josée hansen : Vous travaillez tous les deux sur et dans l’espace public, plus spécifiquement même dans le contexte luxembourgeois. Hans Fellner comme observateur très actif, notamment durant plusieurs années au sein du groupe de travail « espace public » de la Fondation de l’architecture et de l’ingénierie, ainsi que comme concepteur et commissaire d’expositions. Alors que vos recherches et réflexions, Georges Zigrand, en tant que designer, vous ont mené à penser les fonctionnalités de l’espace urbain dans les domaines comme la mobilité, la gestion des flux, la signalétique ou l’esthétique... À qui appartient cet espace public, selon vous ?
Georges Zigrand (sans hésiter) : À tout le monde !
Hans Fellner : Alors j’aimerais d’abord clairement définir le sens du terme « espace public »...
gz : ...shared space ?...
hf : Je m’explique : L’espace public, on peut le percevoir de plusieurs manières. J’aimerais le définir de la manière la plus vaste possible : Pour moi, l’espace public commence lorsque j’ouvre ma fenêtre ou que je traverse ma porte le matin.
gz : En tout cas, ce n’est pas seulement la Place d’Armes et la Grand-rue. L’espace public, c’est aussi la route de Thionville et la porte de Hollerich, la route d’Arlon et la route de Longwy. Et je constate qu’à ces endroits-là, c’est un espace mal aimé – « lieblos » en allemand – dont on ne prend pas assez soin. Dans le sens anglais du « take care of ». Souvent, c’est un espace purement rationnel, défini en premier lieu par l’équipement routier.
L’espace public, c’est cette partie fonctionnelle d’une ville ou d’un village qui connecte tout, mais à laquelle on ne réfléchit pas assez. Pourtant, ces quartiers à la périphérie que je viens de citer, ce sont les portes d’entrée par lesquelles les touristes et les visiteurs arrivent dans la ville : tout ce qu’on y voit fait partie de cette expérience. Or, la première image qu’ils aperçoivent ici est désolante.
hf : Ma lecture à moi est très différente, beaucoup plus philosophique : Pour moi, l’espace public est tout cet espace que je vois et que je vis en sortant de chez moi – même, à la limite, l’intérieur d’un appartement dont les habitants n’ont pas fermé les volets le soir... Que j’aille promener le chien ou que je prenne ma voiture : un autre chien, une belle femme, un arbre qui a une forme intéressante – tout cela fera partie de mon expérience véritablement sensuelle de l’espace public. Je me pose beaucoup de questions sur le sens de la perfection dans l’espace public et j’en viens à la conclusion que si nos espaces étaient parfaitement planifiés jusque dans le moindre détail, ce serait horrible !
gz : Oui, regardez le Kirchberg par exemple. On y constate que les gens n’ont pas envie de vivre normalement dans une ville nouvelle, conçue sur base d’une grille qui laisse peu d’espace à l’imprévu ou à l’accidentel.
hf : Avec le groupe de travail « espace public » de la Fondation de l’architecture, dans lequel je me suis investi durant trois bonnes années, nous avons visité beaucoup d’espaces publics, dont certains que nous estimions ratés, comme ce réaménagement catastrophique de la place de Strasbourg, dans le quartier de la gare. Nous y sommes allés plusieurs fois de suite, et nous avons dû constater que malgré tout, cette place fonctionnait : les gens se la sont appropriés, les enfants pour l’aire de jeux, d’autres populations pour le calme et la verdure. Tous se partagent cet espace sans anicroches, donc elle fonctionne. Ce qui importe, ce sont les possibilités d’ancrage qu’offre l’espace public : on doit s’y sentir chez soi et il doit offrir la possibilité de faire ses propres expériences. Il doit être ouvert et permettre plusieurs utilisations. Par contre, un espace, un quartier, une ville doivent avoir une identité propre, qui se décline par exemple jusque dans des couleurs dominantes du mobilier urbain.
gz : Tout à fait d’accord : Par exemple, l’ancienne couleur bleu pétrole des autobus de la ville de Luxembourg était une telle couleur, immédiatement reconnaissable car unique. Il faudrait la réhabiliter, elle était beaucoup plus forte, avec un contexte historique et donc plus « identitaire » que par exemple les couleurs de la campagne Multiplicity, qui ornent désormais les autobus et que je trouve inappropriées dans le contexte urbain.
jh : En règle générale, on a l’impression que l’espace public, c’est ce qui reste entre deux terrains, entre deux lotissements et leurs routes. Cet espace mal aimé que les promoteurs sont désormais forcés de laisser à disposition des utilisateurs, mais qui est aménagé avec peu de soin, juste a minima, à côté des infrastructure vitales. Est-ce qu’il y en a assez, de ces espaces libres ?
hf : Oui. Largement ! On a tellement de parcs au Luxembourg. Ce n’est pas l’offre qui manque, mais parfois, il y a des espaces qui ne fonctionnent pas du tout ou qui sont peu utilisés.
gz : Je trouve aussi que la quantité est suffisante. Mais que ces espaces sont souvent mal aménagés et mal utilisés. Les grands axes routiers constituent ainsi un problème majeur à mes yeux : les proportions sont mauvaises et n’encouragent pas la mobilité douce, mais sont, au contraire, uniquement conçus pour les voitures privées. C’est une question d’échelle : ces grandes routes à plusieurs voies encouragent davantage l’automobiliste à les emprunter que le cycliste. Elles sont moches, et la pollution visuelle qui les borde, notamment de plus en plus d’écrans LED extrêmement agressifs (illégaux à ma connaissance), les rendent désagréables, voire même dangereuses, surtout parce que ces éléments dérangent la concentration des automobilistes.
Pourtant, les dimensions modestes de la Ville de Luxembourg devraient encourager les cyclistes et les piétons. Or, au lieu de miser sur une vraie stratégie politique pour soutenir l’utilisation du vélo individuel avec un réseau cohérent et plus sécurisé, les responsables de la Ville on préféré faire un coup de pub avec un concept de location de vélos, qui se finance par les annonces vendues sur les stands – qui sont autant d’éléments de pollution additionnelle. Vél’oh va peut-être dans la bonne direction, mais n’a pas changé grand chose pour la mobilité douce – c’est un « nice to have ».
Ceci dit, il y a une grande divergence entre le traitement des différents quartiers : à Limpertsberg et à Belair, vous trouverez beaucoup plus de belles places ou de beaux parcs qu’à Bonnevoie... L’espace public a aussi une dimension sociale.
hf : Voilà encore une fois la question de l’échelle et de la densification. Si vous me demandez quelles sont mes attentes vis-à-vis d’une ville, je vous répondrai clairement que c’est une certaine urbanité, un espace vraiment urbain, dense, qui permette aux gens de « vagabonder » ou de « déambuler ».
jh : Si l’espace public appartient « à tout le monde » comme vous dites, on peut néanmoins considérer qu’il appartient davantage à certaines catégories d’utilisateurs. J’ai l’impression que dernièrement, on assiste vraiment à une privatisation de l’espace public à Luxembourg, de plus en plus accaparé par les affiches publicitaires, les colonnes Morris, les distributeurs de presse gratuite, les panneaux, la signalétique, les gadgets publicitaires des commerçants – dont certains polluent même l’espace sonore autour de leurs boutiques avec leurs musiques d’ambiance très agressives – et, actuellement, aussi cette action commerciale qu’est l’Elephant Parade...
gz : Dans l’espace public, il faut aussi parfois enlever des éléments et en regrouper d’autres – en anglais, on parle de « de-cluttering ». Épurer est un métier. Mais je crois pouvoir dire que la plupart des architectes et urbanistes sont convaincus qu’il faudrait travailler là-dessus.
hf : Pour moi, l’aspiration de la perfection de cet espace est avant tout une menace ! Je reviens au concept d’« ancrage » pour vivre une ville. Les travailleurs frontaliers, par exemple, ne sont pas du tout ancrés au Luxembourg : ils arrivent, travaillent et repartent aussitôt... À mon avis, il faut avant tout faire en sorte qu’un espace public offre suffisamment d’espaces où on puisse vivre des expériences personnelles, et c’est gagné. L’espace public doit permettre que se créent des biotopes susceptibles de générer de telles expériences, faire en sorte que le public se l’approprie. C’est un mélange entre conception voulue et tolérance.
En ce moment, je me consacre beaucoup à l’interrelation entre la psychanalyse et l’architecture : c’est fascinant. Regardez par exemple le nombre de gens qui passent leurs journées dans les grands centres commerciaux, qui ne sont vraiment pas une réussite du point de vue de la conception architecturale. Ils y vont pour regarder les gens, et ils y vont très régulièrement. Peut-être parce qu’on leur fout la paix et que les conditions climatiques y sont stables.
gz : C’est exactement l’aspect qui manque à la Ville : on n’y voit guère de flâneurs en dehors des zones piétonnes. D’autres villes, comme Londres par exemple, font d’énormes efforts pour promouvoir la mobilité douce, ne serait-ce que pour désencombrer les transports en commun. Mais ici : rien. Pourtant, on s’approprie beaucoup mieux une ville en y marchant et en y découvrant des coins cachés. Une Ville, ce ne sont pas seulement les « spaces » mais aussi beaucoup de « non-spaces », loin des images d’Épinal. La nouvelle passerelle au-dessus de la Rocade de Bonnevoie atteint son but fonctionnel : celui de relier deux quartiers, Bonnevoie et la Gare, sans traverser un grand axe en tant que piéton. Quand nous avons travaillé sur le projet du tram avec les architectes Lifschutz Davidson, nous avions d’ailleurs proposé un pont piéton qui relie la place de la Constitution avec la Gëlle Fra au quartier de la Gare, derrière l’ancien siège d’Arcelor-Mittal. Cela aurait permis aux piétons de traverser la Vallée à un endroit supplémentaire. Notre premier souci n’était pas écologiste, mais avant tout fonctionnel : avec une meilleure mobilité, les distances diminuent et la Ville gagne en densité et en identité. Moins de trafic implique aussi plus de potentiel de développement de l’urbanité. Mais cela veut dire qu’il faut prendre les bonnes décisions macro-politiques en amont.
hf : Je voudrais revenir sur le terme de « non-lieux » ou de « non-space » – ce concept imaginé par Marc Augé dans son livre Non-Lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité paru en 1992. Par la suite, le terme a été souvent mal compris, voire maltraité. Augé définissait un aéroport ou un supermarché comme des « non-lieux » d’une ville. Or, j’estime que ces endroits-là, même abîmés ou en mauvais état, font partie de l’urbanité. Il y a un roulement dans une ville, des quartiers qui tombent en désuétude et d’autres qui connaissent cette gentrification si conspuée. Les populations changent : un quartier peut être cher et huppé à un moment de la vie de la ville, puis les loyers tombent, les riches partent, et des populations plus modestes, voire défavorisées viennent y habiter. Il faut respecter ce mouvement et ces espaces moins parfaits. On ne doit pas tout vouloir contrôler.
jh : Néanmoins, on peut orienter. Qui doit planifier l’espace public : les designers – comme vous vouliez le faire avec la charte pour les terrasses de la Place d’Armes, Georges Zigrand, qui voulait surtout fixer les couleurs et les styles du mobilier urbain utilisé par les restaurateurs –, les architectes et urbanistes, les utilisateurs ou les politiques ?
gz : Il se trouve que beaucoup des questions essentielles attendent une réponse politique, comme celles concernant les infrastructures. La Ville de Luxembourg est en train de travailler sur une mise à plat de tout le mobilier urbain qu’elle utilise dans les différents quartiers – tous foncièrement différents –, de dresser un catalogue avec les typologies et les échelles. Après, on pourra traiter des questions comme : Peut-on utiliser des réverbères d’autoroutes au centre-ville ? Ou : Est-il sensé d’avoir recours à un modèle historicisant dans un quartier des années 1950 ? Question échelle, il peut y avoir des trottoirs trop étroits, ou ressentis comme tels, qu’il est alors désagréable d’emprunter, aussi par crainte de la vitesse du trafic routier...
Ce catalogue sera le premier pas vers un travail contextuel plus cohérent. Regardez le quartier de Bonnevoie : la place du Parc, nouvellement aménagée, ne fonctionne pas du tout à mon sens, il y a presque trop d’offre sur place, alors que ce que veulent les riverains, c’est un espace sûr où leurs enfants puissent jouer sans souci. On ne peut pas octroyer une idéologie à une place publique, il nous faudrait plus d’espaces génériques, ouverts, qui fonctionnent avant tout. J’insiste : le design formel est important, aussi dans l’espace public, mais ce n’est pas ce qui définit ou non la réussite d’un quartier.
jh : Quel est alors le rôle de l’art dans l’espace public ou de l’« art public » ? Qu’est-ce qu’il peut encore y ajouter ou y dire de plus que les infrastructures et les fonctionnalités d’un espace ? Depuis une vingtaine d’années, de grandes expositions, souvent mal réfléchies, de toutes sortes d’œuvres ou de non-œuvres s’imposent dans la capitale, sans que l’on n’en voie le sens...
hf : À vrai dire, je suis venu à la conclusion que l’art en espace public ne fait pas grand sens, si on reste dans le traditionnel. Il se passe tellement de choses dans le domaine public pour celui qui est réceptif et ouvert à la découverte, que les drop sculptures comme nous les avons connues ces dernières années, sont souvent superflues, voire même dérangeantes. Je crois que seules les œuvres qui naissent à partir d’un lieu font sens. L’exposition des sculptures de grande dimension de Javier Marín l’année dernière m’ont vraiment permis d’aller aux limites du faisable dans le contexte – ses « chevaliers de l’apocalypse » devant la Spuerkeess, ça me fait toujours rire d’ailleurs. Désormais, j’imagine surtout des œuvres plus éphémères et contextuelles, qui surprennent les passants
gz : Il faut ouvrir la définition : au lieu de n’imaginer que des sculptures, on devrait penser interactivité, transmission de savoir sur le quartier, lumière, son... Élargissons le terme et ouvrons-le à toutes sortes d’interventions qui permettent aux utilisateurs de voir l’espace autour d’eux avec des yeux nouveaux. Et si les enfants s’amusent, c’est déjà ça...
jh : Donc, dans ce sens, des actions commerciales comme l’Elephant Parade seraient un succès ?
hf : Je constate que ça a lieu, et je constate que les enfants s’amusent effectivement à se faire prendre en photo ou à faire des safaris pour les localiser tous. Donc, oui, j’estime que ça a un certain mérite, je peux donc vivre avec, tout en précisant qu’il serait sympa si on pouvait se passer du qualificatif « art en plein air »…
gz : Ah non ! Je suis contre ! Au risque de me faire traiter d’élitiste : je les trouve pénibles et dégradants. En tant que décideur politique qui autorise, voire, comme ici, promeut un projet, on doit être conscient de l’image qu’on véhicule. Et ces éléphants sont moches et cheap. J’avais de la visite dernièrement, on hésitait à leur montrer le centre-ville, tellement on avait honte de l’image que nos hôtes auraient eue de Luxembourg en voyant tous ces horribles éléphants. Et pourtant, j’aime bien l’animal !