C’était un des rêves du ministre de l’Économie, le socialiste Jeannot Krecké, et il va le faire passer au forcing à travers un règlement grand-ducal, sans beaucoup de gloire donc, histoire de mettre fin à près de trente ans de tergiversations des autorités, tiraillées entre la tradition libérale luxembourgeoise des affaires et la nécessité de se mettre au diapason avec les normes européennes. Le résultat est un compromis des deux considérations, ce qui explique sans doute la lenteur avec laquelle le projet de centrale luxembourgeoise des bilans a été mis sur les rails, alors que vu de l’extérieur, ce projet ne semble apporter que des avantages, à commencer par celui de la simplification administrative. Au lieu de remplir autant de déclarations qu’il y a d’administrations, une centralisation des bilans permettrait d’alléger les formalités pour les chefs d’entreprises qui n’auraient plus qu’à en faire une, valant à la fois pour les besoins de la statistique et pour les administrations fiscales. Une étude du Statec a notamment démontré qu’il était ainsi possible de réduire de 80 pour cent le questionnaire standard Statec sur la valeur de la production. Les avantages côté fiscal semblent moins évidents.
Le projet de règlement a été adopté le 5 juin dernier, lors de l’avant-dernier conseil de gouvernement de la législature. Il reste encore à le faire publier au Mémorial. Rien ne presse toutefois, puisque la mise en œuvre de la centrale des bilans et son corollaire, le plan comptable standardisé, ne devrait pas intervenir avant 2011-2012. Les entreprises luxembourgeoises auront tout le temps de s’adapter et le Statec, qui sera l’autorité en charge de la centrale, le loisir de revoir ses structures internes – le projet de loi réformant les statuts de la maison devrait alors être adopté – et d’accompagner les changements.
La centrale des bilans, c’était un peu l’arlésienne des ministres luxembourgeois de l’Économie depuis les années 1980 : ils la désiraient, mais ne la voyaient jamais venir. C’est dire si les réticences des milieux économiques, longtemps livrés à leurs propres règles du jeu en matière comptable, étaient fortes. La principale force d’opposition étant venue du lobby industriel anglo-saxon. Les regards se portent tous en direction de la firme GoodYear, dont on a un peu de mal à prendre au sérieux les difficultés que représentera le passage au plan comptable normalisé luxembourgeois. Le groupe n’a pas rencontré d’écueil insurmontable en France, où il a dû se plier aux standards hexagonaux qui cohabitent impeccablement avec les exigences de la maison-mère aux États-Unis. Quelles sont les contre-indications qui rendraient impossible l’usage des normes luxembourgeoises ? « Les avantages sont plus importants que les frustrations isolées de quelques entreprises qui considèrent la fourniture d’informations financières souvent comme une lourde obligation », notait en janvier 2008, le mémoire d’une jeune étudiante consacré à la centrale des bilans.
L’absence de standardisation a fini par poser de gros soucis à l’institut statistique luxembourgeois, qui peine souvent à fournir des données. Il est courant que dans les comparaisons statistiques internationales, notamment celles qui sont fournies par Eurostat, la ligne du Luxembourg reste désespérément muette, faute de données. En 2009, la pression de la Commission européenne était trop forte pour résister encore à l’absence de standards pour rendre les comptes annuels des entreprises et donner ainsi une image un peu plus fidèle de la richesse économique du pays. Le Statec se fait en effet taper régulièrement sur les doigts par les agents de Bruxelles pour les approximations de certaines de ses statistiques. Une faute dont il ne porte pas toujours la responsabilité.
« Le Statec réalise une enquête sur la production des entreprises qui permet de déterminer la valeur ajoutée des entreprises et constitue donc un des piliers pour le calcul du revenu national brut », souligne Nico Weydert, responsable du projet de centrale des bilans au Statec. Il en a d’ailleurs suivi toute l’évolution depuis les débuts, lorsqu’un certain Serge Allegrezza, jeune chercheur au Ceps, avait travaillé sur le projet de centrale des bilans au grand-duché. Le jeune homme en question a fait beaucoup de chemin depuis lors, puisqu’il occupe maintenant la direction générale du Statec. Avec un pareil parrainage, la centrale des bilans ne pouvait pas ne pas être intégrée dans le service national de statistiques.
Le ministre de tutelle Jeannot Krecké en fut aussi l’un des initiateurs alors qu’il n’était que simple député. En 1997, dans un rapport parlementaire consacré à la fraude fiscale et aux moyens d’en réfréner l’inquiétante progression, le socialiste suggère la mise en place de la centrale des bilans. Il lui faudra attendre douze ans et cinq au gouvernement pour que son rêve se concrétise dans le droit. Il était temps. En 2002 déjà, la semi privatisation du Registre de commerce et des sociétés et sa grande réforme (loi du 19 décembre 2002) devait aller de pair avec la standardisation des bilans. Le texte fixait aussi, bien qu’implicitement, les responsabilités du Statec, notamment celle de constituer une base de données des comptes annuels des entreprises. C’est d’ailleurs sur cette base habilitante que s’appuie le règlement grand-ducal encore à paraître au journal officiel.
Le ministre de l’Économie, qui en avait fait une des priorités de son mandat, a beaucoup payé de sa personne pour en arriver là. En juin 2005, un an après son arrivée au gouvernement et comme pour contourner les difficultés qu’il entrevoyait déjà, il convoque une conférence de presse avec le Statec pour annoncer par anticipation le lancement imminent de la centrale des bilans. Un calendrier est même dressé : « Le Statec mettra tout en œuvre pour lancer la Centrale des bilans luxembourgeoise en 2007 », notait à l’époque un communiqué de la maison. C’était encore l’époque du papier ou au mieux des versions PDF des formulaires. En deux ans, les choses ont évolué. Le Registre de commerce et des sociétés annonce pour le 1er octobre prochain, l’abandon des déclarations papiers des entreprises du pays pour un passage au tout électronique grâce notamment à Luxtrust. La phase d’exploitation proprement dite de la CBL devait intervenir au début 2009 et le Statec ambitionnait de livrer dans le sillage ses premières analyses financières et ratios. Un « cadeau » offert aux entreprises en remerciement de leur « coopération », qui leur permettrait sans frais de consultants de comparer leurs performances et leur compétitivité par rapport à leurs concurrentes d’un même secteur d’activité à travers la confection de « dossiers d’analyses financières ». Des données qui devraient également s’avérer précieuses pour les banques avant d’ouvrir le robinet des crédits. Sans oublier l’avantage qu’un tel système de monitoring offrirait aux autorités chargées de lutter contre les faillites. Les besoins de transparence des entreprises n’étaient pas, en 2005, aussi décisifs qu’ils ne le sont aujourd’hui avec la crise économique et financière qui a obligé les sociétés à jouer la carte de la fiabilité de l’information financière qu’elles doivent livrer. Même au Luxembourg où leur latitude fut toujours très importante pour ne communiquer au public que le minimum nécessaire.
Si on fait le compte, il y a eu au moins trois projets de centrale des bilans en moins de vingt ans, dont deux sont passés à la trappe, faute d’adhésion des milieux économiques. Le premier essai concret, baptisé Infogreffe, est directement inspiré de son modèle français à l’appellation presqu’identique. Il terminera en eau de boudin, mais aura le mérite de donner naissance à un groupe de travail à partir de 1996. Trois ans plus tard, on débouche sur un avant-projet de loi que l’on oubliera finalement dans les tiroirs d’une administration. D’où l’idée, « plus intelligente », selon Nico Weydert, de faire passer – en urgence d’ailleurs – le projet via un règlement grand-ducal. Le texte définitif, qui a finalement eu le soutien presqu’inconditionnel de tout le monde après qu’une commission nationale des normes comptables fut instaurée, tire toujours son inspiration des standards français, ce qui rompt avec la tradition néo-libérale selon laquelle chacun pouvait venir avec ses propres schémas nationaux, germaniques, anglo-saxons ou français. Le règlement grand-ducal sur un plan comptable standardisé autorise toutefois de nombreuses dérogations, pour ne pas trop révolutionner les pratiques culturelles des entreprises. C’était sans doute le compromis nécessaire pour mettre tout le monde d’accord sur un texte et le faire adopter avant la démission du gouvernement.
Le règlement grand-ducal sur le « plan comptable normalisé » ouvre un immense chantier. Il imposera aussi de nouveaux réflexes aux entrepreneurs luxembourgeois, dont certains ont profité de la non-standardisation, pour échapper totalement aux dépôts des comptes annuels.
Combien d’entreprises ne déposent pas leurs comptes annuels ? Il y aurait un énorme « déchet » de 20 pour cent, selon des indications difficilement vérifiables. Des questions se posent encore sur l’administration qui va contrôler la conformité des comptes annuels déposés. Par ailleurs, qui va s’assurer qu’ils l’ont été dans les délais prescrits par la loi ?
Le Statec n’a pas vocation à faire la chasse aux sorcières, explique en substance Nico Weydert. Ce qui n’empêche personne de cogiter pour voir dans quelle mesure le Luxembourg pourrait s’inspirer de son voisin belge où l’information déposée par les entreprises est contrôlée dans le moindre détail. Les retards de dépôts des comptes annuels y sont d’ailleurs soumis à pénalités : plus les chefs d’entreprises tardent à le faire, plus ils doivent payer de taxes. Les dirigeants luxembourgeois, qui ont mis trente ans avant d’imposer un standard, mais qui autorisent des écarts, n’auront peut-être pas ce courage. Dommage.