La lamentable affaire Air France a permis de rappeler que les difficultés de cette compagnie proviennent notamment de coûts salariaux supérieurs de 25 pour cent à ceux de ses concurrentes, à cause du poids des charges sociales en France. Précisément, à la mi-septembre, l’institut d’études Coe-Rexecode a publié un comparatif intéressant sur les coûts de la main-d’œuvre dans l’Union européenne au deuxième trimestre 2015.
En la matière, la référence est toujours l’enquête sur les coûts de la main d’œuvre (ECMO) réalisée par Eurostat, mais elle n’est menée que tous les quatre ans, la dernière fois en 2012. Pour suivre au plus près l’évolution survenue dans l’intervalle, Coe-Rexecode actualise quatre fois par an les résultats de la dernière enquête à partir des indices trimestriels du coût de la main d’œuvre, également publiés par Eurostat.
Au deuxième trimestre 2015, dans l’industrie et les services marchands, le coût horaire de la main-d’œuvre pour l’ensemble de la zone euro est de 29,9 euros en moyenne. C’est en Belgique qu’il est le plus élevé : 41,30 euros, soit le double de l’Espagne. Contrairement à une idée reçue, le Luxembourg ne figure qu’au quatrième rang de l’UE : avec 36,63 euros l’heure de travail y coûte à peine plus qu’en France (36,19 euros) et treize pour cent de moins qu’en Belgique !
Les disparités sont assez importantes. Dans la zone euro, entre la Belgique et la Lituanie (6,85 euros) l’écart est de un à six. Si on ajoute les neuf pays n’appartenant pas à la zone euro, l’écart est encore plus important entre le Danemark (43,42 euros) et la Bulgarie (4,06 euros) : plus de un à dix ! Dans quinze pays sur les 28 membres de l’UE le coût horaire est inférieur à seize euros, mais ils ne sont que trois à atteindre ou dépasser les quarante euros (Belgique, Danemark, Suède).
En remontant à la première enquête ECMO, qui date de 2000, on constate que le coût horaire a augmenté en moyenne de 43,8 pour cent en quinze ans, mais la crise est passée par là. En effet, il avait crû de 23,4 pour cent dans la première partie de la période, juste avant la crise. Depuis 2008, il n’a augmenté que de 16,5 pour cent.
Cette modération est largement liée au fait que, dans de nombreux pays, on a attribué la persistance d’un chômage élevé, malgré la reprise économique, au coût trop élevé du travail (entre autres) d’où la prolifération de mesures visant à le réduire, ou du moins à éviter qu’il n’augmente trop.
En Europe du sud et en France, on a surtout cherché à alléger les cotisations sociales payées par les entreprises (plafonnement à cent euros par mois pour certains emplois en Espagne, crédit d’impôt en France). En Europe du nord on n’a pas hésité à peser sur les salaires (« jobs à un euro » en Allemagne, absence de salaire minimum) pour favoriser l’insertion des travailleurs les moins qualifiés.
Cette stratégie est-elle pertinente ?
La comparaison entre le coût du travail et le taux de chômage laisse planer un sérieux doute. Les pays où le coût du travail est le plus élevé, à l’été 2015, sont également ceux qui connaissent le chômage le moins élevé : huit pays de l’UE affichent ainsi à la fois un faible taux de chômage (compris entre 4,5 et sept pour cent, alors que la moyenne européenne est de 9,5 pour cent) et un coût horaire élevé (entre trente et 42 euros). On pourrait ajouter à ce groupe la Suisse et la Norvège, ce qui fait au total dix pays.
À l’opposé, il existe également une dizaine de pays qui cumulent un coût salarial modéré (moins de vingt euros de l’heure) et un chômage élevé (plus de dix pour cent, voire plus de quinze pour cent).
Mais cette comparaison est réalisée à un instant donné. L’analyse de l’évolution est plus intéressante puisqu’elle permet de savoir si la baisse du coût du travail entamée depuis plusieurs années a provoqué une diminution du chômage. Elle est aussi plus compliquée car il est difficile d’isoler les différents facteurs qui contribuent à améliorer l’emploi : on remarque d’ailleurs qu’entre décembre 2012 et juillet 2015, le chômage a baissé dans 19 pays de l’UE, alors que le coût salarial horaire n’a diminué que dans quatre pays.
Sur cette période, les résultats vont globalement dans le même sens que précédemment, mais sont plus mitigés.
Dans la zone euro, le taux de chômage est passé de 11,7 à onze pour cent, soit une baisse de 0,7 point qui correspond aussi à une diminution relative de six pour cent. Au niveau de l’UE dans son ensemble, c’est encore plus net, puisque la baisse de 1,2 point du taux de chômage (de 10,7 à 9,5 pour cent de la population active) marque une diminution de onze pour cent. En raisonnant de la sorte, l’évolution est plus facilement comparable d’un pays à l’autre, et fait finalement apparaître une baisse supérieure à trente pour cent dans une dizaine de pays.
Dans plusieurs pays de l’est de l’Europe (les trois pays baltes, la Bulgarie, la Pologne et la Slovaquie) la situation de l’emploi s’est améliorée malgré une hausse parfois importante du coût du travail (plus de quinze pour cent).
En Europe de l’Ouest, c’est aussi le cas de l’Allemagne, qui a connu un accroissement du coût horaire de 6,2 pour cent coexistant avec une réduction appréciable du taux de chômage (moins un point, soit 17 pour cent). Mais le Royaume-Uni a fait encore mieux : le taux de chômage y a baissé de 2,3 points (quasiment trente pour cent), alors que dans le même temps le coût horaire bondissait de presque 19 pour cent !
Toutefois, le lien n’est pas systématique. En Italie, en France et aux Pays-Bas le coût horaire a augmenté modérément (de 2,8 à 3,6 pour cent en deux ans et demi) et le taux de chômage a fait de même. Tendance identique, mais plus marquée en Autriche, en Finlande et au Luxembourg. Ainsi au Grand-Duché, le taux de chômage a augmenté (+ 0,5 point ou 9,3 pour cent) aussi nettement que le coût du travail (+ 8,2 pour cent)
En définitive, il n’y a que trois pays où, pour des raisons probablement très différentes, la baisse du coût du travail a coïncidé avec une diminution du chômage : la Grèce, la République tchèque et la Suède.
En réalité, cette situation n’a rien de bien nouveau. L’Allemagne réalise depuis des décennies de plantureux excédents commerciaux, malgré ses coûts salariaux élevés et la force de sa monnaie (le mark avant 1999, l’euro depuis cette date), preuve que la « deutsche Qualität » paie et que les acheteurs de produits allemands ne se soucient guère des prix.
Il y a environ un an, dans le quotidien français Les Échos, Hélène Rey, de la London Business School, se demandait si le coût du travail était bien le principal problème de nos entreprises. Elle rappelait d’abord les résultats d’une vaste étude américaine, révélant que les différences de taille entre firmes tiennent pour moins de 25 pour cent à des différences de coûts entre leurs produits. Observant par ailleurs que « malgré toutes les mesures visant à pousser vers le bas le coût du travail dans la périphérie de la zone euro, il y a eu peu d’amélioration de la compétitivité de la Grèce, de l’Espagne, de l’Italie ou du Portugal vis-à-vis de l’Allemagne ». Elle concluait qu’il « serait plus fructueux de se concentrer sur les facteurs liés à la qualité des produits pour doper les économies et créer des emplois ».