À une heure et demie de train de Belval, dans un château des Ardennes luxembourgeoises, un puzzle de mini-universités privées s’assemble. Le château de Wiltz, dont les sols ont été recouverts de linoléum et les murs repeints en jaune, a hébergé sur le dernier siècle un couvent et une maison de retraite. Il accueille depuis quatre ans une bonne centaine d’étudiants, un nombre qui pourrait croître dans les prochaines années à un demi-millier. L’histoire du Campus Wiltz-Luxembourg for applied sciences (officiellement constitué en septembre 2015) est un imbroglio où se croisent le microcosme des écoles privées bruxelloises, les luttes inter-communautaire belges et des rêves de grandeur d’une ville industrielle déclassée. Les catalyseurs de cet improbable projet sont deux amis retraités : Jacques Gendarme, fondateur de la School for hospitality business (BBI) et Louis Robert, l’ex-directeur du Lycée technique hôtelier Alexis-Heck, devenu président du campus. Gendarme a réussi à attirer une business school et une école de design bruxelloises dans la « capitale des Ardennes ». Robert lui aura servi de guide à travers le Luxembourg, un pays où, comme en Belgique, tout le monde connaît quelqu’un de bien positionné pour faire avancer le schmilblick. Cette rapide gestation est passée quasi inaperçue.
Wiltz est une ville repliée sur elle-même et la plupart des étudiants sont anglophones et sans le sou. Dans les rues, aucun signe d’une quelconque vie étudiante. La zone piétonne qui mène au château a connu de meilleurs jours. On passe devant cinq magasins consécutifs, tous abandonnés, en attente d’un repreneur. « Wiltz est en train de s’enliser (ofsacken)», dit le serveur d’un café-snack. Les étudiants restent invisibles. Une vendeuse de chaussures estime qu’ils sont « e bëssi ofgekapselt, do am Schlass. » Une libraire les a remarqués, « parce qu’ils sont toujours habillés chic ; ils étudient le management, non ? » (Les étudiants de la BBI sont tenus de suivre un strict dress code : « Business suit, blazer or sports jacket, smart trousers, shirt and tie. Tie and/or scarf with BBI’s colours and logo are compulsory. »)
Jacques Gendarme a fait carrière en Afrique comme opening manager pour grands groupes hôteliers. En 1991, de retour en Europe, ce Belge barbu et jovial décide de fonder sa propre école hôtelière et mise sur la niche anglophone, « lingua franca du business ». Une année à la BBI coûte 8 150 euros, auxquels s’ajoutent les coûts des livres et une centaine d’euros mensuels pour la sécurité sociale. « Nous sommes les moins chers », dit Gendarme. (Si les frais d’inscription aux grandes écoles hôtelières suisses se chiffrent en dizaines de milliers d’euros, renchéris par le cours du franc suisse, on en trouve dans les pays voisins dont les minervaux avoisinent les 10 000 euros.)
Pour ces étudiantes luxembourgeoises, la BBI était un « plan b ». Elles s’étonnent de ce que l’admission à la BBI ait été si facile. L’une n’avait pas réussi l’entrée à l’Uni.lu, l’autre avait postulé trop tard à une école hôtelière à l’étranger, une troisième dit avoir voulu étudier près de chez elle. Aucune n’envisage une carrière à long terme dans le secteur du tourisme, « trop crevant et trop mal payé ». Les étudiants népalais interrogés attendent impatiemment les douze semaines de stage en juin. Pour eux, les milliers d’euros de minerval sont le prix du ticket d’entrée pour les grandes chaînes hôtelières internationales. Ils misent sur ces trois mois de stage pour s’y faire remarquer. Les soirs, ils se retirent dans leurs chambres pour des séances de skype avec leurs familles.
La plupart des étudiants de la BBI interrogés se disaient globalement satisfaits – même s’ils se plaignent de la « mauvaise organisation » quotidienne et de cours trop théoriques. À Wiltz, la BBI a d’ores et déjà atteint le seuil de rentabilité. Il faut dire que l’entreprise familiale dispose de quelques atouts : déjà avant son implantation luxembourgeoise, la BBI attirait des étudiants luxembourgeois à Bruxelles, et, avec Louis Robert, elle a coopté un puissant réseau dans l’Horesca, en froid avec la nouvelle direction du lycée hôtelier de Diekirch. Or si celui-ci se décidait à introduire un brevet de technicien supérieur (BTS) en hôtellerie, le bachelor de la BBI de Wiltz risquerait d’apparaître soudainement onéreux. « Un lycéen coûte 20 000 euros à l’État, calcule Louis Robert. Il ferait donc mieux de financer à chacun les droits d’inscription et de les former chez nous. Cela finirait par lui revenir moins cher… »
Le bourgmestre de Wiltz, Frank Arndt (LSAP), reçoit dans la mairie située dans l’ancienne demeure des Thilges, une famille bourgeoise propriétaire des tanneries qui pullulaient le long de la rivière. « Nous devons changer notre manière de penser, mir mussenop kleng Päerd setzen », dit cet ancien ajusteur-tourneur de chez Circuit Foil, qui a fait sa carrière politique par la voie syndicale. Pour le député-maire de la ville ouvrière, le campus est d’abord un facteur économique, une opportunité de diversification pour l’économie locale. « Il faut prendre des risques. Quelles autres possibilités Wiltz a-t-elle ? », dit-il. Et de citer une étude élaborée par l’UBI selon laquelle le campus aurait un impact économique d’un million d’euros par an pour la ville. La commune a aménagé 115 logements étudiants dans le château, dans l’ancienne auberge de jeunesse, et dans le Beau Séjour, un vieil hôtel ardennais déserté depuis longtemps par les touristes. (Remboursés à 75 pour cent par l’État, ces investissements auront finalement peu grevé le budget communal.) Ces chambres retapées à neuf et meublées, la commune les loue pour 350 euros de loyer mensuel. Le maire évoque le scénario de sept à huit écoles privées – « on pourrait ouvrir des antennes des écoles sur les friches… »
En 1992, le banquier Lucien van Dievoet cofonde une business school à Bruxelles et la nomme United Business Institute (UBI). Les étudiants, il les attire grâce à des séminaires en anglais dispensés par des professionnels et grâce à des diplômes émis par la Middlesex University. (Contacté par le Land il y a quelques mois, Christophe Buffin, le directeur de l’UBI, notait que rien ne distinguait ces deux diplômes, sortis de la même imprimerie : « C’est donc comme si nos étudiants avaient étudié à Londres ».) En 2014, l’UBI lance sa première année à Wiltz avec une petite dizaine d’étudiants. (Le prix pour une année est de 10 400 euros.) Cet automne, une deuxième promotion fut lancée, mais le nombre total des inscrits stagne à quinze. L’UBI pourrait se révéler comme l’homme malade du campus. Son offre générique et son manque d’ancrage dans la place financière l’exposent à la concurrence d’autres programmes de MBA (offerts par la LSB, la Sacred Heart, le Lifelong Learning Center, etc. ; d’Land du 10 juillet 2015), mais surtout de la Luxembourg School of Finance. Même si, ironiquement, l’UBI reste plus abordable que la LSF dépendant de l’Uni.lu (le master y coûte 17 500 euros), celle-ci dispose d’une toute autre force de frappe et a réussi à attirer, grâce au généreux sponsoring bancaire, de grosses pointures académiques internationales.
En septembre 2016, une troisième école devrait rejoindre le campus. Le College of Advertising & Design (CAD) forme de futurs publicitaires et architectes intérieurs (8 100 euros de minerval). Son directeur, l’ex-architecte et communicant Eric Maquet, planche actuellement sur un volumineux dossier d’accréditation. D’ici cinq ans, le CAD compte attirer 120 étudiants à Wiltz. Et prévoit, dans son business plan, un résultat brut de 175 000 euros pour 2020. Or, si les écoles hôtelières européennes sont le plus souvent hébergées à l’extérieur des agglomérations dans des manoirs et châteaux ruraux, pas sûr que les étudiants en design apprécient le charme somnolent des Ardennes. Gendarme rêve d’un « university college » wiltzois regroupant différentes écoles autonomes, permettant des « économies d’échelle » et créant une ambiance de « campus américain ». Et évoque la venue d’une quatrième école privée spécialisée en « diplomatie, protocole et éthique ».
Les trois directeurs de ces mini-écoles (dont aucune ne compte plus de 200 étudiants) se réclament de l’enseignement « à l’anglo-saxonne ». L’argument de vente mis en avant est leur proximité avec les practiciens du business qui les distinguerait de l’isolationnisme académique universitaire. Le slogan choisi par l’UBI est ainsi « closer to the business world » et sa brochure invoque le « real-world focus ». Le CAD se flatte qu’« il n’y a presque pas de cours théoriques » et promet une plongée « dans le concret ». « Notre fierté, dit Gendarme, c’est de placer les gens, de leur donner un accès à l’emploi. » Les profs de ces écoles sont pour la plupart des professionnels du secteur. Sur un marché massifié où la valeur d’échange des diplômes ne cesse de chuter, les formations professionnelles pointues font miroiter aux étudiants un avantage compétitif. Or, à leur tour, ces diplômes spécialisés finiront fatalement par alimenter la spirale inflationniste. Selon le sociologue américain Randall Collins, le gonflement mondial du marché de l’éducation constitue un « keynésianisme caché […], une espèce de substitut de stimulus économique » maintenant à flot le capitalisme. « Le chômage technologique fait de l’école un lieu de refuge pour tous ceux qui fuient un marché de travail toujours plus exigu, écrit-il. Tant que le nombre de victimes du chômage sera compensé par le nombre d’étudiants, le système pourra survivre. »
Le monde des écoles privées belges est petit, et Gendarme (BBI), Maquet (CAD) et van Dievoet (UBI) entretiennent depuis longtemps des relations amicales. Ce dernier avait déjà tenté une entrée sur le marché luxembourgeois, sondant le terrain sans trouver où s’ancrer. Lorsque Gendarme le contacte pour lui dire qu’il a trouvé un château au Luxembourg (« un vrai coup de cœur »), il est tout oreille. Car UBI, BBI et CAD sont des victimes collatérales d’une dispute inter-communautaire dans un État où l’éducation a cessé d’être un ressort national. L’agglutination de ces trois mini-écoles anglophones dans un castel ardennais est l’expression d’un repli stratégique. Car, pour se faire accréditer à Bruxelles, elles doivent remplir les critères linguistiques, c’est-à-dire enseigner en français ou en flamand. Aux écoles privées, l’accréditation par le gouvernement luxembourgeois fournit un gage de sérieux. (En plus, sans accréditation, leurs étudiants luxembourgeois sont exclus de la bourse étudiante du Cedies.) Ainsi, UBI et BBI arborent-ils fièrement le lion rouge sur leurs sites Internet. Ils ont transféré leur siège à Wiltz (le CAD envisage d’en faire de même) : Bruxelles est ainsi devenue l’antenne de Wiltz.
Or le projet du « campus n° 1 » reste vulnérable. Un assouplissement belge ou un durcissement luxembourgeois des critères d’accréditation suffiront à inverser la dynamique. Au ministère de l’Enseignement supérieur, on réfléchit à une externalisation de l’accréditation à une des trois grandes agences internationales, qui, dans un milieu obsédé par les rankings et notations, font et défont les réputations. Craignant créer un paradis pour faux-monnayeurs académiques, les autorités luxembourgeoises refusent d’exploiter la niche de souveraineté des accréditations qu’elles ont décidé de lier au critère de la substance. Il s’agit de préserver la fragile renommée de la jeune Uni.lu. À cette date, seuls quatre établissements ont donc reçu une accréditation institutionnelle (qui valent pour cinq ans) : BBI, UBI, Eufom ainsi que Lunex, une école pour kinés à Differdange.
Ainsi, le Business Science Institute (BSI), qui mène à un « Executive Doctorate in Business Administration » (20 924 euros de minerval), fut-il mis KO dès le premier round. Le comité d’accréditation jugea irrecevable la demande soumise par Michel Kalika (par ailleurs professeur à Lyon 3), qui, pourtant, est un excellent communicant. Il parle avec ferveur de son programme d’EDBA, dont il veut faire la « référence mondiale ». Ses (pseudo-)doctorants sont des cadres, dirigeants et responsables en ressources humaines (un « public exceptionnel », selon Kalika) en quête d’une différenciation professionnelle que le MBA ne saurait plus fournir.
Kalika ne fait pas partie de la bande bruxelloise de Gendarme et sa présence à Wiltz semble assez fortuite. Il y a trois ans, cherchant une base pour le BSI, Kalika envoie courriel sur courriel aux ministères d’éducation de différents pays. Au Luxembourg, on lui répond en dedans deux heures. Trois jours plus tard, il s’entretiendra une heure durant au téléphone avec Raymond Straus, un haut fonctionnaire du ministère qui finira même par rejoindre le CA de la BSI et en sera un discret mais efficace soutien (Straus l’a entretemps quitté). Deux semaines plus tard, Kalika prend le train pour Wiltz. Il y découvre un environnement « isolé, bucolique et sanctuarisé ». Et entrevoit le décor idéal pour de futures cérémonies de diplomation. (Début octobre, six étudiants du BSI se virent décerner leur « doctorat » – « Wiltz, capitale d’un jour de l’Executive DBA», titrait le BSI dans un communiqué.)
Entre le campus de Wiltz et celui de Belval, il n’y a pas de contacts. « Nous sommes un point d’interrogation pour Belval, concède Jacques Gendarme. Ils se disent : ,Attendons de voir’. Ce qui est logique, ils veulent attendre qu’on ait une assise ». La genèse du campus privé apparaît comme une répétition, avec des acteurs privés, du scénario appliqué au château de Sanem, à la villa Pauly ou à la maison natale de Robert Schuman, tous meublés d’une substance plus ou moins académique. Lorsque la maison de retraite quitte le château de Wiltz en 2012, le ministère des Finances se lance à la recherche d’un repreneur. Or, les investisseurs ne se bousculent pas. L’État décide alors de louer le château à la commune, pour moins de dix euros par mois. En quelques mois, la mairie aura trouvé un sous-locataire en la personne de Jacques Gendarme. (Qui avait d’abord songé à Schengen, pour la valeur de marque, mais n’y avait pas trouvé de bâtiment approprié.) Le Campus Wiltz loue les trois-quarts du château pour la modique somme de 6 000 euros.
Les fenêtres donnent sur une vallée recouverte de forêt dense et embrumée. Dans la mansarde du château, une dizaine d’étudiants cap-verdiens, vietnamiens et nicaraguayens (leur séjour est financé par une bourse du ministère de la Coopération) ainsi que népalais et espagnols se sont réunis. Il est 16 heures 30, les cours viennent de se terminer, et les étudiants de la BBI préparent le dîner du soir et le déjeuner du lendemain. Certains ont eu le choix entre Wiltz et Bruxelles. Si la plupart (cent sur 170) ont préféré à la capitale de l’Europe (i.e. Bruxelles) la « capitale des Ardennes » (i.e. Wiltz), c’est que la vie y est moins chère et que le Luxembourg est réputé pour accorder des visas Schengen de manière libérale (Standuert oblige). Le Népalais Haris Joshi, qui entame sa deuxième année, relate les sorties cinéma au Kirchberg, les après-midis au centre commercial du Pommerloch et les excursions à Bastogne. Tout en regrettant que sur chaque sortie plane la menace du dernier train vers Wiltz. « L’avantage, dit sa collègue vietnamienne Anh Nguyen, c’est qu’on reste à la maison pour étudier. » Andrea Ballet venue de Barcelone ajoute : « We celebrate inside, like a small family ».