Quand c’est que ça commence ? Le tirage au sort des numéros de liste des partis en lice1 hier, jeudi, matin et l’événement social que constitue l’ouverture de la Schueberfouer cet après-midi lancent la partie informelle de la campagne électorale 2013. Informelle parce que cinq des neuf partis en lice pour les élections législatives anticipées du 20 octobre (CSV, LSAP, DP, Déi Gréng et ADR) ont décidé le 30 juillet par un accord écrit que leur campagne électorale n’allait durer que cinq semaines. Parallèlement à la campagne officielle financée par le gouvernement, les partis – également subventionnés par l’État pour la très grosse partie de leurs budgets – se sont donc accordés à ne commencer à coller leurs affiches et publier leurs annonces et spots qu’à partir de la rentrée scolaire, le 16 septembre. Ils veulent ainsi se montrer raisonnables et soucieux d’une bonne gouvernance des deniers publics. L’accord limite les dépenses à 75 000 euros par parti et inclut également tous leurs candidats : ils sont priés de faire comme si de rien n’était jusqu’au 16 septembre.
Or, cette limitation extrême a des conséquences néfastes : aucune consultation démocratique, aucun débat contradictoire des idées des uns et des autres sur les grands et petits sujets de campagne – éducation, logement, chômage, indexation des salaires, simplification administrative, réforme de l’État, conséquence des affaires Srel et Bommeleeër... – ne peut avoir lieu avant cette date. Pas de discussions à la télévision ou à la radio, pas de grands congrès politiques, pas de conférences... Pas d’échange avec les électeurs en gros. Or, à quoi servent des élections, sinon à cette confrontation ? D’ailleurs, comme les programmes ne seront arrêtés et publiés qu’en début du mois de septembre, il serait de toute façon illusoire de croire que cette campagne puisse se jouer sur les grandes idées.
Atomisation et éclatement En même temps, quatre des neuf partis qui se présentent n’ont pas signé l’accord – La Gauche, contactée car représentée au parlement, estime que l’accord ne va pas assez loin et reproche aux grands partis d’avoir des avantages directs dans la campagne dans leur « presse amie » respective ; le parti communiste ne correspondait pas aux critères et le PID ainsi que le Parti Pirate se présentent pour la première fois à des élections. Et 60 pour cent des 540 candidats sont novices, ont donc en premier lieu besoin de se faire connaître. Ceux-là ne peuvent et ne veulent se laisser limiter dans le temps. De fait, depuis le 10 juillet et l’annonce du Premier ministre Jean-Claude Juncker qu’il allait demander au grand-duc d’organiser ces élections anticipées, la campagne était lancée. Et elle l’était même en premier lieu par le CSV, qui publiait le soir même son slogan Mir mam Premier sur sa page Facebook et organisait le lendemain son congrès d’intronisation du même Juncker comme candidat tête de liste à Hesperange.
Depuis, on assiste à une fragmentation frappante du discours politique : chaque candidat – surtout ceux qui se sont découverts une ambition (et une famille politique) quelques jours seulement avant que leur candidature ne soit annoncée – doit s’inventer des moyens de prouver qu’il existe. Voilà les nouveaux blogs aux noms de domaine personnalisés (ou ceux des anciens, commentateurs acerbes de l’actualité politique nationale, comme Erna Hennicot-Schoepges, Robert Goebbels ou Ben Fayot aka Le Huron), ou au moins les profils Facebook et les comptes Twitter pour s’expliquer quant à son engagement politique, prendre position ou médire les autres partis pour leurs moindres faits et gestes. Loin de toute « ligne du parti », de toute profession de foi idéologique arrêtée dans un programme mûrement réfléchi, après de longs débats discutés dans les organes de décision en interne, on chatte, on papotte, on se positionne sur des thèmes estivaux comme l’âne sur le clocher de l’église de Diekirch, les faits divers, la sécurité sur les routes, les transports en commun,... rien de bien passionnant. Comme les inepties discutées jadis sur les bancs devant les maisons sur le ton du « ma bonne dame ! » – « bientôt la Schueberfouer, puis la braderie et l’été est fini ! » – ou des sujets un peu plus politique comme : le Luxembourg n’est pas une île ; il faut séparer l’Église et l’État ; il y a vraiment trop de partisans ouvertement d’extrême droite sur Facebook ; le pays a besoin de réformes, place aux nouvelles têtes, reboot Luxembourg,... Il faut commenter, cliquer, liker, exister. Ça va vite, on est dans l’immédiateté et l’éphémère.
Panachage Mais pour l’électeur, il devient de plus en plus difficile de distinguer la ligne d’un parti sur une question, de savoir s’il s’identifie plutôt avec celle de la gauche ou de la droite sur un sujet. Comme si cette campagne ne pouvait faire autrement que d’encourager cette pratique favorite des électeurs luxembourgeois qu’est le panachage : on vote pour ceux qu’on connaît, ne serait-ce que de nom, plutôt que pour une vision de la société plus libérale, plus sociale ou plus protectionniste. Les réseaux sociaux et les blogs sont surtout des médias pour construire sa notoriété et créer sa propre mythologie, certes comme jadis les fêtes du village et les pages locales de la presse nationale (en perte de vitesse), mais les centrales des partis ne les prennent pas assez au sérieux pour orienter un tant soit peu cette campagne éclatée.
Ce qui implique que même les couacs internes et les divergences de vue sont médiatisés : après un autre week-end de rixes et de violences dans la capitale, le maire et candidat tête de liste du DP au Centre Xavier Bettel explique aux caméras de RTL Télé Lëtzebuerg lundi soir qu’il est pour l’introduction de la comparution immédiate en droit luxembourgeois, qui permettrait un jugement plus rapide des petits criminels évidents, et qu’il est même en train de finaliser une proposition de loi allant dans ce sens. En réaction, le lendemain, Véronique Bruck, ancienne présidente de la Jeunesse démocrate et libérale et toujours membre du parti, l’accuse ouvertement sur les ondes de la Radio 100,7 de trahir les idéaux libéraux du DP, voire de populisme. Ni l’une ni l’autre ne savent encore si l’idée sera retenue dans le programme électoral du parti, il n’en a même pas encore été discuté, mais le mal est fait : l’image de Xavier Bettel comme chouchou de la nation et comme champion incontesté de son propre parti, symbole du renouveau et force de rassemblement du parti, est ternie.
Storytelling Barack Obama joue au basket ; Barack Obama promène son chien ; Barack Obama embrasse sa femme pour la fête des mères ; Barack Obama chatouille un bébé en affirmant que par sa politique, il s’engage pour son avenir... Le storytelling autour de la figure politique nous vient directement des États-Unis, où des dizaines de spin-doctors professionnels encadrent chaque candidat et chaque élu, orientent chaque geste et chaque mot publié, construisant ainsi un personnage public clairement identifié, jusque dans sa vie privée. Au Luxembourg, rien de tout cela. Chaque candidat décide lui-même ce qu’il publie ou pas, la frontière entre sphère publique et sphère privée est très perméable. Dans le rayon storytelling, on a donc des versions plus provinciales sur Facebook : Mars Di Bartolomeo, ministre socialiste de la Santé, en tenue de cyclisme un peu trop étriquée, qui sort son vélo le dimanche ; Alex Bodry, le président du parti socialiste, annonce qu’il veut perdre trois kilos après les vacances, alors que le ministre de la Famille Marc Spautz (CSV) publie ses photos de vacances et se montre populaire avec des images documentant sa visite d’un meeting de tracteurs... Jean-Claude Juncker, qui ne communique plus du tout au Luxembourg – pas de briefings, pas de conférences de presse depuis des mois, pas de tweets ni de statuts Facebook (qui est par ailleurs alimenté par le parti et non par l’intéressé lui-même, complètement dépassé par toutes les nouvelles technologies, selon ses propres dires) –, intervient par la voie de la presse étrangère (Tiroler Tageszeitung ; il y est en vacances) pour souligner encore une fois qu’il ne veut pas quitter le Luxembourg pour un poste européen.
Alors que les médias classiques soit ignorent que le pays est en campagne – comme RTL Radio Lëtzebuerg notamment, qui semble vouloir s’en tenir aux rendez-vous officiels –, où y participent avec tout le biais idéologique qui est le leur – comme le Wort, ne publiant que des photos du dépôt des listes CSV, comme si un seul parti participait à ces élections, mais alors dans toutes les circonscriptions –, Internet est devenu le médium de cette campagne 2013. Le Parti Pirate, qui mise sur la participation et les nouveaux médias, y avait mobilisé 88 supporteurs jusqu’à jeudi matin pour lui verser presque 14 000 euros de dons (sur les 25 000 qu’il s’était fixé comme objectif pour financer sa campagne). La page http://newslux.wordpress.com collecte tous les articles et toutes les informations de tous les candidats ou partis qui prennent position sur un sujet en rapport avec la campagne. Sur Radio Ara, les étudiants engagés Rick Mertens, Xavier Muller, Max Gindt et Diego Velazquez ont lancé l’émission De Wahlbureau, s’entretenant avec de jeunes candidats aux élections – à écouter en live, en podcast, sur Soundcloud...
Subversion Mais il y a aussi une campagne encore plus rigolo : celle qui fait dans la subversion. Youtube regorge de petites vidéos plus ou moins bien faites, détournements de la culture populaire comme Forrest Gump ou Despicable Me, faits avec des bouts de ficelle avec zéro budget, qui se moquent en règle générale allègrement de la majorité politique CSV/LSAP et demandent surtout un changement (du pouvoir, de génération...). Tout se passe comme si, parce qu’ils ne les prenaient pas au sérieux – « on ne gagne pas des élections sur Facebook » semble être l’adage des dirigeants des partis –, les grands partis et les organismes de communication institutionnels avaient raté cette évolution. Et durablement nui à cette campagne 2013, qui leur échappe singulièrement, et au débat démocratique.