Le 6 mai dernier, le comité de direction de l'Institut luxembourgeois de régulation (ILR) prenait la décision courageuse de rejeter le catalogue d'interconnexion proposé par l'Entreprise des postes et télécommunications au mois de décembre 2001. Une première dans l'histoire récente de l'autorité de régulation du secteur des télécoms qui n'a été dotée de pouvoirs de sanctions qu'à la mi-2001.
Parallèlement, l'ILR publiait les «principes directeurs de séparation comptable», une sorte de petite bible rappelant à l'opérateur historique son devoir d'aligner ses tarifs d'interconnexion et d'accès à son réseau par tous les opérateurs du marché (les fameux RIO, offre d'interconnexion de référence, mais aussi l'offre de dégroupage de référence RUO - qui permet d'accéder aux derniers mètres de câbles pour atteindre les clients finaux) en fonction de ses coûts, sans surfacturation ni dumping comme l'en soupçonne de nombreux opérateurs « alternatifs ».
Ce fut le premier geste fort de l'ILR que tous les opérateurs attendaient, mais que l'autorité de régulation a mis un temps fou à accomplir. Un geste que les psychiatres décriraient, dans leur jargon, comme libératoire, si ce n'est pas parricide.
L'indépendance théorique de l'ILR par rapport à l'État, et par conséquence de l'EPT, remonte à 1999 lorsqu'un rapport assassin de la Commission européenne sur l'avancée de la libéralisation des télécommunications épingla l'ambiguïté de son organisation et le rôle de hauts fonctionnaires dans ses structures dirigeantes.
La deuxième étape dans l'affranchissement progressif de l'ILR par rapport à son ancien tuteur étatique date de la loi du 14 juin 2001 qui lui a donné le pouvoir d'imposer des sanctions alors que la législation le reléguait dans les seconds rôles. À sa création en 1997, l'institut n'obtenait du législateur que la seule faculté de conciliation, ce qui n'a d'ailleurs pas contribué à l'ouverture à la concurrence du marché luxembourgeois.
Depuis un an qu'il en a les capacités, l'institut n'a pas abusé de ses nouveaux pouvoirs d'arbitrage sanction, c'est le moins que l'on puisse dire. Il aura fallu attendre presque un an avant qu'il ne frappe du poing sur la table, encore que le coup assené à l'EPT le fut assez mollement.
Le communiqué du 6 mai rejetant le catalogue d'interconnexion des postes et télécommunications est un modèle de prudence littéraire: « l'Institut considère ne pas pouvoir approuver, sur base des informations remises par l'Entreprise des postes et télécommunications, l'orientation des tarifs d'interconnexion sur les coûts». En clair, l'EPT est accusée de facturer ses services aux autres opérateurs de télécommunication à des tarifs rédhibitoires, les empêchant ainsi d'offrir sur le marché des communications locales des tarifs aussi attractifs que les siens.
La direction de l'ILR ne souhaite pas d'ailleurs assumer seule la responsabilité de punir l'ancien monopolistique. Un expert externe se chargera de déterminer si une sanction est opportune ou non: «l'Institut considère nécessaire d'attendre l'assistance d'un expert externe avant de se prononcer sur l'éventualité d'appliquer des moyens de sanction prévues par la loi modifiée du 21 mars 1997 sur les télécommunications».
Les règles du jeu dans l'Union européenne imposent aux opérateurs dominants d'ouvrir leurs réseaux à leurs concurrents (c'est l'interconnexion) et de facturer leurs services sans empocher de bénéfices au passage: les prix doivent uniquement rémunérer l'usage effectif du réseau de transport et de desserte ainsi que les frais de maintenance.
L'offre d'interconnexion que l'EPT doit publier chaque année, comme l'y oblige la réglementation communautaire, décrit les services d'interconnexion, les modalités de fourniture et de tarifications. Les directives européennes précisent que les tarifs d'interconnexion et d'accès doivent être «transparents», «orientés en fonction des coûts» et non discriminatoires, ce qui veut dire que la tarification des services offerte en interne doit être identique à celle qui est facturée aux opérateurs externes.
«Il est reconnu, écrit l'ILR, en introduction de ses principes directeurs de séparation comptable, que les acteurs du marché possédant une position dominante ou puissante sur le marché peuvent fausser la concurrence par des subventions croisées entre les services de vente au détail et les services d'interconnexion ou par l'application de tarifs prédateurs de certains de leurs produits vendus au détail. Pour répondre à ces préoccupations, les opérateurs ( ) sont tenus de fixer des prix de vente au détail en appliquant les mêmes principes de transparence et d'orientation en fonction des coûts.»
Pour y parvenir, la réglementation de l'UE, relayée au Luxembourg par deux règlements grand-ducaux (du 22 décembre 1997 et du 18 avril 2001), a imposé à tous les opérateurs historiques de publier des «comptes séparés».
Comme ses textes posaient quelques problèmes d'interprétation à l'EPT, qui applique pourtant déjà une comptabilité analytique, l'ILR a mis les choses à plat dans un document de plus de soixante pages. Des instructions qui constituent, selon la direction de l'institut, «des exigences minimales d'information», mais qui risquent, du point de vue de l'EPT, de générer un travail administratif considérable et de mobiliser quelques soirées et week-end des agents des services financiers de cette grande administration.
Comme le rappelle le document, la séparation comptable permet «d'assurer l'exactitude et la régularité des tarifs d'accès et d'interconnexion tels que la RIO et l'offre de dégroupage de référence (RUO)» et «d'identifier tous les éléments de dépenses et de recettes liées aux activités de télécommunication en y incluant une ventilation par poste des immobilisations et des dépenses structurelles».
Marcel Gross, le directeur général de l'EPT reconnaît que la mise en oeuvre de principes comptables selon les voeux de l'ILR ne sera pas une chose simple: «Il s'agit d'un dossier volumineux qui requière beaucoup d'analyse avant de pouvoir l'implémenter, dit-il. Nous n'avons reçu le document de l'ILR sur les principes directeurs de séparation comptable que récemment et nous devons d'abord les étudier».
La direction de l'EPT estime avoir déjà accompli un grand bond en avant en matière de transparence des coûts: «Nous appliquons déjà des modèles de comptabilité analytique, notamment le fameux modèle international LRIC (Long Run Incremental Cost), utilisé pour calculer le coût du dégroupage et de l'interconnexion ».
L'établissement des coûts LRIC permet de rendre compte, en principe, de l'activité de différentes divisions d'une entreprise comme si chacune d'elles étaient exploitées comme une société autonome.
Visiblement, cela n'a pas convaincu la direction de l'ILR qui exige que des efforts supplémentaires de transparence soient accomplis par l'opérateur dominant.
La semaine prochaine, l'EPT présentera ses chiffres 2001, mais il faudra attendre quelques semaines de plus pour lire son rapport annuel.
L'exercice 2001 aura changé bien des choses dans l'établissement de la comptabilité de l'entreprise. Ses activités financières, passées sous le contrôle de la Commission de surveillance du secteur financier, sont désormais soumises aux mêmes règles du jeu et de reporting que n'importe quel autre professionnel du secteur financier. Ceci dit les nouvelles exigences comptables imposées par l'ILR ne se liront probablement pas dans le prochain bilan. L'autorité de régulation aura le droit de publier les informations fournies par l'EPT, «dans la mesure où elles contribuent à instaurer un marché libre et compétitif», mais se réserve aussi celui de tenir compte «de la confidentialité commerciale». Le fils n'a pas encore tué le père.