Une époque Encore un film sur la Deuxième Guerre Mondiale ? Comme les cinéphiles, le réalisateur Christophe Wagner, connu pour son policier Doudege Wénkel (sorti en 2012, 22 000 spectateurs) s’est demandé si c’était vraiment nécessaire de faire ce film lorsque le producteur Claude Waringo (Samsa) l’a approché avec le scénario de Eng nei Zäit écrit par Viviane Thill (Perl oder Pica, Pol Cruchten, 2006). La filmographie du grand-duché est dominée par le film de guerre, l’imaginaire collectif marqué par les archétypes véhiculés par Déi zwéi vum Bierg (Menn Bodson, Marc Olinger & Gast Rollinger, 1985), Réfractaire (Nicolas Steil, 2008) ou Heemwéi (Sacha Bachim, 2014) : il y a toujours les bons Luxembourgeois, victimes de l’occupation nazie, les méchants Allemands, forcément agresseurs, l’enrôlé de force qui portait l’uniforme nazie malgré lui, le réfractaire qui se cachait pour échapper à son enrôlement forcé, le résistant courageux, et, peut-être, l’un ou l’autre Gielemännchen, collabo, qui trahissait ses voisins. Cette image manichéenne dominait parce que les politiques et les citoyens le voulaient ainsi, comme s’il fallait s’accrocher à ces parangons pour reconstruire la nation. Mais, le temps aidant, la génération des vétérans vieillit, une nouvelle historiographie commence grâce surtout à une génération d’historiens plus jeunes, qui ont un regard plus objectif sur l’Histoire. Désormais, on se demande : et si tout cela était plus complexe encore, les rôles et les motivations de chacun plus nuancés ?
Une vue sur l’Histoire En 2002, le Musée d’histoire de la Ville de Luxembourg consacre une exposition à la Deuxième Guerre Mondiale et son « enjeu mémoriel », Et wor alles net esou einfach, posant dix questions « difficiles » aux Luxembourgeois, comme « La mémoire de guerre est-elle le ciment de la nation ? » ou « Que reste-t-il de nos haines, que reste-t-il de nos amours ? » En 2013, Vincent Artuso publie sa thèse de doctorat sur La collaboration au Luxembourg, menant, deux ans plus tard, à son rapport sur la responsabilité de la commission administrative luxembourgeoise vis-à-vis de la population juive du grand-duché. À la fin des années 1990, le Centre national de l’audiovisuel avait reçu des images amateures suite à un appel public, dont certaines sur les années de guerre, comme celles, étonnantes, documentant l’entrée en gare d’Ettelbruck d’un train de collaborateurs présumés après la libération, en 1945, et l’extrême violence avec laquelle les autochtones les accueillirent, allant jusqu’au lynchage. Ce sont de telles images (reconstituées quasiment telles quelles dans le film) plus le texte de l’historien Claude Wey, Der Fall Bernardy, pour le catalogue de l’exposition Mord- und Totschlag, en 2009 au Musée d’histoire de la Ville, qui inspirèrent Viviane Thill à faire des recherches sur cette époque et à écrire un scénario racontant ce quintuple meurtre dans un village de l’Œsling, en 1945, juste après la libération. Le résultat est un film de (l’après-)guerre, avec les mêmes décors, les mêmes accessoires, les mêmes tanks et voitures – et pourtant si différent.
Une histoire Le « cas Bernardy » raconté par Claude Wey, et avant lui, en 1973, déjà par Evy Friedrich (Revue), fut extraordinaire à plus d’un titre : cinq personnes, un paysan allemand, son épouse et leur fils adulte, les Weyer, ainsi que leurs deux domestiques, dont Léonie, une fille du village, sont froidement abattus dans leur ferme du Windhof, près de Welscheid, le 23 juillet 1945. Un homme, Nikolaus Bernardy, criminel errant plusieurs fois condamné, est arrêté et inculpé suite à la découverte de ses empreintes digitales sur place. Il passera vite aux aveux avant d’accuser un complice, l’ancien légionnaire devenu sergent de l’armée luxembourgeoise Mathias Backes. Mais malgré les preuves qu’il invoque, Bernardy sera sacrifié seul ; il sera le dernier coupable exécuté au Luxembourg, le 7 août 1948. Pour Claude Wey, il s’agissait avant tout de l’histoire de ce dernier condamné à mort, 31 ans avant l’abolition officielle de la peine capitale. Viviane Thill se concentre davantage sur les victimes, la famille, qui deviendra « les Peters » dans le film, ayant eu deux torts : celui d’être Allemands, de « sales boches » alors que l’occupant nazi vient à peine d’être chassé du pays par les alliés, et celui, en outre, d’être assez fortunés dans une époque où les gens souffraient la faim.
Une question fondamentale que pose Christophe Wagner dans le film est : qu’est-ce qui est plus important, faire la lumière sur tout ce qui s’est passé durant la guerre ou reconstruire le pays en en cachant certaines vérités douloureuses ? Qu’est-ce qui prime : la recherche de la vérité ou la sauvegarde de l’ordre public ? Christophe Wagner cherche l’origine de la culture du secret au grand-duché dans l’immédiat après-guerre. Le personnage fictif de Jules Ternes (Luc Schiltz), qui revient du maquis en héros, est le regard extérieur sur ce microcosme fait de mensonges, de trahisons, de secrets et de déceptions ; il est le narrateur qui porte le film et auquel le spectateur peut s’identifier. Par son acharnement de connaître la vérité alors que tout un système juridico-politique s’y oppose, il rappelle, peut-être par hasard, le personnage du jeune procureur Johann Radmann dans le récent Im Labyrinth des Schweigens de Giulio Ricciarelli. Jules et son histoire font de Eng nei Zäit une fiction qui aide à dépasser le côté documentaire. C’est le réalisateur Christophe Wagner qui insistait pour que cela devienne en premier lieu un film, avec une histoire, des émotions, une esthétique, une ambiance.
Une histoire d’amour et de trahisons Jules est amoureux de Léonie Noesen, qu’il a connue avant la guerre et dont le souvenir, les dessins qu’il a croqués dans son calepin le prouvent, lui a servi de motivation à tenir bon, même durant sa captivité (il a été arrêté par la la Waffen-SS), même pendant la torture. Or, revenant au Luxembourg après trois ans d’absence, il découvre que tout a changé : sa sœur est amoureuse d’Armand (Jules Werner), le forgeron aux mœurs rupestres qui est dans l’Unio’n (des cercles de résistants) et fait régner l’ordre à sa manière, et Léonie travaille pour des Allemands, qui, s’acharne-t-elle à lui expliquer, sont pourtant loin d’être des nazis, au contraire. Les ragots du village lui prêtent une affection dépassant la relation de travail pour le fils Peters. Mais Jules s’en accommode, il veut « juste vivre en paix », au calme. Les ballades en vélo, les belles scènes d’amour près de la rivière, la lumière de l’été – c’est le passage le plus bucolique et romantique du film. Jules veut y croire, à cette relation, croire en l’amour, croire aussi qu’il peut refaire sa vie, malgré les images de torture qui continuent à le hanter.
Un crime odieux Lorsque Léonie (Elsa Rauchs) ne vient pas à un de leurs rendez-vous, Jules ne s’inquiète pas outre mesure. Avant les portables, c’était comme ça : si l’autre ne venait pas, il devait avoir une raison qu’on allait apprendre un peu plus tard. Jules découvrira la raison le lendemain, lorsque la gendarmerie locale, qu’il a intégrée en tant qu’auxiliaire comme beaucoup de maquisards à l’époque, est appelée à la ferme Peters pour voir ce qui s’y passe, puisque les voisins ont vu les animaux en liberté dans la cour. C’est alors qu’ils trouvent les cinq corps, attachés à leurs chaises et froidement abattus. Jules se souvient alors que Léonie avait déjà parlé de lettres anonymes que son patron recevait, le menaçant et le traitant de sale boche et de traître. Dès lors, il est persuadé qu’il ne s’agit pas d’un crime crapuleux pour voler l’argent du riche paysan, mais d’un crime politique. Il a raison, pour preuve : l’enquête sera avant tout une enquête politique, sur laquelle interviennent toutes les instances publiques, du chef de la Sûreté, Hubertus (André Jung) en passant par le maire (Christian Kmiotek) jusqu’au juge d’instruction (Marc Limpach), faisant reconstituer la scène du crime pour la coulisse. Il fallait un coupable idéal, le petit criminel véreux qui s’appelle Glesener dans le film (Luc Feit), pour justement pouvoir fermer les yeux sur la faute collective de tout le village dans ce crime. Ici, le personnage de Hubertus incarne à lui seul la volonté politique de l’époque : il sait que Jules a probablement raison, que le quintuple meurtre n’était pas seulement l’acte d’une petite frappe. Mais il veut rétablir l’ordre, pacifier le pays, regarder de l’avant. « Tu remues la merde et t’étonnes que ça pue ! », reproche-t-il à Jules.
Une complexité Durant la guerre, « tout le monde a dû s’arranger », tout n’était pas noir ou blanc, est le crédo du film : il y a les femmes et les enfants restés au Luxembourg qui ont bien dû vivre, il y a les hommes adultes qui n’ont ni fait la guerre, ni la résistance, mais ont-ils démérité pour autant en restant chez eux ? Il y a les Allemands qui ont aidé des résistants et des résistants qui ont trahi les leurs. Jules était certes dans le maquis, mais il s’avérera qu’il n’y fut pas aussi héroïque que son père l’avait rêvé. Mais « durant la guerre, il se passe des choses qui doivent rester entre ceux qui les ont vécues » dira ce père (Jean-Paul Maes) anéanti par ses propres souvenirs de la Première Guerre. Eng nei Zäit arrive à reconstituer cette complexité de l’immédiat après-guerre, où le gouvernement se fit reprocher d’avoir abandonné le pays durant la guerre et d’être trop lent dans le rapatriement des anciens enrôlés de force emprisonnés à l’Est, et où chacun avait ses propres secrets, ses fiertés et ses petites ou grandes trahisons à assumer. Jules en est l’exemple-type : ce garçon sensible, amoureux et tendre, a lui-même sa culpabilité à porter – et la force publique, incarnée par Hubertus, la connaît.
Un casting réussi Christophe Wagner, bien que venant du documentaire social (Ligne de vie, 2002, Doheem, 2005), base une grande partie de son travail sur la direction d’acteurs. Ici, son casting est impeccable, car il fait confiance à une nouvelle génération d’acteurs autochtones : Luc Schiltz, dont on connaît les qualités sur scène, incarne un Jules tout en nuances, complexe, dont l’insouciance n’arrive jamais à cacher l’abîme intérieur. Sa scène de deuil après la découverte du crime est magistrale. Elsa Rauchs en Léonie a cette légèreté de la jeunesse mais n’oublie jamais les soucis matériels et la peur, alors que Fabienne Hollwege, sa cousine Marie, porte dès le début de sa rencontre avec Jules une blessure profonde qui la rend mélancolique. André Jung en Hubertus est l’archétype de la raison d’État, intelligent et rusé, sans avoir honte de la violence inhérente au système. Luc Feit est un magnifique Glesener, ébouriffé et un peu trop naïf. Jules Werner peut être une brute finie en Armand et Jean-Paul Maes complètement à bout en père de Jules et de sa sœur Mathilde (Eugénie Anselin).
Une esthétique La plus grande réussite du film pourtant est son esthétique cohérente. Contrairement au misérabilisme qui domine souvent l’image de la Deuxième Guerre Mondiale, où la pauvreté et la destruction sont amplifiées par des images tristes et ternes, Christophe Wagner voulait de la générosité dans les cadrages et de la lumière naturelle qui domine tout. Il n’en fallait pas tant pour motiver Jako Raybaut, son fidèle chef op’, à se lâcher : les images sont souvent sublimes, l’Œsling filmé en plans larges magnifiques – une des scènes d’ouverture, lorsque Jules revient en traversant des plaines enneigées où gisent un cheval ou un char rappelle l’esthétique de Patrick Bernatchez, découvert fin 2014 au Casino –, les gros plans sur les mouches qui se nourrissent du sang des cadavres sur la scène du crime inquiétants. Le western classique était la référence de Christophe Wagner avant le tournage. Et même s’ils n’y a pas de cowboys ou d’indiens, il est vrai que la référence au Wild West est palpable dans les images. Ce qu’on peut reprocher au film, c’est que les scènes de torture revenant en flash-back douloureux sont un peu trop illustratives et le film manque vraiment d’humour. Et bien que Eng nei Zäit soit une réussite, il serait quand même temps de passer à autre chose côté thématique.