Le Luxembourgeois à travers ses clichés, l’image qu’il souhaite donner de lui-même, les politiques qui tentent de récupérer cette « identité » pour gagner les cœurs, personnification de l’image de la forteresse assiégée dont il aimerait bien se débarrasser pour trompeter l’ouverture, le multiculturalisme, la largeur d’esprit. Les contradictions et la multitude de différentes identités qui se construisent, s’altèrent et se réajustent ont été l’objet d’une étude réalisée en trois ans par une équipe pluridisciplinaire de l’Université du Luxembourg1, composée d’une vingtaine de personnes. Elle a été présentée mardi lors d’une conférence publique. Une des spécificités de la société luxembourgeoise est sans aucun doute marquée par un changement rapide des situations qui dominent le pays, dont la constance politique est étonnante.
L’épine dorsale de ce projet a été l’étude des milieux socioculturels – la première de ce genre –, qui donne une mosaïque aux traits effacés de la société résidante au Luxembourg. Les chercheurs se sont appuyés sur une série d’interviews qualitatives et sur un sondage de TNS-Ilres ayant interrogé quelque 1 600 personnes âgées de seize ans et plus sur neuf séries de sujets différents.
Les modes de vie et de travail, les états d’esprit, les valeurs morales furent liés à des données sur le niveau de formation, le revenu et les habitudes de vote des personnes interrogées. Neuf types de milieux ont été cristallisés dont le plus important se situe au centre du schéma. Le milieu méritocratique (aufstiegorientiertes Milieu) regroupe 29 pour cent des personnes interrogées, une particularité luxembourgeoise par rapport aux autres pays européens. Cadres et étudiants sont bien représentés, la plupart ont obtenu au moins le bac. Le mérite et les capacités personnelles jouent un rôle important dans les mentalités, l’identification avec la profession est très développée, car elle permet l’épanouissement davantage que la vie privée et la famille. Il n’y a pas d’états d’âme concernant les pouvoirs publics, l’engagement dans la société n’est pas jugé nécessaire, il n’y a pas d’affinités particulières pour la culture. L’éthique du devoir fait partie des vertus bourgeoises qui ont été assimilées et considérées comme évidentes. Du point de vue politique, il est remarquable que les Verts n’ont que la moitié des sympathies exprimées par toutes les personnes interrogées, tandis que les libéraux et les socialistes ont plus de succès. L’étude ne donne pas d’indications sur la popularité du CSV.
Le milieu bourgeois modeste (kleinbürgerliches Milieu), qui se situe à droite du schéma est le deuxième groupe le plus important avec 19 pour cent. La moyenne d’âge est plus élevée et il est composé majoritairement de femmes. Géographiquement, il est plus représenté au Sud du pays, alors qu’il est quasi inexistant dans la capitale. Là encore, la mentalité dominante est celle du devoir, l’individu doit s’adapter à la donne. La répartition des rôles traditionnels au sein des familles et les valeurs chrétiennes sont dominantes. Le rejet des modes de vie plus contemporains et du plaisir montrent un renoncement à l’épanouissement personnel et l’adaptation aux hiérarchies sociales et professionnelles. L’intérêt pour la culture est quasi nul. Toujours à la recherche de la sécurité matérielle, le membre de ce milieu pratique le renoncement pour devenir propriétaire foncier. Aucune mise en cause de l’autorité de l’État. C’est dans ce milieu-là que le CSV trouve ses principaux adhérents. Les Verts y ont aussi une assise, moins les libéraux ou les socialistes.
Le milieu le moins favorisé (unterprivilegiertes Milieu) fait treize pour cent, c’est le troisième ensemble le plus important qui regroupe le plus d’étrangers, professionnellement les moins qualifiés. Cependant, un cinquième est constitué d’employés de bureau. La population y est plus jeune que la moyenne, son revenu moins élevé. Le niveau scolaire est le plus bas – nombreux sont ceux qui n’ont atteint que le niveau d’éducation primaire. Ce milieu est principalement situé au Nord du pays. Le mode de vie est influencé par une profonde frustration professionnelle, coincé dans une hiérarchie stricte, il y a peu d’espoir d’avancement. D’un autre côté, l’acceptation de ces rangs se traduit par une attitude autoritaire vis-à-vis des personnes en bas de l’échelle. L’épanouissement personnel n’est possible que sur le plan privé, au sein de la famille éventuellement. La recherche du plaisir y est particulièrement présente, l’habitude de faire des achats spontanés explique aussi le mécontentement au sujet de sa situation matérielle. Un taux important d’affiliation syndicale et un scepticisme poussé par rapport aux développements techniques caractérisent ce milieu qui ne s’intéresse pas à la politique. Un tiers a refusé de donner des indications sur ses sympathies pour un parti.
Ensuite, le milieu libéral fortuné (liberal-gehobenes Milieu) avec onze pour cent de l’échantillon. Le pouvoir d’achat y est élevé, enseignants et cadres y sont fortement représentés. La plupart sont des femmes et le niveau de formation est supérieur, même si le niveau bac est le plus représenté. Ce milieu est très peu représenté au Sud du pays. L’éthique du travail, l’engagement professionnel sont prononcés, mais pas aussi dominants pour créer une réelle idéologie de la performance. Il y a aussi un refus des vertus bourgeoises, le réalisme est de mise. Il y a une certaine distance par rapport à l’État, la famille tient de la sphère privée qu’il faut protéger. La répartition traditionnelle des rôles au sein du couple est démodée. Le mode de vie du milieu libéral fortuné est peu attaché au consumérisme, plus orienté vers la culture. Les Verts sont le premier parti, le CSV est fortement sous-représenté.
Le milieu conservateur fortuné (konservativ-gehobenes Milieu) représente neuf pour cent des personnes qui sont pour la plupart plus âgées que la moyenne. 39 pour cent sont pensionnés. Le revenu moyen est de 9 000 euros par mois, s’y retrouvent la plupart des académiciens qui se situent avant tout dans la capitale. On y affiche la modestie, le renoncement à l’épicurisme, plutôt que le bling-bling. Là aussi se retrouvent les caractéristiques du mérite et du devoir, de l’éthique professionnelle poussée. On préfère freiner les dépenses pour investir dans le foncier, le prestige est une notion importante. On y est particulièrement attaché au pouvoir de l’État. Sans grande surprise, le CSV et l’ADR sont davantage représentés que les autres partis. Les libéraux sont moins plébiscités – étonnant pour une ville traditionnellement dominée par le DP. Les socialistes y ont encore moins de succès.
Le milieu hédoniste avec sept pour cent : c’est un milieu très jeune avec un profil d’éducation moyen où la fonction publique est très présente – surtout la carrière moyenne. Il est le moins présent au Nord du pays. Célibataires ou en couple sans enfants, ils profitent de la vie et s’épanouissent dans leurs loisirs et la consommation. Le travail sert à gagner de l’argent pour pouvoir suivre ce train de vie et non pour le développement personnel. Un engagement critique dans la société n’est pas jugé nécessaire, la culture ne compte pas pour grand chose et les valeurs chrétiennes sont niées. On pourrait interpréter ce point de vue comme un refus des valeurs bourgeoises et conservatrices du milieu dont ils sont issus. La caractéristique la plus frappante est le soutien inconditionnel porté aux pouvoirs publics. Derrière se retrouve une question d’intérêt matériel fourni par les aides et subventions de l’État qui permettent de maintenir ce mode de vie aussi longtemps que possible. Ils votent plus souvent pour les socialistes, le CSV et les Verts sont légèrement en dessous de la moyenne.
L’ADR trouve son fond de commerce dans le milieu orienté vers les traditions qui représente cinq pour cent de l’échantillon. Il y a beaucoup de travailleurs et d’employés de la carrière inférieure. Les femmes, les bénéficiaires de pensions d’invalidité et les chômeurs y sont aussi davantage représentés. Ce milieu conservateur populaire est surtout présent au Nord du pays. Pessimisme et mécontentement caractérisent l’état d’esprit, ce qui explique les attitudes réservées vis-à-vis de l’État. La répartition des rôles traditionnels entre hommes et femmes y est toujours de mise.
En queue de peloton se trouvent le milieu orienté vers le statut (statusorientiertes Milieu) – représentant les revenus les plus élevés – et le milieu alternatif – dont les membres sont très bien formés, mais peu rémunérés – avec trois pour cent chacun. Dans ces deux milieux, le CSV est très peu plébiscité.
Le soutien quasi inconditionnel à l’État de toute la population, quel que soit le milieu, est frappant. Et il semble que les gens s’attendent plutôt à un État fort, paternaliste plutôt qu’à un pouvoir public servant avant tout à garantir l’égalité des citoyens par la répartition des revenus.
On aurait voulu en savoir plus sur les influences des politiques, de l’économie, des religions et des traditions sur l’évolution des mentalités qui ont justement mené à ces différentes catégories de milieux. Cela aurait été un outil précieux de compréhension pour appuyer ou désavouer des initiatives politiques sur base de ces éclaircissements.
Cependant, il faudra attendre un approfondissement des analyses de cette étude qui portent d’ailleurs sur d’autres aspects importants comme le plurilinguisme, l’attitude des Luxembourgeois par rapport aux frontaliers, les questions de genre, les représentations culturelles etc. « Le publica droit à la complexité, » avait lancé Michel Margue, doyen de la Faculté des Lettres, des Sciences Humaines, des Arts et des Sciences de l’Éducation en ouvrant la conférence. Il voulait réagir par là aux déclarations faites au parlement par Fernand Kartheiser (ADR) sur l’identité luxembourgeoise. Or, il n’y a pas d’identité au singulier, concluent les chercheurs, au risque de se perdre dans la multitude de facettes analysées menant plus à une sorte de kaléidoscope qu’à une vision d’ensemble.