La part occupée par Facebook sur le marché publicitaire luxembourgeois reste une inconnue. À lire l’Ad’Report, une étude publiée annuellement par les principales régies (Editpress, IP Luxembourg, Maison moderne, JC Decaux, etc.), on se croirait dans un univers parallèle où les réseaux sociaux et Google n’ont jamais été inventés. On y lit que les « investissements publicitaires bruts » représentaient 155,5 millions d’euros en 2017. Soit une très légère augmentation de 0,3 million d’euros (0,21 pour cent) par rapport à l’année précédente. Or, l’étude recense uniquement les supports autochtones : quotidiens, hebdomadaires, périodiques, radios, télés – et leurs versions en ligne –, ainsi que les affichages et les spots cinéma.
Les budgets prévus par les firmes luxembourgeoises pour des annonces sur Google, Facebook, Twitter ou Instagram sont pudiquement passés sous silence. Faute de données disponibles, nous explique-t-on. (Ironie de la situation : alors que les Gafa collectent furieusement les données de leurs utilisateurs, elles sont extrêmement réticentes à divulguer les leurs.) Les régies publicitaires, commanditaires de cette enquête purement déclarative, n’ont pas vraiment intérêt à trop valoriser les concurrents états-uniens. En 2017, Facebook a ainsi déclaré quarante milliards de dollars de recettes issues de la publicité. Ce qui équivaut à vingt pour cent des pubs sur la totalité d’Internet. (Twitter et Snapshat sont loin derrière, avec 300 millions de dollars.)
Cette lacune dans la méthodologie d’Ad’Report explique que la croissance du marché luxembourgeois semble étrangement atone. Et que le papier continue de concentrer 67,5 pour cent des investissements, loin devant la radio (26 pour cent), RTL-Télé (14) et Internet (13). Mais même dans cette enquête lacunaire, la tendance est difficile à nier : entre 2016 et 2017, les budgets pour les annonces sur Internet ont doublé, alors que les journaux assistent à une érosion, même si celle-ci semble très lente. Ces statistiques sont à consommer avec beaucoup de précautions. Ainsi, Ad’Report ne prend en compte que les investissements « bruts », alors qu’en réalité, les grands titres accordent des remises qui peuvent être très conséquentes.
Avec trois quarts des Luxembourgeois inscrits, la firme de Mark Zuckerberg est devenue incontournable pour les annonceurs. (Twitter, par contre, n’a jamais vraiment réussi sa percée au Luxembourg – où seulement seize pour cent des résidents l’utilisent –, du moins pas au-delà du microcosme des soi-disant « influenceurs » ; les politiciens, journalistes, bloggeurs, chercheurs.) Parmi les entreprises avec une présence sur Facebook particulièrement développée, on trouve Luxair, dont la page compte quelque 70 000 abonnés. Elle est alimentée par un flux continu de jeux-concours et autres « contenus ludqiques, originaux, conversationnels et engageants ». La compagnie aérienne invite ainsi ses « fans [… ] à poster leurs plus beaux sourires ». D’autres passagers publient spontanément des clichés de couchers de soleil pris à travers les lucarnes de l’avion. L’idée serait de « créer de l’engagement », expliquait en 2014 le responsable de l’agence en charge de la page.
Sur Facebook, on retrouve également les pâtisseries Fischer et Oberweis (quelque 13 000 abonnées) ainsi que Namur (un petit millier d’abonnés). Alors qu’Oberweis et Namur postent des photos de macarons ou de salades de quinoa (« détox ») ainsi que des annonces d’emploi, Fischer tente de s’inventer une communauté. La chaîne de boulangerie publie des vidéos de la tenniswoman Mandy Minella faisant la promotion de « son » sandwich (« une bonne alimentation pour réussir le challenge ») ou encore des photos d’ateliers de cuisine destinés aux enfants.
En dé-prioritisant les pages médias et entreprises au profit des publications d’« amis », le changement d’algorithme annoncé en début d’année par Facebook a saboté ces efforts. Les firmes sont devenues quasi-invisibles dans le fil d’actualité, à moins que l’utilisateur « interagisse » régulièrement avec elles, en en partageant, « aimant » ou commentant les publications. Alors que Mark Zuckerberg justifiait cette politique par une volonté de promouvoir des « meaningful social interactions », on peut également y voir une stratégie pour forcer les firmes à passer à la caisse. Car pour redevenir visible, il leur faudra acheter de l’espace publicitaire.
Un des moyens les plus efficaces sont les vidéos, de préférence sous-titrées ; car de nombreux utilisateurs consultent Facebook durant les heures de travail, c’est-à-dire dans des contextes où il vaut mieux éteindre le son. Si certaines firmes ont recours à des agences pour gérer leur page, la plupart s’en occupent en interne. Et ceci d’autant plus facilement que les codes sont peu compliqués à maîtriser et ne nécessitent aucune expertise en graphisme ou en mise en page. Le truc, c’est de faire passer son annonce pour du contenu organique et brouiller ainsi les limites entre publicité commerciale et publication privée. Car, comme le recommande Facebook, il faut « créer des publicités attrayantes qui semblent faire partie de la trame sociale d’une personne ».
Il n’est pas évident de mesurer l’efficacité de ces publicités souvent aperçues durant un quart de seconde seulement. D’autant plus que le Luxembourg est un marché trop exigu pour justifier des études de notoriété avant et après chaque campagne d’envergure ; une telle recherche coûtant plus que l’ensemble du budget publicitaire. Facebook promet aux annonceurs de « suivre les performance des publicités en temps réel ». Or quelle est la valeur d’une vue ou d’un clic ? Combien de « likes » sont effectivement convertis en ventes ?
La responsable d’une agence de communication évoque le ciblage comme un « énorme avantage » : Facebook offre quatre critères : la géolocalisation, l’âge, le sexe et les centres d’intérêts (selon les pages « likées »). Elle évoque une campagne pour de la nourriture d’animaux, lors de laquelle son agence a pu cibler les femmes de plus de quarante ans habitant Esch-sur-Alzette et aimant les chats.
Mais pour les annonceurs luxembourgeois, Facebook comporte un grand défaut : le réseau social ne prévoit en effet pas de paramétrage en luxembourgeois. Si une firme peut donc cibler son auditoire selon une myriade de critères, il lui est impossible de s’adresser aux seuls luxembourgophones. Aux utilisateurs résidant au Grand-Duché, Facebook suggère de sélectionner entre l’allemand, le français, le portugais et l’anglais. Or, pour le « community management » – la modération/censure des commentaires –, le luxembourgeois joue un rôle central et les annonceurs tirent beaucoup sur la corde nationale, voire nationaliste.
Les médias traditionnels permettent, quant à eux, un ciblage socio-linguistique relativement poussé, puisqu’entre frontaliers, expats franco- et anglophones, immigrés lusophones et résidents luxembourgophones, la presse est hyper-segmentée. Au point où un espace public partagé fait défaut. Le triomphe de Facebook, qui agit comme caisse de résonance des communautarismes et des préjugés, n’arrangera pas les choses.
La discussion autour des « fake news » provoquée par le scandale Cambridge Analytica n’a pas épargné le monde de la publicité. Elle s’y mène sous le terme de la « brand safety ». Les premiers à s’être retirés de Facebook ont été les marques « premium », par peur que leur image ne soit écornée par un « environnement éditorial » clivant, violent, voire haineux. Les seules publicités qu’on trouve aujourd’hui dans les grands titres internationaux comme Le Monde ou le New York Times, proviennent de marques de luxe à la recherche d’un environnement serein et respectable, comme une manière de se distinguer.
Quant aux bourses en ligne sur lesquelles un annonceur peut acheter les inventaires détaillés de milliers d’internautes – collectés via « cookies » et « trackers » –, elles ont connu un crash suite à l’introduction du Règlement général sur la protection des données (RGPD). Sur ce marché, l’insécurité règne. Les annonceurs ayant du mal à situer la nouvelle ligne qui démarque le légal de l’illégal.