Rue Michel-Rodange à Luxembourg-Ville, Anne-Marie Herckes est en pleine phase de production. Dans l’atelier qu’elle partage avec l’artiste Stina Fisch et trois autres collègues, elle termine les grandes commandes pour qu’elles soient dans les magasins pour le marché de Noël. Ses accessoires de Miniature couture se vendent jusqu’au Japon ou à Chicago – elle doit y envoyer le colis cette semaine encore. Ensuite, elle livre les magasins européens, Colette à Paris, Amicis à Vienne, le Mudam ou Muse by… à Luxembourg-ville, et prépare son stand au Marché des créateurs les 9 et 10 décembre au Mudam. Anne-Marie Herckes est designer de mode, tous ses bijoux et objets sont entièrement faits à la main, avec leurs minuscules détails – cet hiver est placé sous le signe du coq, avec de magnifiques plumages –, qui font que la clientèle les apprécie pour leur aspect unique.
Cela fait dix ans qu’Anne-Marie Herckes fait ce métier, et elle arrive à peine à en vivre, son revenu après impôts et cotisations sociales se situant souvent juste au-dessus du salaire social minimum. Quand elle a débuté, elle a essayé d’obtenir le statut d’artiste, mais le ministère de la Culture a refusé son dossier sous prétexte qu’elle n’avait pas encore d’expérience. Alors elle a pris le statut de travailleur intellectuel indépendant, avec ses charges sociales élevées – elle doit payer la part patronale et la part salariale – « et je n’ai plus jamais eu le temps de m’en occuper » dit-elle. « Moi, je dois faire, créer, je ne peux pas passer deux à trois jours à remplir des formulaires pour lancer ma propre boîte… » Elle a certes essayé plusieurs fois, en dernier pour éventuellement pouvoir participer à la mission économique lors de la visite d’État au Japon cette semaine (où elle a une clientèle), mais l’effort administratif demandé était trop élevé. Cela commence d’ailleurs par le fait que la Chambre des métiers renvoie vers celle du commerce, et vice-versa, et « qu’il n’y a pas de case pour les designers de mode, on me dit de me déclarer couturière (Néiesch), ce que je ne suis pas… » Anne-Marie Herckes a une formation universitaire en design à Vienne, mais le Luxembourg qui s’affiche si fièrement en faveur du secteur créatif, n’a « pas de case » pour elle.
Juste en face de l’atelier d’Anne-Marie Herckes, la marque Vol(t)age a son premier point de vente et son atelier. Lancée en 2011 par les sœurs Claudie et Stéphanie Grisius avec de grands foulards triangulaires en patchwork de soie, la marque s’est diversifiée depuis, offrant désormais toute une gamme de vêtements, du manteau en passant par la jupe jusqu’aux t-shirts et sweatshirts à message ironique, qui ont forgé sa renommée. Aujourd’hui, Vol(t)age emploie cinq personnes, dont une couturière à temps partiel, qui coud les foulards et les accessoires sur place, le reste est produit au Portugal et en Espagne. La marque a ouvert un deuxième point de vente à la Ville-Haute, rue Philippe II, et a un magasin en-ligne. Et pourtant, Claudie Grisius n’en vit pas encore, « peut-être l’année prochaine... ».
Avocate de formation, elle a abandonné son emploi pour lancer sa propre société, qui a le statut d’une Sàrl. « Venant du métier, je sais écrire des statuts – mais beaucoup de créatifs sont déjà dépassés par cette étape, se rappelle-t-elle. En règle générale, le travail administratif qu’on nous demande est un cauchemar ». Cela commence par les conditions pour embaucher des stagiaires, ne serait-ce que pour donner un coup de main dans la vente. Comme Anne-Marie Herckes, Claudie Grisius n’a pas encore eu de contact avec le Creative Industries Cluster, lancé en début d’année par la secrétaire d’État à l’Économie Francine Closener (LSAP), et dont le responsable, Marc Lis, est en fonction depuis début mai. Pas le temps, pas la tête à ça, « nous ne sommes pas jeunes, dit-elle, et puis je me demande à quel point nous serions plus créatifs qu’un boulanger par exemple ». Comme beaucoup de ses pairs, Claudie Grisius n’est pas demanderesse de subsides financiers, mais plutôt de simplification administrative et peut-être de visibilité vers l’étranger D’autres veulent des statuts plus adaptés que celui, très lourd, du travailleur intellectuel indépendant, plus de flexibilité de la part des instances qui sont censées les représenter, plus de compréhension pour un secteur jeune et en plein développement.
« Beaucoup des gens qui travaillent dans le secteur créatif sont exploités, on peut les considérer comme les nouveaux journaliers », déclara le député libéral André Bauler mardi à la Chambre des députés, dans le cadre d’une question élargie sur les conditions de travail dans le secteur créatif adressée au ministre du Travail et de l’Emploi Nicolas Schmit (LSAP). Un mot « un peu fort » aux yeux du ministre, qui appliquerait ce terme « plutôt aux chauffeurs de Uber ». Mais il est vrai, concéda Nicolas Schmit, que parmi ses 7 000 emplois recensés, le secteur est plutôt précarisé, avec vingt pour cent de (vrais ou faux) indépendants (contre dix pour cent dans l’économie en général), et quinze pour cent de contrats à durée déterminée. Mais cette précarité ne serait que « relative » à ses yeux, et de se réjouir de la forte représentation des créatifs dans l’emploi en général, 5,8 pour cent de l’emploi serait à situer dans le secteur culturel, avait calculé le Statec en 2016, « soit plus que partout ailleurs en Europe », se vanta le ministre Schmit.
Or, cet emploi n’est pas seulement relativement précaire, mais en plus très mal payé, surtout en considérant que la plupart des créatifs ont fait des études post-bac. Malgré le statut de l’artiste et celui de l’intermittent du spectacle, malgré les possibles aides sociales du ministère de la Culture, il n’est pas rare que les acteurs et actrices de théâtre végètent juste à la lisière du salaire social minimum après impôts, et ce tout en enchaînant plusieurs rôles par an. Les scénographes et costumières, les designers graphiques et les auteurs ne peuvent presque jamais vivre décemment de leur boulot. On peut donc considérer qu’il est temps que les ministères de l’Économie et celui du Travail se consacrent davantage à un secteur que son propre ministère de tutelle, celui de la Culture, rencontre souvent avec méfiance (cette éternelle peur de l’abus). On peut aussi considérer que l’actuel intérêt de ces deux ministères est une offensive de charme du LSAP visant une population que le DP n’a de cesse de décevoir, depuis qu’il est entré aux Terres-Rouges.
Marc Lis, lui, n’a aucune méfiance vis-à-vis du secteur créatif, bien au contraire. Se déclarant lui-même originaire du secteur créatif – il était directeur artistique de l’agence Frame Art Media –, il a repris la direction du Creative Industries Cluster de LuxInnovation en mai, alors qu’un premier workshop avec une cinquantaine de créatifs intéressés à une fédération de tous leurs métiers avait déjà eu lieu. « Ceux-là sont les premiers que j’aie abordés, raconte-t-il, parce que je me suis dit qu’ils étaient déjà impliqués. » En sept mois, il a passé son temps à approcher des gens, à les sensibiliser pour devenir membres du cluster, « je prône le principe du ‘bottom up’, ça doit venir de la base. Je dis toujours aux gens que ce n’est pas mon cluster, c’est le leur. » Jovial et dynamique, Lis revendique désormais quelque 115 membres, de grandes sociétés comme l’éditeur Maison Moderne jusqu’à l’indépendant, représentant « entre 2 300 et 2 500 personnes, soit un tiers du secteur ». Lis fait le tour des professionnels concernés, mais aussi des acteurs publics et parapublics – chambres professionnelles, fédérations, House of entrepreneurship, etc –, et constate qu’il y a déjà beaucoup d’aides publiques pour jeunes entreprises, qui ne sont juste pas assez connues. « J’estime que les créatifs aujourd’hui doivent avoir trois têtes : une tête créative, une tête commerciale et une tête qui pense business », lance Lis. Lui voit son rôle surtout comme facilitateur, veut faire une analyse détaillée des besoins du secteur, le promouvoir et mieux connecter les gens entre eux, notamment via un site Internet qui ira en-ligne au printemps 2018. Le Creative Industries Cluster s’adresse à douze branches professionnelles très différentes, de l’atelier d’architecture en passant par le design, la mode, la littérature ou les médias jusqu’aux arts de la scène et le cinéma.
Tania Brugnoni est membre du steering committee du CIC, aux côtés d’Anna
Loporcaro du Mudam (en charge notamment du Design City, qu’elle a lancé), Vincent Hieff du ministère de l’Économie, Olivier Zephir du Technoport et du designer Jan Glas. Ils ont été à l’initiative de la création du cluster et connaissent assez bien le secteur pour savoir où le bât blesse. « Moi, mon dada, c’est le statut de l’indépendant, qui est problématique dans ce secteur, explique Tania Brugnoni. Les charges sont trop élevées et étouffent plein d’initiatives. Il faudrait que le gouvernement paie les charges patronales de tous les indépendants de ce secteur, ceux qui ne sont pas représentés par des ordres professionnels… Il ne faut pas chercher bien loin, l’Allemagne pourrait être un exemple. Et le risque pour les créatifs serait déjà un peu plus acceptable, bien qu’il resterait encore élevé. » Tania
Brugnoni sait de quoi elle parle parce qu’elle a contribué à lancer l’initiative du « creative hub » 1535 à Differdange, qu’elle dirige depuis son ouverture il y a cinq ans. Désormais, il abrite plus de soixante sociétés représentant 450 emplois, cela va de l’artiste indépendant en passant par la petite boîte de communication de deux ou trois personnes jusqu’aux entreprises de plus de cent employés comme les médias de L’Essentiel ou la société de production de films d’animations La fabrique d’images.
En septembre, lors de la journée Portes ouvertes, la secrétaire d’État Francine Closener a annoncé un soutien étatique de neuf millions d’euros pour le 1535, une convention vient d’être signée entre le ministère et la commune, qui a elle-même déjà investi quatorze millions d’euros dans un chantier misant sur le respect du patrimoine industriel et la rénovation douce. Avec l’argent du ministère, le bâtiment C sera achevé, qui abritera notamment des studios de musique sous le nom provisoire Soundfactory, ainsi que le bâtiment central, encore à l’abandon. Pour moins de 22 millions d’euros, le 1535 aura ainsi réhabilité, avec Carvalho Architects, plus de 16 000 mètres carrés de surface. Le loyer abordable est un des principaux arguments pour la Kreatiffabrick – que beaucoup de communes à travers le pays aimeraient copier – : six euros par mètre carré pour les indépendants et les petites boîtes, douze euros par mètre carré pour les baux commerciaux à partir du cinquième employé. Mais le loyer n’est pas le seul argument. Pour Tania Brugnoni, l’échange et tout l’aspect social, le sentiment de communauté font que les locataires restent, le turnover est très bas. Considérations que des locataires confirment : ils s’y sentent bien.
Au-delà de l’aspect purement économique – « nous ne sommes pas un business center ni un hub pour start-ups » aime à répéter Tania Brugnoni –, le 1535 a grandement contribué à la transformation sociale de Differdange, ou disons : à l’amélioration de son image, de région sinistrée par la crise industrielle vers une ville hype où l’on peut côtoyer artistes et créatifs. En misant sur une visibilité croissante du secteur des créatifs et des travailleurs intellectuels, en faisant du lobbying en faveur des revendications des concernés, toutes ces initiatives pourraient contribuer à ce que les métiers intellectuels deviennent plus attractifs au grand-duché. Que plus de gens aient le courage de Claudie Grisius, d’abandonner un métier sage et bien payé pour se lancer dans leur rêve. Car, comme elle dit, « même si c’est dur, au moins, je ne suis plus enfermée dans un bureau ! » Et elle éclate de rire.