Il faut le mériter, c’est un peu loin de tout ou au milieu de rien. Le Centre d’art contemporain de Châteauvert n’est pas de ceux qui font du tapage et attirent les foules. Tout le contraire de ce qu’on vient de vivre à Arles où les apéros prennent plus de temps que les expos. Dans ce cube de métal noir, bordant le fleuve Argens et surplombant une prairie où paissent des chèvres, deux expositions par an, un jardin de sculptures, des projets de rencontres et de médiation et des résidences d’artistes sont proposés par une équipe aussi réduite qu’enthousiaste. Il faut se rendre dans ce village de moins de 150 habitants pour découvrir l’exposition personnelle du duo Martine Feipel et Jean Béchameil, Traversée de nuit.
Le vaste hall est plongé dans la pénombre, propice à la projection de la vidéo qui donne son titre à l’exposition. Elle retrace une performance participative, une marche rassemblant une cinquantaine de personnes de tout horizon qui s’est déroulée au crépuscule dans les alentours du centre d’art. « C’est un hommage aux migrations d’hier, d’aujourd’hui et de demain, comme celles qu’on voit déjà dans l’art babylonien », explique l’artiste luxembourgeoise. Elle se réfère aux mouvements de populations qu’ils soient politiques et historiques (la marche du sel de Gandhi en 1930, celle de Mao en 1934, celle des noirs américains de 1963) ou plus récents comme celui des réfugiés dans la jungle du Panama vers les États-Unis ou sur les routes risquées vers l’Europe. Comme souvent dans leur travail, Martine Feipel et Jean Béchameil ajoutent un élément fabriqué, de leurs mains. Ici, ce sont des figurines plantées sur des bâtons, sortes d’étendards stylisés qui rappellent leurs deux sujets de prédilection : la nature et la modernité.
Ils portent ainsi leurs réflexions sur l’héritage du modernisme qui est aussi fascinant que décevant. « Architecture, technologie, production industrielle, idéologies ont transformé notre rapport au monde, souvent de manière ambivalente, détruisant d’un côté ce qui est construit de l’autre », poursuit-elle. Les œuvres présentées dans l’exposition portent ainsi les traces de cette réflexion de manière formelle (les drapeaux de tissus Catch fire, le bas-relief Electric Eclipse) ou plus poétique. On retrouve Garden of Resistance, présenté en 2022 au Mudam. Ce tronc d’arbre en aluminium prend vie grâce à une robotique élaborée, et des protubérances « naturelles » (fleurs, champignons) colonisent le tronc. Une manière d’évoquer la résilience de la nature : « Dans les espaces forestiers, un arbre mort est source de vie et d’hospitalité. Il s’y développe de nouveaux habitats. La faune et la flore s’y renouvellent. » S’y ajoute Dreamers, une nouvelle série d’œuvres réalisées à l’occasion de l’exposition, comme une forêt d’arbres en céramiques colorées.
On retrouve de belles allusions à la modernité dans les bannières aux couleurs chatoyantes Catch fire dont les motifs évoquent les œuvres textiles des années 1920 de Sonia Delaunay ou des artistes du Bauhaus. Descendant du plafond, ces drapeaux renvoient aussi aux luttes et aux marches qui ont pu les accompagner. Retour sur l’architecture brutaliste aussi avec Hôtel Utopia, œuvre réalisée en 2018 lors d’une résidence de Martine Feipel et Jean Béchameil à Ibiza. Pendant une journée, ils ont investi les ruines d’un hôtel non terminé de l’architecte catalan disciple du Corbusier, José Luis Sert. Les aplats de couleurs vives redonnent vie à ce lieu abandonné, soulignant encore une fois la résilience et l’adaptation indispensables dans un monde frappé d’obsolescence.
« Martine Feipel et Jean Bechameil développent une réflexion sur le monde avec un dénominateur commun : la nature et son appréhension par les êtres humains. Une nature qui se rebelle et dont les artistes livrent de nouvelles représentations contant ainsi autrement notre monde dans ses mutations les plus contemporaines », conclut Lydie Marchi, commissaire de l’exposition.