C'est une première. Le 19 juillet dernier, l'Institut luxembourgeois de Régulation (ILR) a prononcé un avertissement formel à l'encontre de l'Entreprise des Postes et Télécommunications (P[&]T). Cette sanction administrative, pour embarassante qu'elle soit, n'a pas d'effet direct sur les P[&]T. Il s'agit en fait de la punition la moins dure prévue dans le catalogue de l'ILR. Si le conflit perdure, le régulateur a toutefois aussi la possibilité d'imposer des amendes ou, pire, d'interdire certaines activités aux P[&]T voire de suspendre temporairement ses dirigeants. L'affaire tourne, comme d'habitude, autour d'une question d'argent.
Les règles de la libéralisation des télécommunications prévoient que les anciens monopolistes permettent à leurs nouveaux concurrents d'utiliser les infrastructures existantes. On parle d'«interconnexion». Ces opérateurs «alternatifs» doivent certes payer pour ce service. Mais, et c'est un élément clé pour briser les monopoles, il ne doivent payer que le prix coûtant.
Le contrôle de ces règles revient à un régulateur indépendant, au Luxembourg l'ILR. Chaque année au mois de décembre, les P[&]T doivent ainsi soumettre au régulateur un catalogue appelé Reference interconnect offer (RIO). Ce document contient les prix coûtants des P[&]T pour leurs services et doit être approuvé par l'ILR. La RIO sert de base pour les négociations, par exemple, entre P[&]T et Tele2 pour que les clients du premier puissent placer un coup de fil aux prix du second grâce à la présélection en faisant le 15 suivi de trois chiffres et du numéro de téléphone.
Cet exercice s'est déroulé ainsi chaque année depuis 1998. Jusqu'ici, sans trop de heurts, au moins en public. Il est vrai que les opérateurs alternatifs, à l'exemple de Tele2 et Cegecom, se plaignent de manière régulière que les prix des P[&]T sont trop élevés. Fin 2001 est finalement intervenu le grand couac. Le 20 décembre, la direction de l'ILR refuse d'approuver la RIO proposée par les P[&]T pour 2002.
Depuis, la situation ne s'est guère améliorée, au contraire. Même après sept mois et l'arrivée d'un nouveau directeur général à l'Hôtel des Postes, les prix facturés par l'entreprise des P[&]T à ses concurrents pour l'utilisation de son réseau télécom restent toujours provisoires. Après un premier délai accordé aux P[&]T jusqu'au 1er mars, l'ILR avait rejeté la RIO une deuxième fois le 6 mai. Le régulateur avait alors annoncé vouloir confier le dossier à un expert externe.
L'ILR ne reproche d'ailleurs pas nécessairement aux P[&]T que leurs prix seraient trop élevés. «Nous constatons simplement que nous sommes dans l'impossibilité de vérifier si les tarifs facturés par les P[&]T reflètent leurs prix coûtants», explique Jacques Prost, directeur adjoint de l'ILR. Les informations fournies par les P[&]T seraient insuffisantes.
Il pourrait s'agir d'une simple formalité. Mais en fait, la RIO a des implications bien concrètes qui se retrouvent tous les mois sur les factures des abonnés du téléphone. En 1998, année de la libéralisation du secteur des télécommunications au Luxembourg, un opérateur concurrent devait ainsi verser 2,12 cents (HTVA) aux P[&]T pour chaque minute téléphonée sur son réseau. S'y ajoute encore une taxe d'établissement de la connexion.
Dans un prix minute pour un appel en Allemagne de 11,75 cents (TTC), comme l'offre Tele2, ce tarif pèse déjà. Chaque réduction dans la RIO permet donc aussi une baisse des tarifs chez les concurrents des P[&]T. En 1999, la baisse des prix de la RIO n'était que marginale. Ce n'est qu'en 2000 que les tarifs chuteront d'un coût de près de 25 pour cent pour s'établir à 1,48 cent la minute. Dans la RIO 2002, il s'élèvent à 1,32 cent.
À l'Hôtel des Postes, on se dit surpris de l'avertissement de l'ILR. Un recours devant le tribunal administratif est d'ailleurs possible contre cette sanction. «Nous sommes de l'avis d'avoir communiqué toutes les données que l'ILR a exigé, explique Olivier Mores, porte-parole des P[&]T. Notre modèle de coûts repose sur les orientations de la Commission européenne et a été élaboré en collaboration avec un consultant britannique.» Après plus de sept mois de procédure a priori infructueuse, on espère toujours pouvoir résoudre le dossier d'un commun accord avec l'ILR.
Du côté du régulateur, le front semble toutefois se durcir. «Nous ne savions plus quoi faire d'autre», avait expliqué, exaspérée, Odette Wagener, la directrice de l'ILR, début juin après avoir chargé un expert externe du dossier. Dans sa décision formelle du 19 juillet, la direction de l'ILR va encore plus loin. Les P[&]T auraient ainsi avoué implicitement ne pas avoir fourni toutes les informations nécessaires pour juger l'«orientation coûts» de la RIO.
De part et d'autres on admet qu'il s'agit d'une matière hautement complexe, qui par nature laisse toujours de la place pour des interprétations divergentes. L'ILR exige par exemple d'obtenir des chiffres permettant d'établir combien de temps tel technicien se consacre à des travaux liés aux clients et combien de temps aux services liés à l'interconnexion. L'expert retenu par l'ILR s'interroge sur le fait que le modèle comptable des P[&]T donne l'impression d'être prévu pour regrouper des coûts dans des corbeilles générales mais pas pour attribuer chaque coût au produit spécifique qui est à son origine.
Ces descriptions démontrent la complexité de problèmes liées à une comptabilité analytique. Elles sou-lèvent cependant une question plus fondamentale: l'Entreprise des P[&]T ne veut-elle pas révéler certaines informations ou n'est-elle tout simplement pas équipée pour le faire ? À cette question, on refuse tout commentaire aux P[&]T. La comptabilité de l'entreprise publi-que devrait en principe être assez moderne puisqu'elle n'a été développée vraiment qu'à partir de 1993. Avant, l'ancienne administration fonctionnait encore selon les règles du budget de l'État.
Une chose est sûre. Un système d'information comptable moderne est bien plus compliqué qu'un tableur sur un PC. Sa mise en place exige une planification pluri-annuelle et influence au delà des procédures comptables toute l'organisation d'une entreprise, rappelle Jacques Prost de ses propres expériences. L'expert qui a analysé le dossier pour l'ILR concède d'ailleurs que le système SAP des P[&]T semble bien prévoir plusieurs milliers de comptes séparés pour comptabiliser les coûts. Le problème se situerait plutôt dans le traitement de toutes ces données.
Avec d'autres clients, l'ILR a connu moins de problèmes. Même si la procédure n'est pas à cent pour cent identique, le régulateur a dû trouver des accords similaires à la RIO du secteur des télécommunications avec Cegedel et Sotel pour l'électricité, et Soteg pour le gaz. Un exercice qui semble s'être mieux passé qu'avec les P[&]T. Chez Cegedel, par exemple, il n'a en tous les cas pas laissé de mauvais sang. Parmi les explications avancées, on cite notamment le fait qu'il s'agit ici de sociétés commerciales qui disposaient dès leurs origines de procédures comptables très rigoureuses.
Dans le conflit qui oppose ILR et P[&]T, l'heure semble encore au dialogue. Les deux côtés semblent de bonne volonté. L'Entreprise des P[&]T a en tous les cas intérêt à régler l'affaire définitivement avant la fin de l'année. Sinon, il pourrait devenir difficile à présenter un bilan. L'ILR s'est en effet réservé «expressément le droit d'exiger de l'Entreprise des Postes et Télécommunications d'appliquer rétroactivement au 1er janvier 2002 les dispositions finalement retenues dans une version approuvées» de la RIO. En clair, les P[&]T pourraient être forcés à rembourser des sommes déjà perçues auprès de leurs concurrents «interconnectés».
Déjà dans le rapport annuel 2001 des P[&]T, le réviseur d'entreprise a jugé nécessaire de mentionner une réserve pour cause de contentieux liés aux procédures commodo/incommodo des antennes du réseau LuxGSM.