Lors des deux dernières fêtes nationales, il y a eu les habituels feux d’artifices, mais aussi, du fait du Grand-Duc, des surprises en droit qui sont non moins « explosives ».
La fête nationale de 2011 a vu la publication d’un « décret grand-ducal » étonnant. Les interrogations qu’il a suscitées n’ont pas trait à son contenu (l’accession au trône des femmes : qui ne s’en réjouirait pas ?), mais à sa forme et à sa procédure qui nous projettent des siècles en arrière, à la belle époque du Fürstenstaat où le prince décidait du sort du pays, comme de son bien, en famille, sans même daigner informer ses sujets de ses lois. Le Grand-Duc, en 2010, a pris, en famille, tout seul (sans participation aucune ni du gouvernement, ni du parlement), ce « décret » sur une matière politique aussi sensible que la succession au trône. Et il a fallu, apparemment, l’insistance du gouvernement pour que ce « décret » soit publié… un an après ! Car, en matière de « Fürstenrecht » (c’est à cette branche du droit qu’appartient ce décret), s’est perpétuée depuis le XVIIIe siècle, sous les diverses dynasties de Nassau, une tradition séculaire de secret. La Cour grand-ducale ne divulgue pas son droit, son Fürstenrecht, terme que, d’ailleurs, elle n’utilise pas, préférant parler du « Pacte de Nassau », du « Pacte de famille au sens large », de la « réglementation interne » ou, désormais, de « Hausgesetzgebung ».
Dans un effort louable de « modernisation » de ce droit (mais ce droit peut-il être modernisé, sans se renier lui-même ?), le Grand-Duc Henri vient de publier deux nouveaux « décrets » : un « décret grand-ducal du 11 juin 2012 portant coordination du pacte de famille du 30 juin 1783 » et un « décret grand-ducal du 18 juin 2012 portant coordination du statut de famille du 5 mai 1907 ».
Un objet juridique non identifié
À leur lecture, le citoyen, mais aussi le juriste est pris de vertige. Ce qu’il lit lui paraît étrange, incompréhensible. D’où sort ce droit, qui paraît être d’un autre âge, d’un autre monde ? Quelle norme habilite le Grand-Duc à prendre de tels « décrets » ? La nomenclature classique des sources du droit, au Luxembourg, ne connaît pas de « décrets »… Le Grand-Duc n’est-il pas censé être un simple « symbole » (art. 33 Const.), sans pouvoirs réels ? Pourquoi le contenu de ces textes, aux intitulés français, est-il rédigé en allemand ? Ces décrets sont-ils conformes à la Constitution et au droit ? Quelle est leur place dans la hiérarchie des normes ? Cette foule d’interrogations s’explique par le fait qu’on est face à une sorte d’objet juridique non identifié. Tout à coup, surgit (resurgit) sur les cartes du droit un objet, qui, depuis 1815, était toujours présent dans l’ordre juridique luxembourgeois, mais dont l’existence, la portée et le contenu avaient été en partie oubliés, en partie cachés.
Une certaine demi-obscurité entourait, en effet, ce droit, le soustrayant ainsi à toute connaissance et à toute critique. 1. La très grande majorité des actes du Fürstenrecht n’ont jamais été publiés par la Cour, ni au Mémorial, ni ailleurs (dans une publication officieuse, privée), alors même qu’ils concernaient des affaires d’intérêt général, et non l’intimité de la vie privée du Grand-Duc. 2. À ce premier facteur s’ajoute l’erreur récurrente, aux effets ravageurs, qui consiste à confondre cette branche du droit avec le Pacte de Nassau de 1783. S’installe ainsi une fausse impression de « familiarité » : on croit, à tort, avoir cerné l’objet (car ce Pacte est un peu plus connu). Or les pires mensonges sont les demi-vérités. Le pacte n’est que la partie émergée de l’iceberg (il y d’autres textes, et même des normes non-écrites). En outre, ce Pacte de Nassau n’est pas si bien connu. En témoigne déjà son nom, inexact : ce « Pacte » est toujours appelé « pacte », même dans le décret du 11 juin, alors même qu’il n’est plus, depuis 1890, un contrat, mais un acte unilatéral (sans quoi le Grand-Duc n’aurait pu le modifier unilatéralement). 3. Cette branche du droit n’a plus, depuis le début du XXe siècle, de nom, de nom distinct, propre et adéquat. Elle en avait un : « Fürstenrecht » (droit princier) ou encore « Hausrecht » (droit domestique). Ce sont des noms allemands, car la réalité qu’elle désigne est allemande, et toute la littérature scientifique pertinente est allemande. Or, tant qu’on ne dispose pas de cette clé qu’est le mot juste, on est incapable de trouver le savoir qui permet de décoder ces « décrets ». Pour cela, il faut en effet une grille d’analyse théorique.
Pour une raison que j’ignore, le mot « Fürstenrecht » et le savoir y attaché, encore présents au Luxembourg jusqu’en 1907, ont disparu totalement par la suite. Le Fürstenrecht est devenu une province du droit ignorée sur toutes les cartes usuelles du droit, du droit public et du droit privé. Aucun manuel n’en traite. Du côté des praticiens, la Cour, certes, était parfaitement au courant de l’objet ; à l’inverse, ni les élus politiques, ni même le Conseil d’Etat, qui pourtant se dit « Gardien de la Constitution », n’ont gardé la mémoire de ce mot et de la chose. À l’abri de tout regard, le Fürstenrecht a pu ainsi traverser sans encombre tout le XXe siècle.
Une brève immersion dans l’univers et l’histoire du Fürstenrecht
Le Fürstenrecht est une branche du droit propre aux monarchies, à certaines monarchies. Elle est inconnue en Belgique, en Grande-Bretagne, au Pays-Bas, en Espagne, dans les monarchies scandinaves, etc. C’est un sous-système du droit qui trouve son origine dans le Heiliges Römisches Reich Deutscher Nation. Autrefois présent dans toutes les monarchies allemandes, il a survécu seulement au Liechtenstein, à Monaco et au Luxembourg.
Au XIVe siècle, les dynasties allemandes refusent d’être soumises au droit privé ordinaire, comme ce fut l’usage alors. L’enjeu est la transmission du patrimoine et, surtout, du pouvoir politique qui, dans la conception patrimoniale de l’époque, est traité tel un bien. Le droit privé d’antan consacrait l’égalité entre les fils, ce qui aboutissait inéluctablement à la fragmentation des principautés. Pour y échapper, les dynasties revendiquent avec succès l’autonomie : la compétence de se donner leur propre droit privé, le droit privé des princes (« Privatfürstenrecht »). En vérité, ce droit, selon nos canons, est un droit-Janus : il est à la fois de droit public et de droit privé (d’où le terme, plus exact, de « Fürstenrecht »). Cette branche du droit porte, notamment, sur la succession au trône, sur le patrimoine (les deux types de patrimoines : le patrimoine collectif de la famille et le patrimoine strictement individuel, privé, de chaque membre) et, enfin, sur les relations familiales (état civil, mariages, divorces, descendance légitime, âge de majorité, le droit de porter le nom, le titre & les armes, le règlement des litiges internes à la famille, etc.). Parfois, ce droit édicte des normes destinées non seulement aux membres de la famille, mais aussi à des acteurs externes. En ce sens, le qualificatif de droit « interne » est faux. La succession au trône, l’état civil, le nom, les transferts de biens, etc. ne sont pas que des affaires « internes » à la famille : cela concerne des tiers, c’est d’intérêt général.
Le maître mot de ce droit est la « splendor familiae » : son but est d’accroître la puissance et le prestige de ces dynasties, quitte à sacrifier sur l’autel de l’intérêt collectif de la famille les droits et libertés de ses membres. Le chef de famille pouvait contrôler leurs mariages, la formation des enfants et petits-enfants, leurs voyages à l’étranger, leurs fréquentations, leurs activités professionnelles, etc. Le régime disciplinaire prévu par les deux récents décrets du Grand-Duc n’est certes pas aussi radical, mais il est tout de même strict, il est restrictif et même punitif. À l’époque de la monarchie médiévale et absolue, cela pouvait ne pas poser problème en droit. Il en va tout autrement dans un État de droit démocratique, lequel, à travers la Constitution et les traités, reconnaît à tous les citoyens, y inclus aux membres de la dynastie, des droits de l’homme. Les membres de la famille grand-ducale et même le Grand-Duc sont des citoyens qui, en principe, sauf dérogation spécifique, jouissent également des droits et libertés.
Dès lors, à partir du XIXe siècle, se pose un défi existentiel au Fürstenrecht, qui est son rapport avec la Constitution et le Code civil, les deux vecteurs des idéaux des Lumières. Car un fossé sépare ces deux mondes. Or, au Luxembourg, le droit princier bénéficie au début d’un puissant allié : le droit international, un droit international marqué du sceau de la réaction monarchiste. C’est l’Acte final du Congrès de Vienne et d’autres traités qui, dès 1815, imposent l’institution du Fürstenrecht au Grand-Duché, traités qui, déjà au XIXe siècle, se voient accordés par les acteurs luxembourgeois un statut supra-constitutionnel. Aussi les grands-ducs ne se privent-ils pas de les invoquer afin de défendre l’empire de leur droit princier. Sous cette contrainte, le droit interne reconnaît jusqu’à aujourd’hui l’autonomie de la maison grand-ducale à trois endroits : aux art. 3, 6 et 7 Const., pour ce qui est de la succession, de la régence et de la tutelle ; à l’art. 1er de la loi du 16 mai 1891 pour ce qui est des questions du patrimoine ; dans l’art. 1er de la loi du 10 juillet 1907 (combiné avec l’art. 3 du Familienstatut du 16 avril 1907) pour ce qui concerne le champ vague de la « Hausverfassung ».
Néanmoins, le droit interne, mû par des inspirations plus libérales, ne se soumet pas totalement. Quitte à violer (impunément ou non) les traités, il résiste, montre ses « griffes », de façon ouverte ou larvée. La Constitution libérale de 1848 ne reconnaît pas l’empire du Fürstenrecht en matière de régence et tutelle (elle sera retoquée en 1856, par un Grand-Duc qui se fera putschiste au nom du droit international). Autre attaque frontale : la Constitution, depuis 1848 (art. 5), fixe l’âge de majorité du Grand-duc, compétence qui, autrefois, revenait au Fürstenrecht. Sur ce point, son autonomie est morte, et ce depuis 1848. Autre critique incisive, mais plus discrète : la Constitution luxembourgeoise a repris de la Constitution belge des dispositions sur les libertés, le principe d’égalité, l’exigence générale d’un contreseing, etc., sans énoncer aucune réserve au profit du droit princier.
Au XIXe siècle, le potentiel corrosif, explosif, invalidant, de ces dispositions a été souvent, mais pas toujours, bloqué, bridé par ce droit international qui servait de fondement et de bouclier au Fürstenrecht. Or, dès la fin de la 1re guerre mondiale, ces traités ont perdu toute force juridique. Ils n’existent plus. Suspendu « en l’air », le Fürstenrecht « dégringole » dans la hiérarchie des normes ; il n’est sauvé (rattrapé) dans sa chute que grâce aux liens tissés auparavant avec le droit interne. Or, libéré des anciens freins du droit international, encouragé même dans son élan libéral par le nouveau droit international qui voit le jour après 1945 (la Convention européenne des droits de l’homme, etc.), le droit interne peut désormais pleinement déployer sa normativité à l’égard du droit princier. Encore faut-il y penser, et le vouloir.
En quoi ces trois décrets sont-ils contraires au droit ?
Au moins cinq raisons confortent la thèse, défendue ici, de l’invalidité totale, ou au moins partielle, des trois « décrets » grand-ducaux. On notera que les deux derniers décrets admettent leur rang infra-constitutionnel. Exit la thèse, infondée et intenable, de la « Constitution bis » défendue en 2011 par le gouvernement. Mais ils ne disent rien quant à leur place par rapport aux lois. Or certaines normes du Fürstenrecht sont également soumises aux lois. En fonction de son fondement, le Fürstenrecht se trouve dispersé à différents endroits de la hiérarchie des normes.
1. Les trois décrets ont été pris sans contreseing ministériel. Or, suivant l’art. 45 Const., « les dispositions du Grand-Duc doivent être contresignées par un membre du Gouvernement responsable ». Ces décrets sont, à coup sûr, des « dispositions » du « Grand-Duc » et, à l’inverse du passé, l’actuelle version de l’art. 45 ne prévoit plus aucune exception. Seule une « disposition » d’Henri de Nassau relevant de sa stricte vie privée échappe implicitement à l’art. 45, sans quoi Henri de Nassau serait soumis à un régime particulier d’incapacité (il ne pourrait pas acheter, avec son argent privé, un bouquet de fleurs, sans le contreseing d’un ministre), ce qui serait à la fois grotesque et contraire aux droits dont il jouit en tant que citoyen (personnalité juridique, vie privée, etc.). En revanche, toutes les « dispositions » touchant aux affaires de l’État (et c’est le cas des trois décrets), doivent être contresignés. Cette lecture de l’art. 45 avait été affirmée et appliquée, déjà en 1907, à l’égard de cette norme princière qu’était le Familienstatut du 16 avril 1907, par le ministre d’État Paul Eyschen. Or, curieusement, la vue d’Eyschen est de nos jours ignorée par tous les gardiens de la Constitution, alors même que sa pertinence est indubitable au vu du libellé de l’art. 45.
2. Ces décrets empiètent, dans certaines de leurs dispositions, sur les prérogatives du pouvoir législatif. Ils s’avancent sur des domaines réservés à la loi, et par « loi », la Constitution entend non pas une éventuelle « loi domestique (Hausgesetz) » – un terme qu’elle ignore –, mais une loi adoptée par la Chambre des députés. Ainsi, l’art. 48 du décret du 11 juin et le § 4 du décret du 18 juin prévoient des sanctions disciplinaires à l’égard de membres fautifs de la maison grand-ducale. Or, selon l’art. 14 Const., seule la « loi » peut établir des peines. Le décret du 18 juin évoque à plusieurs reprises l’exigence du consentement du Grand-Duc à certains mariages des princes et princesses : or, si l’on admet que la liberté de mariage est garantie par l’art. 11 al. 1 Const. (ce qui est une interprétation assez raisonnable), seule la loi peut imposer une telle procédure d’autorisation.
3. Les articles 10 et 13 du décret du 11 juin violent la loi de 1891 sur la fortune privée de la maison grand-ducale. Ces articles sont soumis à cette loi car c’est sur ce fondement législatif que le Grand-Duc est habilité à réglementer les questions de patrimoine (matière ici en cause). Or la loi de 1891, dans son art. 1er al. 2, prévoit explicitement que, nonobstant le principe d’autonomie, « la nullité des actes prohibés par ces statuts [les normes princières] ne peut être opposée aux tiers ». C’est pourtant ce que prétend vouloir faire le décret : il affirme la nullité des ventes de biens (immobiliers, voire mobiliers ?) du fidéicommis et autorise le Grand-Duc à réclamer la restitution du bien à l’acquéreur, qui peut être un citoyen ordinaire, et donc un « tiers ».
4. L’art. 48 du décret du 11 juin et le § 11 du décret du 18 juin prévoient la compétence obligatoire d’une juridiction interne à la famille qui aurait en plus le dernier mot. Un tel régime, sans fondement légal, est contraire aux art. 12 (2e phrase), 13, 84, 85 et 86 Const.
5. L’art. 24, combiné avec l’art. 26 du décret du 11 juin exclut de la succession au trône et, partant, du patrimoine tout enfant naturel. Une telle discrimination est hautement problématique eu égard à l’art. 9 de la Convention européenne sur le statut juridique des enfants nés hors mariage du 15 octobre 1975 que le Luxembourg a ratifiée, en 1981, sans émettre aucune réserve au sujet de la dynastie, à l’inverse du Liechtenstein et du Royaume-Uni.
Cette série d’arguments, qu’il n’est pas possible d’analyser ici en détail, montre à quel point la validité de ces « décrets » est contestable. Il reste, à présent, aux autorités de l’État, en premier lieu à la Chambre des députés censée refonder la Constitution – une Constitution moderne, digne d’un État de droit –, à en tirer les conséquences pratiques. L’avenir nous dira ce qu’il en sera. En tout cas, la publication de ce Fürstenrecht, droit pré-moderne (en 1907, le député socialiste et redoutable polémiste Nicolas Welter en parlait comme d’une « vieillerie issue de la Reichsrumpelkammer ») a exposé au grand jour ses contradictions avec l’esprit des Lumières, et avec le droit positif en vigueur. Tel Icare, en s’envolant dans les airs, le Fürstenrecht risque fort de s’être brûlé les ailes.