Tullio Forgiarini est un auteur luxembourgeois qu’on ne connaît pas assez. Non pas qu’il soit « jeune auteur », non, il approche de la cinquantaine, même s’il garde un côté légèrement polisson, un brin sauvage, rebelle souriant, non plus qu’il soit en devenir, loin de là – il a écrit cinq romans, dont le dernier, Amok, en luxembourgeois, va prochainement sortir au cinéma, dans une adaptation de Donato Rotunno, et le premier, Miss Mona, a été publié aux éditions de la Baleine, une petite maison d’édition qui appartient au Seuil... Non, la raison de cette relative méconnaissance est peut-être à chercher du côté de son écriture, du genre qu’il pratique : Il écrit des romans noirs un peu décalés. Trop compliqués et trop bizarres pour le public habitué aux policiers de gare (de ce genre que publient par exemple les éditions Saint-Paul), mais trop populaires pour les amateurs de belles lettres.
Ce qui n’est pas tout à fait faux, certes, mais ce n’est pas pour rien que l’université en (les romans en question) met parfois au programme, dans l’un ou l’autre cours de littérature francophone du Luxembourg. Histoire de points de vue narratifs, de structure du récit, d’effort stylistique, ces choses qui, dans les romans de Tullio Forgiarini, ne sont pas toujours évidentes – et ce au grand plaisir du lecteur dont la curiosité ne s’arrête pas à la simple appellation de roman noir. Les questions de la perspective et du style à adopter sont les plus importantes, m’avoue-t-il, un après-midi, autour d’un café glacé.
Tullio Forgiarini : Si ces deux questions sont claires (c’est-à-dire qui parle, où se trouve-t-il quand il parle et de quelle manière dit-il ce qu’il a à dire et peut-être même à qui), les choses se mettent tout à coup à coller. Parce qu’il y a un lien. Entre une certaine vulgarité dans le ton et l’ambiance un peu crade d’une histoire, par exemple, ou d’un personnage.
Ian De Toffoli : Comme l’inspecteur Martin, cette femme flic grincheuse, misanthrope, cynique, alcoolique sur les bords, qui apparaît dans deux de tes romans, Miss Mona et La enième mort d’Ernesto Guevara de la Serna, dit le Che.
Oui, ou, par exemple, Lucienne, dans La Ballade de Lucienne Jourdain. C’est l’histoire d’une femme de soixante ans qui, après une vie sage et on ne peut plus conservatrice, avec un mari qui l’ennuyait, qui ne s’intéressait pas à elle et en plus la trompait régulièrement, décide tout à coup de prendre les choses en main : passer le permis de conduire, tuer son mari, partir en vadrouille, prendre un amant, le tuer également. Quand j’ai réfléchi au style à adopter, j’ai pensé qu’il fallait que cette Lucienne se trouve quelque part en train de raconter à quelqu’un ce qui s’est passé. Qu’elle se confesse, enfin. Le cadre que j’ai imaginé, qu’on ne comprend qu’au fur et à mesure de la lecture, est celui d’un confessionnal, dans une église parisienne, où elle s’est finalement refugiée et où elle parle à un prêtre. D’où le style oral, aux nombreuses interjections, reprises, corrections, interruptions. Mais j’ai également voulu qu’il reste une certaine ambigüité, à la fin. Est-elle vraiment dans un confessionnal ? Elle pourrait tout aussi bien se retrouver dans un commissariat de police. Qui est la personne en face d’elle qui l’écoute, le destinataire de son long monologue ?
Plusieurs de tes romans présentent, surtout au dénouement, cette ambigüité. On ne sait pas exactement ce qui attend les personnages après la dernière page. Il en est de même dans ton dernier roman, Amok, cette histoire d’amour entre deux mineurs troublés, où l’on pourrait qualifier la dernière scène de plus ou moins (ou même d’ouvertement) fantastique, alors que c’est plutôt un roman réaliste, psychologique, presque étude sociale par moments, vu les problèmes scolaires des adolescents, leur situation de famille difficile, etc.
C’est vrai. J’adore les romans qui se jouent un peu des codes romanesques, qui brisent certaines règles ou tabous stylistiques, qui mélangent plusieurs choses. Des polars qui ne sont pas que noirs, mais peut-être même humoristique, des romans ou films qui commencent par le plus sec des styles naturalistes pour déborder, on pourrait même dire dégénérer, dans quelque chose de fantastique, de surréel, de magique même.
Du genre Pan’s Labyrinth.
Exactement, j’adore Guillermo del Toro, cette histoire de famille sur fond de guerre civile espagnole et de franquisme qui dévie vers un univers de monstres et de fées. Ou Tideland de Terry Gilliam. Ou Shining, bien sûr. C’est vers ces débordements que tendent mes polars. Je trouve d’ailleurs que le polar s’y prête particulièrement bien, c’est un genre assez humble, les débordements ambigus s’y remarquent d’autant plus. D’un côté, on a les contraintes, le code, parce que même en écriture, on n’est jamais libre, et de l’autre on les dépasse et c’est tant mieux. Le problème, en ce qui me concerne, c’est que les gens s’en plaignent.
De l’ambigüité ?
Oui. Ce que j’aime bien, dans un livre, c’est quand le lecteur se fait ses propres idées, quand il continue l’histoire ou la complète dans sa tête. Mais certains de mes lecteurs se sont plaints que, par exemple, la fin des mes livres est souvent trop ouverte, pas assez concluante. Ce qui les laisse, eux, sur leur faim. Alors je leur réponds qu’il ne faut pas s’attendre à ce qu’un auteur sache comment finissent ses propres romans. Bien au contraire, je ne le sais souvent pas. Bon, pour une transposition au cinéma, ce n’est pas idéal. Pour Amok, certaines scènes ont finalement été rendues plus concrètes, compréhensibles.
Justement, parlons-en alors... Quelle a été ta démarche, as-tu participé à l’écriture du scénario, comment vois-tu le résultat ?
L’envie d’une autre forme d’écriture, par exemple des pièces de théâtre ou des scénarios de film, je l’ai depuis longtemps. Il y a même eu des discussions autour d’une adaptation d’un de mes polars, du Che. Mais c’est finalement Amok que j’ai envoyé à Nicolas Steil, d’Iris. Il a trouvé le livre intéressant, j’ai commencé à écrire une première version d’un scénario, que Donato Rotunno et Nicolas Steil ont revu et que j’ai peaufiné ensuite. Il faut dire qu’il s’agit vraiment d’une « lecture » du film, avec pas mal de partis pris, c’est-à-dire que des scènes, des moments, des situations trop ambigües ont été un peu transformées, adaptées, rendues plus claires, plus faciles à comprendre, plus soft peut-être. Par exemple le trouble de multiple personnalité du protagoniste, rendu par du dialogue intérieur dans le livre, parfois volontairement un peu confus, a été résolu par l’introduction d’un nouveau personnage/acteur. Mais je suis très content du résultat. Moi qui suis un écrivain qui a certainement vu plus de films que lus de livres ou qui trouve que Stephen King ou Harry Potter, c’est franchement mieux en tant que film qu’en tant que texte, je pense que ça peut être pas mal, Ouni d’Hänn (c’est le titre qui a été choisi pour l’adaptation).
On a également loué le côté portait social du roman, l’observation d’une certaine génération désemparée de jeunes, sans avenir. Pourquoi ces protagonistes ?
Je n’invente pas grand-chose dans Amok. J’en ai eu pas mal, des classes de jeunes difficiles, aux problèmes disciplinaires, décrocheurs d’école, comme on dit, où tout va de travers, surtout à la maison. Tu peux parfois prédire leur avenir de criminel. J’ai surtout eu trois ou quatre jeunes qui m’ont tristement inspiré les personnages d’Amok. Même l’histoire de l’éducatrice tuée par des jeunes n’est pas inventée. C’est quelque chose que le grand-duché refoule de façon très efficace, ces jeunes et leurs difficultés. Certains de mes lecteurs ne m’ont pas cru quand je leur disais que c’était une situation que je vivais parfois au quotidien. Malgré tout notre confort et notre tranquillité, des gens bizarres, tu les rencontres partout, même au Luxembourg.
Et qu’en serait-il d’un nouveau cas pour l’inspecteur Martin ?
Je n’aime pas les séries. Je ne parle pas de la télé, mais de ces romans policiers avec toujours le même personnage, que certains auteurs sortent à la va-vite, un peu comme un travail à la chaîne. J’ai l’impression que plus ils publient, moins ils ont de choses à dire. Avec le travail autour du film, je viens de me rendre compte que j’aimerais faire toutes sortes de choses. Comme réaliser moi-même un film, si on me donnait un bon directeur de photographie, bien sûr. De toute façon, même quand j’écris, je vois les choses, j’avance par séquences. Ou écrire des chansons. Ou écrire en d’autres langues que le français, comme l’allemand, mais aussi l’italien ou l’anglais. Avec la langue, c’est tout de suite toute une dimension qui change. Ou écrire sur commande, j’adore les commandes. Ou faire une bande dessinée. Ce que je suis d’ailleurs en train de faire, avec Vincent Biwer. Une histoire rocambolesque avec des zombies et des suicides et tout ça, pour un public de jeunes adultes ou même pour adolescents. Le titre est Half-Angels.
Déjà, en ce qui concerne Amok, je n’étais jamais sûr s’il fallait le considérer comme un livre pour adolescents. Je pensais que oui, mais je trouvais qu’alors il était vraiment trop difficile et le style trop dense.
En aucun cas je voulais que ce soit un livre pour ados avec message ou morale de la part d’un adulte qui se prend pour une quelconque autorité. Une de mes faiblesses est peut-être le fait que je ne sais jamais pour qui j’écris. Les uns me disent que mon français est trop compliqué, ce qui m’étonne évidemment (mais bon, le français est tellement impopulaire de nos jours et les jeunes le maîtrisent de plus en plus mal, ces phénomènes sont évidemment liés), ou que je n’écris pas assez en luxembourgeois, que mes phrases sont trop longues, etc. Alors que le protagoniste de Carcasses, il parle de façon laconique, saccadée. Peut-être que c’était le cas dans mon premier roman, Miss Mona : je n’y vois que des maladresses.
Le roman a quand même été publié par une maison d’édition qui appartient au groupe du Seuil. Comment ça s’est produit et pourquoi les publications futures se sont-elles faites au Luxembourg et non plus en France ?
Un peu à ma surprise, je dois dire. J’avais envoyé le manuscrit à dix éditeurs français, parmi les plus gros, évidemment, mais aussi aux éditions de la Baleine. Ils l’ont pris. Tel quel. Sans lectorat, ni rien. Quant à mon deuxième livre, La Ballade de Lucienne Jourdain, à la base c’était une commande, un polar pour la « série grise » des éditions de la Baleine, des romans noirs où les protagonistes seraient des gens d’un certain âge. Ça n’a finalement pas été pris, et quand je l’ai envoyé à un concours littéraire au Luxembourg, je crois que c’était le concours « Libertés » (il faut dire que c’est l’histoire d’une dame qui se libère de tout), j’ai reçu le deuxième prix. Le jury était d’ailleurs persuadé que le texte avait été écrit par une femme, ça m’a beaucoup plus. Nic Weber m’a ensuite assez rapidement proposé de le publier. Op der Lay m’avait également contacté, et c’est comme ça que Carcasses est finalement sorti chez eux. Quand à Amok, Binsfeld l’a pris avant même qu’il soit terminé. Mais, franchement, le hasard y est pour beaucoup, aussi…
Tullio Forgiarini
D’origine italienne mais né au Luxembourg en 1966, Tullio Forgiarini fait son bac au Lycée de garçons et ses études d’Histoire à Strasbourg, avant de revenir et d’enseigner au Lycée du Nord, à Wiltz, entre autres dans des classes spécialisés pour jeunes en difficulté. Il dit qu’il serait peut-être devenu un vrai écrivain, s’il n’avait fait rien d’autre de sa vie que de s’entraîner à écrire. Parce qu’il n’y a pas de métier sans entraînement. Il écrit des romans dévergondés avec des personnages eux aussi dévergondés, marginalisés, des décrocheurs, des asociaux, des hargneux. Il dit qu’il se sent lui-même un peu out, partout où il va, que ce soit en ville ou à la campagne, dans ce milieu-ci ou dans un autre. Il est en train de retaper une vieille ferme dans le Hondséisleck, où il espère pouvoir installer une petite salle de projection, c’est pour ça qu’il a les doigts tachés de peinture au lieu d’encre. Son large sourire s’accorde formidablement bien avec les histoires sinistres qu’il raconte.