa prospérité, de la pénétration élevée des technologies les plus récentes, véritable « Europe à petite échelle », il constituerait un laboratoire idéal pour tester son potentiel à une échelle nationale plutôt que locale : dans cette perspective, le déploiement rapide de la 5G constituerait un argument de poids. Des arguments que ne s’est pas privé d’avancer Thomas Kallstenius, profitant de la présence des décideurs présents pour les encourager à appuyer la création d’une « copie digitale » de tout le Luxembourg.
Cette description d’inspiration technophile n’est pas sans évoquer les SIMS Cities, ce jeu qui a connu un grand succès en éveillant le démiurge qui dort en chacun de nous. Elle montre ce que l’on peut espérer réaliser avec de tels doubles digitaux, mais aussi qu’ils peuvent nous faire atterrir rapidement chez Big Brother si l’on n’y prend garde. Yacine Rezgui le reconnaît volontiers, mais souligne que ces plateformes sont neutres en matière de gouvernance. Il loue l’esprit très ouvert et le dynamisme remarquable des communautés qui règnent au Royaume-Uni face à ce genre d’infrastructures innovantes. Si leur déploiement dans un contexte apaisé peut sans doute s’accompagner de modalités de concertation avec les habitants afin d’assurer à la fois une protection scrupuleuse de leurs données personnelles et une grande transparence sur les algorithmes à l’œuvre dans les entrailles de telles plateformes, on est en droit de se demander si de telles sauvegardes feront partie de la donne si elles sont déployées dans un contexte sécuritaire tendu : leurs bénéfices potentiels en matière de contrôle social sont élevés, et on voit bien que les promoteurs gallois du modèle des Villes Intelligentes ne se privent pas de citer comme premier argument en leur faveur la contribution qu’elles peuvent apporter pour rendre nos cités « plus sûres ».
Il importe donc d’accompagner le déploiement de telles plateformes d’un code strict. Centraliser les données ne doit pas faire partie de leurs objectifs premiers : ce qui peut rester distribué doit le rester. Une grande transparence et les modalités de concertation avec les citoyens sur l’accès aux données et leur anonymisation systématique doivent être claires et s’imposer à tous les intervenants. De même, les citoyens doivent se méfier comme de la peste des beaux discours flous faisant l’éloge inconditionnel des algorithmes et de l’intelligence artificielle – et ce même si ceux-ci sont présentés comme les précieux auxiliaires de la transition écologique. Ceci vaut aussi si la promotion d’une copie digitale du grand-duché évoque de manière trop insistante ses bénéfices en matière de sécurité.