À peine les discours officiels terminés et l’accès ouvert, le public se rue sur cet étrange objet gris, une gigantesque plateforme en mousse polyuréthane dont il constatera avec étonnement qu’elle se déforme sous son poids. Nous sommes le jour de la fête nationale luxembourgeoise et Simone Decker inaugure son exposition Basic à Saint Nazaire, sur la côte atlantique française. L’« étrange objet gris » fait treize mètres sur trente, entre 1,5 et deux mètres en hauteur, treize tonnes de mousse ont été coulées sur place durant deux mois, morceau par morceau, dans des moules méticuleusement produits sur mesure. Simone Decker l’appelle « le gâteau », son titre est Le grand soufflé, et c’est vrai qu’il en a l’allure, la consistance parfois – là où la mousse a trop gonflé, elle fait penser à un Fat Car d’Erwin Wurm. Avec cette exposition, le travail de l’artiste d’origine luxembourgeoise qui vit à Francfort a pris une toute nouvelle dimension, une monumentalité toute architecturale.
Saint Nazaire est une ville bizarre, 70 000 habitants, petite sœur de Nantes, fière de ses chantiers navals qui remontent au milieu du XIXe siècle et produisirent de mythiques paquebots comme le Normandie (1935), le France (1962) ou, plus récemment, le Queen Mary 2. Mais ces chantiers et ce port servirent aussi aux Allemands nazis durant la deuxième guerre mondiale, ils y construisirent une gigantesque base sous-marine de 130 mètres sur 300, coulée avec 480 000 mètres cubes de béton, avec quatorze alvéoles pouvant accueillir des sous-marins en construction, en réparation ou au repos. Ce bunker stratégique valut à la ville une destruction quasi complète sous les bombardements alliés, les images exposées à l’Office du tourisme sont impressionnantes, et une libération très tardive, parmi les dernières d’Europe. Depuis, cette chose est restée là, détestée ou ignorée par les habitants et les élus, comme une balafre dans le paysage urbain.
Dès les années 1950, il fallait reconstruire toute la ville, les Nazairiens le firent à l’américaine, tracé des rues strictement perpendiculaire et architecture de ville nouvelle. Mais la base resta intouchée. Jusqu’à ce que la Ville et la Région décident de se réapproprier le port, la base navale et tout le quartier alentour. Dès les années 1990, ils lancèrent le projet « ville-port », une reconquête de la friche, avec d’abord l’ambition d’ouvrir cette base, qui fut jusque-là une sorte de cité interdite que personne n’avait vue de l’intérieur. Plusieurs des alvéoles furent ouvertes, dont une pour abriter l’office du tourisme, et un bureau d’architecture, Finn Geipel de Berlin, chargé d’un aménagement en douceur de l’alvéole 14 en lieu culturel. C’est devenu, en 2007, le Life, Lieu international des formes émergentes, qui, comme le Grand Café à deux pas de là, est géré en régie directe par la mairie (avec un budget annuel de quelque 800 000 euros) et programmé par la directrice du Grand Café, Sophie Legrandjacques. C’est elle qui a invité Simone Decker à intervenir sur place. Un défi énorme. Que faire de ce monstre ? Comment le digérer ? Comment répondre à cette charge symbolique et cette présence physique étouffantes ?
La réponse de Simone Decker est impressionnante non seulement par ses dimensions, mais aussi par ses multiples significations, son humour et son apparente simplicité. Le grand soufflé est une réduction à l’identique à l’échelle 1:10 de la base, avec les entrées des alvéoles, la structure du toit et même les irrégularités, les rugosités, les trous et les soufflures d’air qu’on connaît du béton après le décoffrage. En le réduisant, elle donne une dimension humaine à ce monstre historiquement si chargé, elle semble l’apprivoiser et permet aux habitants qui visitent l’exposition de se l’approprier de manière ludique et décomplexée, de la piétiner aussi. Et ça marche, tous ceux qui assistaient au vernissage, sans exception, prenaient visiblement plaisir à sauter, courir, trébucher, se jeter dessus, comme dans un fauteuil accueillant.
La mousse polyuréthane, le matériau communément utilisé dans la production de matelas, apporte cette dimension sensuelle qui invite à une utilisation décomplexée de l’objet majestueux qui semble avoir atterri là par marée haute. À la fin de l’exposition, les Nazairiens pourront revenir et se faire découper un morceau du « gâteau » qu’ils pourront remporter chez eux et utiliser en fauteuil ou en éponge à nettoyer à la maison. Il n’en restera rien – contrairement au bunker – l’objet monumental aura disparu à la fin de l’été, généreusement partagé avec les habitants, dans cette approche résolument non-commerciale de l’art de Simone Decker.
En contrepoint à ce geste démesuré, à cette sculpture surdimensionnée, Simone Decker a réalisé des micro-interventions : des Inlays, qui, avec leurs deux ou trois centimètres, semblent microscopiques dans l’architecture hors normes du bunker : une quinzaine de petites prothèses en céramique dentaire blanche, réalisées sur mesure par un prothésiste local, sont insérées dans les fissures qui traversent les murs en béton de plusieurs mètres d’épaisseur – geste aussi absurde que dérisoire. Aux visiteurs de les découvrir, plan à la main, comme un signe de piste – et une école du regard dans ce lieu étonnant et inquiétant à la fois, révélateur de ses blessures et de son intimité. Ces Inlays sont en même temps une suite de la « métaphore gourmande », insista la curatrice Sophie Legrandjacques lors de la présentation, comme si les dents et le gâteau aidaient à « digérer » le bunker et son passé militaire.
Basic est sans conteste un aboutissement du travail de Simone Decker réalisé jusqu’à présent : Le grand soufflé s’inscrit, par son travail sur l’échelle et les dimensions, la recherche sur le matériau, l’architecture ou l’appropriation individuelle de l’espace, dans la lignée des pavillons comme Untermieter (1996), Jagdschlösschen (1997), Prototype d’espaces infinis (1999) ou Curtain Wall (2002) et de par son effet perturbant, trompe-l’œil aux photos comme Chewing in Venice (1999), Recently in Arnhem (2001), la pieuvre Jérémy, les Glaçons dans Paris ou les Tortues à Berlin ou Bruges. Les Inlays font forcément penser aux inserts de pierres précieuses qu’elle avait réalisés dans un tunnel mal-aimé à Saarbrücken l’année dernière (Meeting, 2010, voir aussi son intervention dans d’Land du 3 décembre 2010) – une tentative de valorisation absurde d’un lieu quasi ignoré par les habitants à l’aide de petits bijoux apposés avec soin.
Mais il y a aussi une dimension supplémentaire, assez récente dans le travail de Simone Decker : un commentaire politique, finement subversif, comme on a pu le constater dans Second Life, tour de Babel faite des 200 boîtes de stockage qui contiennent normalement les œuvres de la collection du Mudam, l’année dernière dans le grand hall du musée au Kirchberg, herméneutique intelligente sur le présupposé vide de ce musée toujours aussi contesté auprès du grand public. Peut-être qu’à Saint Nazaire, seule une Luxembourgeoise (ou un ressortissant d’un autre petit pays) pouvait se permettre de se moquer ainsi, gentiment, de cette architecture de guerre par excellence, la ridiculiser même en la transformant en château de saut