d’Lëtzebuerger Land : Le 15 septembre, vous devrez soumettre le dossier de candidature définitif pour que Esch-sur-Alzette et la région deviennent « capitale européenne de la culture » en 2022. Est-ce que vous arriverez à terminer à temps ?
Janina Strötgen : Nous devons y arriver ! (sourit). Nous sommes dans la phase finale d’écriture, que nous faisons en allemand. Puis le dossier sera avisé par deux experts en matière de stratégie culturelle, avant d’être traduit en anglais, langue imposée par le jury, à nouveau avisé et corrigé par un expert anglophone, pour enfin être mis en page et agrémenté de graphiques et d’images. Tout cela se passe en parallèle.
Quelle sera son envergure ?
Andreas Wagner : Le dossier fera obligatoirement cent pages A4
On a entendu qu’à votre arrivée, en octobre, vous avez trouvé des armoires vides, que l’ancien expert, qui avait conseillé la Ville d’Esch-sur-Alzette en amont de la première candidature et déjà fait un travail de défrichage dans les communes du Sud, avait tout emmené en partant, après votre nomination. Est-ce vrai ?
JS : (Réfléchit un instant) Les dossiers les plus importants, ceux avec les lettres d’intention des communes participantes et de celles du CCPHVA (Communauté de communes du Pays-Haut Val d’Alzette française, ndlr.) s’y trouvaient bien et c’est l’essentiel. Mais en ce qui concerne le concept et le contenu, nous avons effectivement commencé à zéro. Mais c’était notre volonté aussi…
AW : Oui, c’était évident dès nos entretiens d’embauche que le thème choisi par nos prédécesseurs, celui de l’amour, ne tenait pas la route, qu’il fallait changer…
Justement, le thème jugé trop vaste de « l’amour » était une des choses les plus virulemment critiquées par le jury. Vous avez maintenant opté pour le thème du Remix – pouvez-vous l’expliquer ? Qu’est-ce que cela veut dire dans le cadre d’une année culturelle ?
AW : La mixité de la population luxembourgeoise, et plus particulièrement de celle du Sud du pays, a immédiatement été pour nous un sujet évident pour cette année culturelle, car notre expérience du vivre-ensemble peut avoir une vraie plus-value en Europe. Et ce davantage encore au regard de la montée des nationalismes en Europe.
En contraste, Kaunas, qui sera notre ville partenaire en Lituanie, connaît le phénomène inverse, la « démixité ». En effet, la deuxième ville du pays, après Vilnius, fut une ville extrêmement mixte dans les années 1930 : la moitié de la population était juive, il y avait des Allemands, des Polonais, des Russes et des Ukrainiens. Or, aujourd’hui, ce n’est plus du tout le cas ; aujourd’hui, 90 pour cent de la population est Lituanienne. Nous voudrons comprendre comment cela s’est passé et pourquoi. On remarque de telles tendances un peu partout en Europe, et nous voulons mettre en garde devant ce phénomène. Nous avons convenu avec l’équipe de Kaunas 2022 que cette mixité / démixité sera un des axes principaux qui nous liera.
En culture aussi, le « remix » est un grand thème actuellement, forgé il y a une dizaine d’années par le juriste américain spécialisé en propriété intellectuelle et grand défenseur de la liberté d’internet, Lawrence Lessig1 : dans les pratiques culturelles numériques, le contenu est copié, réutilisé, « remixé » à l’envi. Donc cet aspect-là sera également un grand thème dans notre programme.
À côté du premier thème choisi, le jury européen critiquait les aspects de faisabilité, d’infrastructures, d’attractivité et, surtout, de durabilité de l’approche proposée. Comment tenez-vous compte de ces critiques ?
AW : …en faisant débuter presque tous nos grands projets dès l’année prochaine ! Tous sont planifiés de manière à ce qu’ils aient vraiment un impact durable dans la région. Comme toutes les années culturelles, tel que le veut l’Europe depuis 2014, nous nous éloignons de plus en plus de l’aspect purement événementiel de la manifestation et allons à la rencontre des gens. Les faiblesses du côté des infrastructures existantes seront équilibrées en ayant recours à l’espace public par exemple, qui est très sous-développé dans le Sud. C’est la raison pour laquelle nous voudrions utiliser un certain nombre de friches industrielles encore peu exploitées, comme celles de Schifflange ou de Differdange. Mais il est certain pour nous que le travail artistique, esthétique et social doit forcément commencer immédiatement !
JS : La participation des habitants, l’utilisation de l’espace public et la volonté politique de soutenir une approche à long terme sont des éléments essentiels. C’est pour cela que la déclaration d’intention du syndicat ProSud pour une « stratégie culturelle à long terme » ainsi que l’adoption du Plan de développement culturel au conseil communal d’Esch-sur-Alzette, juste avant l’été, sont de précieux atouts pour notre dossier.
Revenons au thème du Remix : comment allez-vous le décliner concrètement ? Est-ce qu’il y a déjà quelques axes du programme que vous allez proposer ?
JS : Oui. Nous l’avons subdivisé en quatre blocs : « Remix Europe » traitera des grandes questions européennes, notamment par le biais d’un festival international de théâtre que nous allons co-organiser avec l’Union des théâtres de l’Europe et pour lequel nous allons commanditer des pièces auprès d’auteurs contemporains. La gestation de ce festival se fera dès 2018. Dans ce bloc, nous allons aussi parler de la révolution, des résultats du libéralisme – qui s’est déroulé plus radicalement à l’Est depuis 1989 que chez nous – et du multilinguisme.
Le deuxième bloc, « Remix nature » traitera de l’espace public comme cœur de notre action : dès l’année prochaine, nous irons chercher les gens là où ils sont, s’il le faut chez leur boulanger. Nous quitterons les espaces sacrés des institutions culturelles pour aller vers ceux qui n’ont peut-être pas de tradition de pratique culturelle. Nous allons analyser le paysage du Sud et essayer de reconstituer et de valoriser les différentes strates, expliquer comment sont nés ces espaces urbains et naturels. En outre, nous voulons revaloriser la nature, comme l’Alzette, qu’on ne voit plus couler dans la ville – le projet s’appelle Esch-sans-Alzette –, ou la Diddelenger Bach, avec des installations sonores et visuelles. Nous allons également utiliser des infrastructures qu’on n’a pas l’habitude de voir, comme les châteaux d’eau – celui, très marquant, de Foetz sera par exemple notre « Observatoire de l’égalité des chances ».
« Remix yourself », troisième bloc, est vraiment celui de la participation du public, avec des performances dans l’espace public…
AW : …nous voulons mobiliser les gens et provoquer des rencontres impromptues avec l’art. Ainsi, nous envisageons par exemple de travailler avec Angie Hiesl et Roland Kaiser, deux artistes performeurs allemands, qui ont l’habitude de l’espace public. Le collectif luxembourgeois Independent Little Lies a, lui aussi, déjà proposé un projet pour cette section, une sorte de « scène citoyenne ».
JS : « Tissage » ensuite est un projet que nous développons avec le Musée national de la Résistance et le Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C2DH) de l’Université du Luxembourg et qui s’étalera sur plusieurs années : nous aurons un studio de production sur roues, qui traversera toute la région Sud durant les quatre années qui précèdent l’année culturelle et récolteront les histoires personnelles des gens. Ce matériau sera ensuite utilisé scientifiquement, pour comprendre l’évolution sociologique et urbanistique de la région. Comment ont évolué les cités ouvrières et qu’est-ce que les différentes générations d’habitants en ont fait ? Les fluctuations des populations sont très intéressantes sous cet aspect. Et ce thème se décline aussi de l’autre côté de la frontière, à Villerupt par exemple – bien que la situation actuelle y soit très différente, avec d’anciennes rues complètement abandonnées.
AW : Les différentes vagues de migrations ont aussi des répercussions sur la culture : par exemple, elles ont profondément transformé des manifestations de culture populaire comme la Cavalcade de Pétange, que nous allons intégrer dans notre programme, ou le pèlerinage vers la vierge de Fátima à Wiltz. Chaque population a apporté ses propres éléments au paysage socio-culturel que nous connaissons aujourd’hui.
JS : « Remix yourself » comportera aussi le volet du gender, du sexe, et de sa définition, avec une grande exposition participative sur le sujet.
AW : Finalement, « Remix art », comme son nom l’indique, regroupe les projets plus purement artistiques : Punk est un film que nous avons commandité au réalisateur Pol Cruchten, qui a écrit un beau scénario sur le mouvement punk dans les années 1970/80 au Sud du pays, devant la coulisse de la crise de la sidérurgie. Coucou Bazar sera une exposition des praticables de Dubuffet, dont des copies avaient été financées par la Fondation Cartier à Paris. Panorama sera une commande d’art urbain en souvenir à la grève de 1942 à l’usine de Schifflange. Ensuite, le Musée national de la Résistance a proposé de monter un projet avec l’artiste chinois Ai Weiwei, qui est pour eux un héraut de la résistance ; nous sommes en pourparlers avec son curateur Hans-Ulrich Obrist.
JS : Et, en dernier sur notre liste, le Remix culture club sera notre quartier général et notre laboratoire d’idées, où sera notre siège et auront lieu les workshops.
Ce programme est déjà long et détaillé. Mais pour que cela fonctionne, vous avez besoin du relais et du support des communes du syndicat ProSud. Où en êtes-vous avec la collaboration, qui, l’année dernière, s’annonçait plus difficile avec certaines d’entre elles, notamment Käerjeng…
AW : Nous avons déjà beaucoup travaillé avec les communes. À une exception près (Käerjeng, ndlr.), nous les avons toutes rencontrées et avons défini leurs spécificités, ce qu’elles pourront et voudront apporter à cette année culturelle. Pour certaines d’entre elles, c’était évident, comme par exemple Pétange avec la Cavalcade, ou Bettembourg, qui mise sur la littérature et son Parc merveilleux, plus peut-être sa gare de fret ferroviaire. Dudelange a déjà un riche paysage culturel, et nous aimerions pouvoir utiliser les halles industrielles de la Nei Schmelz. À Differdange, la Kreativfabrik 1535°C est incontournable, mais nous avons aussi un œil sur la halle industrielle dans lequel vient de s’installer le Science Center. Et puis, bien sûr, essentiel pour nous : nous aimerions pouvoir utiliser la Halle des soufflantes à Belval, où avait eu lieu l’exposition All we need en 2007, comme épicentre de notre programme. Nous avons déjà discuté avec les deux communes concernées, Esch et Sanem, mais la halle appartient à l’État. Il nous faudra donc une décision politique pour cela. Côté français, l’enthousiasme pour participer à l’année culturelle est grand, mais les questions budgétaires ne sont pas encore tout à fait réglées.
Justement, le gouvernement luxembourgeois s’est déjà engagé l’année dernière à participer à hauteur de quarante millions d’euros, ou deux tiers de votre budget, à l’organisation. Est-ce que l’argent à votre disposition est suffisant ?
JS : L’engagement du gouvernement est très complexe : il donnera jusqu’à 66,7 pour cent du budget global, avec un plafonnement à quarante millions d’euros. Nous avons donc établi un budget dans lequel Esch et la région contribueront à hauteur de 23 millions d’euros. Le conseil communal d’Esch-sur-Alzette s’est officiellement engagé avec dix millions, reste à voir ce que contribueront les autres communes, quels programmes d’aides européennes nous pouvons obtenir et quel sera l’apport des sponsors privés.
En amont de la première année culturelle, celle de 1995, l’excitation était palpable aussi bien dans les milieux culturels que dans la population, et durant cette année culturelle-là, on s’est surtout rendu compte que le Luxembourg manquait d’infrastructures culturelles. Ensuite ont été construits le Mudam, la Philharmonie, Neimënster ou la Rockhal, puis l’année culturelle 2007 a été celle de la collaboration avec les milieux associatifs et la Grande Région. Mais on a l’impression que cette fois-ci, c’est déjà presque devenu une routine, il y a peu d’enthousiasme dans le public et dans le monde politique. Est-ce quelque chose que vous ressentez aussi ?
AW : Oui. En 1995, on s’est rendu compte des énormes besoins en matière de politique culturelle, 2007 a aussi été l’année qui s’est ouverte vers les nouveaux pays-membres, en collaboration avec Sibiu en Roumanie – c’était alors complètement nouveau. Mais depuis lors, beaucoup de choses ont changé, notamment dans la réglementation des années culturelles sur le plan européen, devenue beaucoup plus complexe et exigeante, et au niveau des attentes en ce qui concerne les retombées durables d’une telle année, notamment sur la revalorisation de paysages urbains ou du tourisme et de l’économie locale.
JS : Je crois que ce manque d’enthousiasme que nous ressentons a aussi à voir, de manière plus générale, avec la désaffection politique (Politikverdrossenheit) que nous constatons en Europe en ce moment. C’est pour cela que nous voulons provoquer sur ces différents thèmes avec notre programme.
Qu’est-ce que vous faites si votre candidature n’est pas retenue en automne ?
JS : Ce n’est pas une option que nous envisageons.