Cette fois, Jeannot Krecké ne fera pas de quartier ni de cadeaux. Me Pol Urbany, l’avocat de l’ancien ministre LSAP de l’Économie, peaufine les plaintes en diffamation contre le site d’informations nuqudy.com, dont le serveur est basé à Londres – c’est à peu près tout ce qu’on sait – pour avoir colporté de graves accusations de corruption, de malversations et de délit d’initié à l’encontre de Jeannot Krecké et de celui qui fut l’un de ses principaux conseillers, Jean-Claude Knebeler. L’attaque frontale du blog ressemble plutôt à un règlement de compte de vengeurs à peine masqués. L’ancien ministre et son conseiller y sont présentés de façon surréaliste et sans la moindre preuve comme des agents à la solde de l’étranger, travaillant tour à tour pour l’Inde, la Russie et le Qatar et s’étant même vendus aux Iraniens en couvrant, entre autres, du blanchiment lié à un trafic de cigarettes entre le Luxembourg et l’Iran. Commerce transitant par les avions de Cargolux. Jeannot Krecké et Jean-Claude Knebeler ont apporté un démenti formel à ces allégations, qui s’appuieraient sur des informations du Service de renseignement luxembourgeois en 2008, dont la crédibilité fut mise en cause avant d’être partiellement démentie par un audit de PWC. Ce rapport Songa, dont les administrateurs de Cargolux ont eus copie, se pencherait essentiellement sur des accusations de corruption dans les anciens pays satellites de feu l’Union soviétique et ne ferait qu’un bref crochet sur le volet iranien, sans rien de vraiment tangible. Quant à l’analyse que fournira le Srel, elle serait surtout le miroir des rivalités que se livraient alors des dirigeants de Cargolux entre eux pour le contrôle de la compagnie de fret et certaines de ses routes aériennes. Il y aurait aussi de la mise en scène et un agenda caché dans cette enquête du Service de renseignement. Le directeur de l’époque Marco Mille, quelques mois avant son départ pour la firme Siemens, l’a pourtant soutenu des deux mains, bien que l’enquête un peu fourre-tout – on y retrouvera aussi, selon des sources fiables, le nom d’une ancienne commissaire européenne – ait surtout été l’œuvre du numéro trois du Srel, Frank Schneider.
Pas question cette fois pour Jeannot Krecké de négociation ni de retrait de plainte, comme il le fit il y a quelques mois dans la procédure qu’il avait engagée notamment contre le chef des Verts François Bausch dans le dossier de Livange/Wickrange. Dans la bataille pour tenter de faire sortir les loups du bois, c’est-à-dire, au minimum faire retirer l’article incriminé du site nuqudy, sinon obliger le ou les bloggeurs à apporter la preuve de leur bonne foi et démontrer la crédibilité de leurs informations (ils affirment avoir eu en main de rapport Songa), la grosse artillerie a été sortie pour démentir les accusations : le Premier ministre CSV Jean-Claude Juncker, pourtant « trahi » par le partenaire socialiste, est monté lui-même au filet pour défendre la probité de son ancien ministre et fournir sa garantie personnelle de son irréprochabilité. Après une réponse donnée dans la même journée à la question parlementaire du député DP Xavier Bettel posée ce mardi sur les intentions du gouvernement face aux allégations portées par nuqudy.com et à ce qu’il a appelé « une atteinte grave à l’image de notre pays dans le monde », le Service information et presse du gouvernement a apporté à son tour un démenti formel, en anglais, aux informations du blog.
L’État luxembourgeois financera ses frais de défense ainsi que ceux de Jean-Claude Knebeler, en tout cas au Luxembourg. Les juristes se tâtent encore avant d’engager des poursuites (hasardeuses et coûteuses) à Londres aux frais du contribuable. Mais sans une action parallèle en Grande-Bretagne, que vaudra une plainte au Luxembourg ? Ce qui est sûr, c’est que cette affaire nuqudy.com dépeignant le Luxembourg comme un pays rongé au plus haut niveau du pouvoir par la corruption et le népotisme aura en tout cas contribué à un rebond d’unité nationale, avec le libéral Xavier Bettel qui oblige d’abord le chef du gouvernement à sortir de son silence avec une question parlementaire posée quand même quelques semaines après que l’article tournait déjà en boucle sur les réseaux sociaux, puis Juncker à voler au secours d’un socialiste et finalement le SIP à en remettre une couche pour démentir catégoriquement des accusations « fausses et diffamatoires ».
Il y a à boire et à manger et beaucoup d’intoxication dans les informations distillées dans le blog, mais on peut y piocher à tout le moins des messages à décrypter, les mêmes qui ont récemment été livrés par Frank Schneider dans une interview à la presse belge. Un journaliste de RTL Radio Lëtzebuerg s’est d’ailleurs amusé à dresser un parallèle entre les assertions de nuqudy avec celles de l’ancien chef des opérations du Srel. En gros, tout tourne autour de la protection du patrimoine économique luxembourgeois. Fatalement, les fleurons de l’industrie que sont ArcelorMittal et Cargolux s’y trouvent une bonne place. La loyauté de Jean-Claude Knebeler, actuel consul général du Luxembourg à New York et qui avait siégé au conseil d’administration de Cargolux et s’est occupé d’à peu près tous les gros dossiers au ministère de l’Économie, est mise à rude épreuve : il est présenté par le blog comme un agent de Lakshmi Mittal dans le raid qu’il engagea pour s’offrir Arcelor en 2006, mais aussi comme un espion multicartes travaillant pour les gouvernements du Qatar et de la Russie. Des accusations assez grotesques ne s’appuyant sur rien d’autre que des ragots et des supputations, sans doute alimentés par les doutes qu’auraient eus à l’époque de l’OPA (d’abord hostile, puis amicale) les dirigeants d’Arcelor sur un éventuel espionnage de leurs conversations téléphoniques.
Le reste des assertions du blog, comme le prétendu compte en banque secret de Krecké au Qatar ou les coups de fil passés en catimini à Lakshmi Mittal, relèvent de la calomnie et d’un amalgame de faits sans doute volontairement déformés. De la désinformation à l’état pur. Le commerce de cigarettes fabriquées à Trèves par la firme JPI entre le Findel et Téhéran – auxquels Knebeler et Krecké furent étrangers tout comme l’ancien responsable de Cargolux au Moyen-Orient Albert Pansin, dont le nom est également cité par nuqudy – existait bien et était même connu des services de renseignement américains. Ce trafic a peut-être aussi alimenté les caisses des gardiens de la Révolution iranienne, mais il ne serait pas passé par la société luxembourgeoise Malu Enterprises, comme l’avaient pourtant laissé entendre les analyses du Srel en 2008 et comme le rapporte aussi nuqudy. Le trafic de cigarettes entre le Findel et Téhéran – tout comme d’ailleurs toutes les cargaisons sur cette ligne aérienne sensible politiquement – avait fait l’objet d’une surveillance serrée du Srel, ainsi que des écoutes téléphoniques peu orthodoxes (Land du 18 janvier). Un câble de l’ambassade américaine d’avril 2009 ayant fuité dans la presse montre que les Américains étaient au fait de ce commerce de cigarettes sur les lignes de Cargolux. La logique économique derrière le remplissage des avions de la Cargolux de cargaisons de cigarettes de JPI, alors que ce fabricant disposait déjà d’une usine en Iran pour servir la région d’Asie, est difficile à trouver. C’est en tout cas ce qui officiellement aurait éveillé les soupçons du Service de renseignement et déclenché son enquête ainsi que son intérêt pour la compagnie de fret. Y avait-il derrière d’autres motivations, comme ce fut le cas dans l’affaire de l’oligarque russe Lebedev, où, sous de faux prétextes de la lutte contre le terrorisme, des agents du Srel ont surtout cherché à se faire commissionner sur la récupération de fonds placés au Luxembourg par un ancien agent secret espagnol ? Ça sent le vinaigre.
Pour justifier l’enquête sur les « liaisons dangereuses » de Cargolux, Marco Mille, dans une communication qu’il fit en 2008 aux membres de la commission de contrôle parlementaire (Land du 18 janvier) assura que le trafic via la compagnie aérienne devait être vu comme un maillon essentiel de la chaîne logistique du trafic illicite de cigarettes. Le lien avec Malu Enterprises, petite sàrl luxembourgeoise constituée pour ses besoins personnels par un ressortissant indien, actuellement consul du Luxembourg au Koweit et aussi agent de Cargolux, n’a pas pu être établi et ne le sera d’ailleurs jamais, ni par une première enquête interne de Cargolux, ni par un rapport d’audit ultérieur de la firme PWC Genève. Ce document servira d’ailleurs de base à une plainte contre X au procureur d’État introduite en novembre 2010 par l’avocat de Cargolux, Me Paul Mousel. Mais les allégations dans ce dossier seraient étrangères à l’affaire des cigarettes en Iran. Elles porteraient notamment sur des soupçons de corruption, notamment au Panama. Une information judiciaire a été ouverte par le cabinet d’instruction en avril 2011 à la suite de cette plainte. L’enquête, dans les mains du juge d’instruction directeur Ernest Nilles, est toujours en cours et rien n’a encore filtré à son sujet.
La présence, à son insu, de l’épouse d’Albert Pansin, qui dirigeait en 2008 le bureau de Cargolux à Dubaï, dans le conseil d’administration de Malu avait alimenté la spéculation des agents du Srel sur son implication dans le trafic, ce qu’il a toujours formellement démenti. Une première enquête interne de Cargolux le mettra d’ailleurs hors de cause, tout comme l’audit ultérieur conduit par PWC Genève. Reste pas mal de mystère sur la présence de la femme d’Albert Pansin dans le conseil d’administration de Malu. Elle y aurait été placée sans en avoir été informée ni avoir signé aucun acte, ce qui accréditerait la thèse d’un « coup monté » destiné à nuire à son mari, qui venait d’être promu chez Cargolux. Ce qui aurait pu déclencher des actes de malveillance de ses rivaux. Albert Pansin, en outre victime d’écoutes téléphoniques illégales de la part du Srel, a porté plainte contre X. Son avocat Me Marc Theisen espère que la justice fera toute la lumière sur l’identité de ceux qui ont ainsi trafiqué les statuts de la sàrl Malu et abusé de sa femme pour la nommer administratrice fantôme.
L’affaire des ventes de cigarettes iraniennes fut rapidement classée par l’enquête interne de la compagnie, puis par la firme d’audit. Les liaisons aériennes et le trafic furent par ailleurs stoppés. Les autorités américaines auraient contribué à ce coup d’arrêt. Le problème pour la compagnie de fret venait du fait d’avoir utilisé des avions financés par Ex-Im Bank aux États-Unis et d’avoir payé le kérosène en dollars. Pour le reste, Cargolux a reçu, il y a un an, une « no action letter » du contrôle américain des exportations, l’Ofac. Pas de quoi en faire un fromage donc. La « banalisation » de ce trafic présumé de cigarettes peut tout de même interpeller, à tout le moins susciter des questions. On peut en effet se demander s’il ne s’agissait pas ici d’une opération conjointement orchestrée par des services de renseignement, luxembourgeois et étrangers, pour infiltrer des agents de la révolution iranienne et qui aurait ensuite eu d’autres visées, entre autres la lutte contre la prolifération des armes et notamment le programme nucléaire en Iran. Les actions initiées dans les milieux islamiques au Luxembourg en 2003 ont bien été menées en coopération avec les renseignements israéliens.
Sans qu’il y ait forcément de relations directes avec le Luxembourg, il faut aussi rappeler qu’en 2010 fut découvert Stuxnet, un ver informatique supposé avoir été développé conjointement par les États-Unis et Israël pour s’attaquer à des systèmes industriels et que les principaux ordinateurs infectés le seront en Iran. « Stuxnet, lit-on sur Wikipédia, a la capacité de reprogrammer des automates programmables industriels produits par Siemens et de camoufler ses modifications. Les automates programmables Siemens sont utilisés tant par quelques centrales hydro-électriques ou nucléaires que pour la distribution d’eau potable ou les oléoducs ».
L’enquête du Srel sur Malu et les relations supposées de ses dirigeants avec l’Iran se termina en tout cas en eau de boudin à l’été 2008 : Marco Mille et surtout Frank Schneider – ce dernier s’était beaucoup impliqué dans l’affaire iranienne et l’enquête avec un agenda qui reste encore à élucider – se firent sermonner pour leur manque de discernement par le Premier ministre Jean-Claude Juncker, moins d’ailleurs pour le volet iranien que pour les accusations de déloyauté que le Srel porta contre l’ex-dirigeant de Cargolux de l’époque et le caractère fantaisiste de certaines allégations. La commission de contrôle parlementaire du Srel n’a jamais obtenu le rapport Songa. Il n’est peut-être pas trop tard.