d’Lëtzebuerger Land : Qu’est-ce que l’architecture ? Où commence-t-elle et ou s’arrête son champ d’action ? De l’urbanisme à la décoration intérieure ou quel est son champ d’action ?
Claude Wiseler : Elle commence même encore plus en amont, avec l’aménagement du territoire et la recherche d’un emplacement pour une construction. Puis elle passe par l’urbanisme, la conception de projets et le suivi de l’exécution. Le métier de l’architecte est un métier extrêmement complexe et complet, qui a des aspects esthétiques, mais aussi, et ce de plus en plus, économiques, techniques, voire même juridiques. L’architecte doit maîtriser tous ces champs en parallèle ; c’est, je crois, le principal changement par rapport au métier qu’exerçaient les architectes des générations précédentes.
Qu’est-ce qui est alors, pour vous, une bonne architecture ? Comment se définit-elle ? Quelle place reste-t-il encore pour l’esthétique alors que d’autres contraintes prennent de plus en plus d’importance ? On dit que l’architecture est la seule forme d’art à laquelle personne ne puisse échapper, parce qu’elle s’implante dans l’espace public...
Pour moi, une architecture est bonne lorsqu’elle correspond au programme et aux besoins définis en amont. Un bâtiment est une réussite lorsqu’il est parfait pour l’usage auquel il est destiné et s’il est capable d’évoluer dans le temps, de s’adapter – l’aspect de la durabilité est essentiel aujourd’hui. C’est un bâtiment qui corresponde aux critères énergétiques et écologiques tout en s’intégrant dans un contexte donné, soit par opposition, soit par adaptation. Le contexte joue d’ailleurs aussi un rôle primordial : on ne construit pas les mêmes bâtiments ici au Kirchberg que dans un village, le musée d’art moderne d’IM Pei aurait certainement pris une autre forme s’il avait été implanté ailleurs, par exemple au Saint-Esprit.
La Fondation de l’architecture et de l’ingénierie, une association sans but lucratif créée par des architectes et des militants pour un débat autour de l’architecture de qualité, fêtait ses vingt ans hier soir, tout comme le magazine d’architecture Adato au printemps. Le Fonds Belval célèbrera ses dix ans, alors que le Fonds d’urbanisation et d’aménagement du Kirchberg vient de fêter son cinquantenaire l’année dernière, et l’Administration des bâtiments publics son centenaire... Autant de paliers dans la gestion des constructions publiques et le débat sur l’architecture, son rôle et sa place...
Il s’agit de deux choses différentes : d’une part, les Fonds Kirchberg et Belval furent peut-être deux réponses successives aux besoins de l’État d’urbaniser et de construire selon de nouvelles règles et attentes. Or, tout comme la Fondation de l’architecture ou Adato, qui sont deux initiatives privées dont je tiens à souligner l’importance pour la réflexion et le débat sur l’architecture au Luxembourg, ces structures publiques, en même temps que le ministère des Travaux publics, contribuent à l’accompagnement intellectuel de l’évolution architecturale.
Les manifestations et publications pour le centenaire de l’Administration des bâtiments publics ont d’ailleurs permis de retracer l’histoire des constructions publiques, des débuts, où l’architecte de l’État dessinait lui-même les plans des bâtiments et les marquait de sa patte, à aujourd’hui, où ce ne serait plus possible, le directeur de l’administration travaillant parallèlement avec de nombreux bureaux d’architectes différents. Il y a cent ans, les bâtiments publics devaient toujours être représentatifs, avec tout ce que cela implique pour la forme, alors qu’aujourd’hui, ces grands gestes, cet aspect pompeux ne seraient plus acceptés par le public. Aujourd’hui, on met l’accent sur la fonctionnalité – ce qui ne doit pas forcément vouloir dire que les bâtiments sont moins beaux, bien au contraire. Pour qu’un bâtiment fonctionne, il n’est pas nécessaire d’avoir du marbre par terre, l’architecte d’aujourd’hui a même beaucoup plus de liberté à jouer avec les volumes et à rechercher les matériaux idéaux pour une construction. Celui qui croit que la beauté est une question d’argent se trompe – un beau bâtiment moderne ne doit pas forcément être cher.
Pourtant, les architectes se plaignent qu’ils étouffent dans un carcan de règles et de normes – écologiques, économiques, d’aménagement du territoire, de consommation d’énergie, de sécurité, de règlements de construction locaux plus ou moins absurdes, etc. Combien leur reste-t-il de liberté, d’espace pour créer une forme originale ?
Il est vrai que les contraintes et les demandes qui convergent au département des travaux publics sont multiples : il y a d’abord le programme des besoins du futur utilisateur, qui aura souvent été énoncé de manière maximaliste, puis les obligations dans les domaines de l’énergie, de la santé, de l’écologie et de la durabilité, du confort ou de la sécurité ; il y a des contraintes d’aménagement du territoire ou d’urbanisme – on ne peut pas construire n’importe quoi n’importe où – ; des contraintes économiques des entreprises de constructions, auxquelles nous voulons fournir du travail de manière égalitaire. Puis il y a les demandes des architectes, qui requièrent une certaine liberté créative, les contraintes budgétaires – les moyens ne sont pas illimités –, et tout cela se fait sous le regard critique du public et de la presse. Et pourtant, les architectes me surprennent toujours à nouveau parce qu’ils arrivent à trouver des solutions étonnantes au milieu de toutes ces contraintes. Donc : s’il y a beaucoup de normes, il reste possible de construire de beaux bâtiments.
Comment définissez-vous un « beau bâtiment » ? Est-ce que vous avez un goût ou des préférences dans ce domaine ?
J’aime toutes les formes d’architecture, qu’elles soient modernes ou classiques, lorsqu’elles sont justes, adaptées au programme et au contexte. Regardez par exemple le bâtiment préfabriqué pour l’Athénée (Bruck & Weckerle, ndlr.), avec sa façade bariolée aux couleurs criardes, très discuté actuellement : pour moi, c’est un beau bâtiment, car c’est un bâtiment juste, qui correspond aux besoins, qui a été construit dans les délais et a respecté le budget, et qui, en plus, égaye la vie sur le campus. Voilà une de ces solutions étonnantes, trouvée par des architectes locaux. Nous avons un très haut niveau d’architecture au Luxembourg en ce moment, les professionnels n’ont pas à rougir vis-à-vis de leurs collègues de l’étranger qui ont pu construire ici.
Sur les deux dernières décennies, on a pu constater que l’approche de l’État maître d’ouvrage a évolué : si dans les années 1990-2005, il réalisait surtout des infrastructures de grande envergure, pour lesquelles les budgets semblaient illimités – je pense à la Nordstrooss, mais aussi au Centre de conférences ici, au Mudam ou à la Philharmonie, et même le moindre lycée coûte aujourd’hui 110 millions d’euros –, le discours a changé depuis, mettant désormais l’accent sur l’aspect durable et l’économicité d’un projet. Construire autrement, est-ce d’abord construire moins cher ? Et si oui, où devront se faire les économies ?
Durant les années 2000, nous avons construit avec des architectes de renommée internationale : de IM Pei (Mudam) en passant par Dominique Perrault (Cour européenne de justice), jusqu’à Christian de Portzamparc (Philharmonie). C’était un choix justifié, parce que l’image d’une ville ou d’un pays passe aussi par son architecture. Mais aujourd’hui, nous avons d’autres besoins, dans le domaine de l’éducation et de la santé notamment. Et ces besoins étaient tellement nombreux que nous avons décidé de nous organiser de manière plus rationnelle, dans une première étape en coupant toutes les demandes superflues et en réduisant les programmes et ainsi les volumes. Puis en standardisant tout ce qui pouvait l’être, par exemple pour construire un lycée, sans pour autant oublier l’éfficience énergétique ou encore la durabilité. Et en dernier, nous expérimentons d’autres modes de construction ou de gestion des projets : comme le partenariat public-privé que nous avons essayé une première fois au campus scolaire de Mersch et qui était, à mes yeux, un succès, ou en construisant avec des éléments préfabriqués, comme pour le bâtiment préfabriqué de l’Athénée, le Nordstad-Lycée, plusieurs salles de sport de lycées ou même tout le Sportlycée. Aujourd’hui, ma première contrainte est budgétaire : les moyens ne sont pas illimités, le ministre du Budget nous attribue grosso modo 200 millions d’euros par an pour construire de nouveaux bâtiments, et avec cette somme, j’essaie de réaliser le maximum de projets. Ça ne peut fonctionner que si les architectes participent à cet effort de rationalisation. Et ils le font – et réussissent.
Donc une des possibilités serait de se rendre à l’évidence qu’on ne doit pas forcément construire pour l’éternité, mais des bâtiments qui ont une fin ?
Qu’est-ce que l’éternité, qui peut la définir ? Les bâtiments préfabriqués que je viens d’évoquer sont conçus pour 20 à 25 ans, mais l’Athenée en soi, qui avait été conçu pour durer, doit être complètement restauré aujourd’hui. Donc son « éternité » aura duré cinquante ans...
Comment se fait-il alors que l’Athenée soit restauré au lieu d’être démoli et reconstruit de fond en comble, sort qui fut, il y a encore quelques années, réservé à la grande majorité des bâtiments de l’histoire récente. Quel doit être la place du patrimoine bâti ? Faut-il tout garder ou comment l’ancien et le moderne doivent-ils interagir ? Quand commence la valeur patrimoniale d’un bâtiment ?
L’Athénée est un bâtiment témoin des années 1960 d’une qualité architecturale indiscutable qui vaut la peine d’être conservé. D’ailleurs financièrement, ce choix paraissait également logique. Mais, il n’y a pas de réponse générale à cette question – il s’agit de regarder chaque bâtiment à part. Nous construisons déjà aujourd’hui des bâtiments dont nous savons qu’ils entrent dans notre histoire et dans la conscience collective au moment même où nous les inaugurons. Regardez par exemple le Mudam ou la Philharmonie, dont des images ornent déromais nos passeports. Ou la très contestée Cité judiciaire : les quatre sculptures sur sa façade illustrent presque tous les reportages télévisés sur des affaires de justice, donc tout le monde les reconnaît désormais intuitivement. Ces infrastructures font partie de notre patrimoine architectural immédiat. Mais une ville n’est pas un musée non plus, on ne peut pas tout protéger juste parce que cela a atteint un certain âge. Pour moi, les deux musées d’histoire dans la capitale, aussi bien celui de la Ville que celui de l’État, sont exemplaires dans leur manière de s’implanter avec des architectures résolument modernes dans des contextes historiques, qui sont ainsi valorisés.
Depuis une vingtaine d’années, l’État en tant que maître d’ouvrage fait systématiquement des concours d’architectes pour définir ses projets. Qu’est-ce que cela apporte à l’architecture ?
Ces concours génèrent d’abord une discussion autour de l’architecture, et toute discussion sur l’architecture est bénéfique. En outre, nous avons, grâce à notre méthode de travail, récolté des prix d’architecture ou du maître d’ouvrage avec nos bâtiments, ce qui nous conforte dans notre approche. Car un prix est toujours un encouragement. Et toute compétition constitue aussi bien un défi ou un risque qu’une chance de se mesurer à d’autres architectes, dont parfois de très grands noms venus de l’étranger.
Je pense réellement que la qualité de l’architecture luxembourgeoise ou réalisée par des architectes d’ici a sensiblement augmenté ces dix ou quinze dernières années. C’est peut-être grâce aux concours, aux prix, à des associations comme la Fondation de l’architecture et de l’ingénierie, mais aussi, certainement, grâce à la très forte internationalisation de la population des dernières années. Nos architectes n’ont plus à craindre la concurrence internationale.