La taxe sur les transactions financières (TTF) verra-t-elle le jour ? Certains finissent par en douter, tant les incertitudes pèsent à son sujet. Faute d’un accord unanime entre les pays de l’Union européenne, elle ne sera finalement mise en oeuvre, suite à la proposition révisée émise en février dernier par la Commission européenne, que dans onze pays (Belgique, Allemagne, Estonie, Grèce, Espagne, France, Italie, Autriche, Portugal, Slovénie et Slovaquie) selon la procédure de « coopération renforcée » (initiative prise par un noyau de pays au sein de l’Union), appliquée pour la première fois à une réglementation aussi importante.
Son taux n’est pas encore fixé, les lobbies financiers, mais aussi les gouverneurs de Banques centrales (dont celui de la BCE Mario Draghi) et même certains ministres des Finances, comme le Français Pierre Moscovici, trouvant excessives les propositions de la Commission. Son entrée en vigueur, initialement prévue le 1er janvier 2014, sera repoussée d’au moins six mois en raison des discussions en cours sur son impact. Les études se sont multipliées au cours des derniers mois (la plus récente ayant été publiée par State Street Global Advisors en juillet) et vont toutes dans le même sens, à savoir sa nocivité pour le secteur financier et les investisseurs.
Inspirée d’une taxe imaginée par l’économiste britannique Tobin en 1972 (mais dans un autre contexte), elle doit selon les termes de la Commission permettre de « s’assurer que le secteur financier contribue de manière équitable et substantielle aux finances publiques » et « prend sa juste part du coût du rétablissement après la crise ». En ce sens elle se veut la contrepartie des 1 600 milliards d’euros d’aides publiques, soit 13 pour cent du PIB de l’UE, versés aux établissements financiers entre octobre 2008 et fin 2011. Mais son objectif principal est en réalité d’éradiquer la spéculation sur les valeurs mobilières, créatrice de « bulles », déconnectée des besoins de l’économie réelle et amplifiant les crises. C’est pourquoi le chiffrage de son rendement potentiel a finalement assez peu d’intérêt.
Dans l’état actuel des choses, la taxe serait de 0,1 pour cent de la valeur des transactions sur actions et obligations et de 0,01 pour cent sur les produits dérivés, et rapporterait, selon la Commission, entre 30 et 35 milliards d’euros. L’ONG Oxfam s’est livrée à un calcul plus précis : selon elle, la TTF rapporterait 37,06 milliards par an, se décomposant en 4,42 milliards provenant de la taxation des transactions sur les actions, 8,17 milliards de celles sur les obligations, l’essentiel (24,47 milliards) venant des produits dérivés. Cela étant, cette estimation pourrait être revue à la baisse, plusieurs gouvernements ayant fait connaître leur préférence pour un taux unique de 0,01 pour cent pour toutes les transactions. Si elle était adoptée, cette mesure, qui revient à diviser par dix la taxe sur les actions et les obligations, conduirait à un rendement de l’ordre de 25 milliards par an. Mais sans doute beaucoup moins encore si l’objectif de réduire les transactions spéculatives est atteint.
Là se situe en effet le cœur du problème. La TTF se veut dissuasive : sur la base de sa proposition initiale en termes de taux, la Commission escompte une baisse de 75 pour cent des transactions sur les produits dérivés et de 15 à 20 pour cent de celles sur les actions et les obligations. Il faut noter à ce sujet que, si toutes les transactions seront touchées (les achats comme les ventes), et tous les instruments (actions cotées, obligations et OPC), les opérations réalisées sur le marché primaire (introductions en bourse, émissions de nouvelles actions ou d’obligations) ne seront pas taxées. Et, pour ce qui est des dérivés, seules les opérations entre professionnels (banquiers, traders..) qui représentent 80 à 90 pour cent du total, le seront, les opérations de couverture des entreprises et des particuliers n’étant pas concernées.
Les opposants à la TTF font valoir qu’à côté de conséquences assez prévisibles, cette taxe influencera de manière inattendue et non désirable le comportement des gérants et des investisseurs. Le président de la Bundesbank Jens Weidmann a même évoqué de possibles « effets explosifs ». Selon les instances professionnelles, certaines activités seraient condamnées à disparaître car leur rentabilité est trop faible pour supporter le poids de la taxe. C’est par exemple le cas des OPC monétaires. D’autres seraient considérablement réduites, comme le marché du « repo » (mise en pension de titres pour garantir un prêt entre banques), qui traite quelque 6 000 milliards d’euros.
Comme le note la Fédération bancaire française, « les États risquent de perdre des revenus fiscaux existants importants ». À cela s’ajoute le risque de destructions d’emplois : « c’est toute une génération de talents qui devrait rejoindre les secteurs de l’industrie financière non soumis à la taxe ou partir s’exercer à l’étranger sous la pression commerciale des clients », alerte l’Association française de la gestion. Les États seraient aussi impactés par le renchérissement du coût de leurs émissions obligataires, du fait d’une moindre liquidité du marché secondaire. Mais d’autres risques sont évoqués : ainsi, la réduction du nombre de transactions, surtout à très court terme (moins de trois mois) sur le marché du repo pourrait assécher le marché interbancaire et nuire au financement de l’économie, obligeant la BCE à intervenir en prêtant directement aux banques comme elle a dû le faire plusieurs fois depuis 2008.
Jusqu’ici les arguments n’avaient pas particulièrement pris en compte l’impact de la TTF sur investisseurs, institutionnels ou particuliers. Or les rendements de leurs placements pourraient être affectés de plusieurs façons. Directement d’abord, par l’augmentation des coûts de transactions sur les actions, les obligations et surtout les OPC, qui selon l’AFG, « subiraient une double taxation puisque les souscripteurs devraient payer la taxe lorsqu’ils céderont une part de FCP alors même que les achats et ventes de titres au sein du fonds auraient déjà été taxés ». Indirectement ensuite. Les produits utilisant largement les OPC, comme les contrats d’assurance-vie en unités de compte, seront forcément affectés, de même que les fonds de pension.
Leurs gérants devraient réduire leurs arbitrages, moins recourir aux produits dérivés, souvent utilisés pour doper la performance et simplifier leur gestion pour éviter une « cascade de taxes ». En mars 2012 a été publiée une simulation intéressante : en prenant comme base de calcul un plan d’épargne-retraite à 40 ans, alimenté par un versement mensuel de 100 euros et rapportant cinq pour cent par an, dont le capital est actuellement de 148 856 euros, les experts de l’association européenne de la gestion d’actifs (EFAMA) ont établi qu’avec une taxe moyenne pondérée de 0,02 pour cent, le capital serait amputé de cinq pour cent environ, et de près de dix pour cent si elle se montait à 0,04 pour cent.
Les fonds de pension à la gestion dite « active », dont les frais, exorbitants aux yeux de la Commission (qui les chiffre à près de 15 pour cent de l’épargne déposée), devront revoir leur business model, en jouant davantage le jeu d’une détention sur le long terme. Par ailleurs les investisseurs pourraient souffrir d’une moindre liquidité des marchés des actions et des obligations et verraient se réduire la gamme des OPC.