Les pioches et les pelleteuses peuvent enfin se faire entendre au ban de Gasperich, pour la construction du futur siège de PWC Luxembourg. La Ville de Luxembourg a délivré son permis de construire le 14 juin. Ce n’est pas trop tôt : le bâtiment devait être initialement livré à la fin de l’année 2009, mais le début des travaux fut remis à plusieurs reprises à la suite des retards accumulés, notamment dans les procédures d’autorisation administratives marquant la première phase d’un gigantesque projet urbain avec un potentiel de 260 000 mètres carrés. Le cabinet PWC devrait voir s’implanter face à lui, là où il n’y a encore aujourd’hui que des champs à perte de vue, un centre commercial, d’autres surfaces de bureaux, un lycée, un hôtel et un ensemble de logements qui changeront totalement la face de ce quartier au sud de la capitale.
Derrière les sourires de façade affichés pour la photo par l’actuel patron de PWC Didier Mouget et le bourgmestre DP Xavier Bettel, lorsque ce dernier est venu annoncer aux collaborateurs de la firme qu’il venait de signer l’autorisation de construire les futurs bureaux sur 30 000 mètres carrés « sur mesure », se cache un casse-tête financier pour assurer le timing d’un chantier qui traîne en longueur pour des raisons tenant, entre autres, aux aléas de la procédure administrative et aux problèmes d’accès au terrain : un des petits propriétaires se montrant récalcitrant à vendre son lopin de terre pour la construction d’une nouvelle route. S’y ajoutent des questions financières. Car le maître d’œuvre – c’est-à-dire le propriétaire qui n’est pas le futur occupant PWC, mais le fonds d’investissement spécialisé Olos Fund sca (un FIS d’ailleurs commun à Flavio Becca et à Eric Lux, un autre promoteur qui lui est proche) – peine, selon plusieurs sources concordantes proches du dossier, à financer le projet immobilier dépassant les cent millions d’euros et à en assurer l’achèvement selon le calendrier désormais fixé : 26 mois. Le bâtiment devrait être livré au courant 2014, avec cinq ans de retard sur le calendrier initial.
Victime de la crise, le promoteur Flavio Becca – et il n’est d’ailleurs pas le seul à être dans cette situation – est sous pression de ses banquiers et assureurs, notamment la Bil et la Banque et Caisse d’Épargne de l’État, elles-mêmes sous pression en raison du durcissement de la réglementation sur les fonds propres et d’un assèchement des liquidités sur le marché qui les rendent désormais plus prudentes avant d’ouvrir le robinet du crédit. Les engagements des banques dans la dette souveraine (en Grèce et en Espagne notamment) a aggravé le problème et la paranoïa des banques vis-à-vis de leurs clients. L’éclairage médiatique dont Flavio Becca fait actuellement l’objet n’arrange pas les choses. D’autant plus qu’il constitue, compte tenu de son importance dans le secteur immobilier au Luxembourg, un « risque systémique » à lui tout seul et que le régulateur du secteur financier, la CSSF, soucieuse de préserver la réputation de la Place de tout accident de parcours, scrute à la loupe les engagements des établissements de crédit envers Becca. Confronté à des exigences grandissantes de ses banquiers, on dit le promoteur un peu coincé aux entournures pour garantir lui-même l’achèvement du chantier de Gasperich.
Les difficultés seraient telles que le projet devrait très bientôt être repris par un groupe d’assurance international, ce qui permettrait au promoteur de reprendre sa respiration et de dégager du cash. L’entourrage de Flavio Becca assure toutefois qu’il ne faut pas interpréter cette cession imminente comme le signe de difficultés financières, mais il faut y voir une logique de plus-value : Becca ayant eu depuis la signature du contrat locatif avec PWC l’intention de vendre son projet à un investisseur et que le fait d’avoir obtenu toutes les autorisations lui donne les mains libres pour signer.
Le groupe belge Ageas, qui est une des plus grosses capitalisations boursières de Bruxelles, est sur les rangs pour reprendre la main à travers sa filiale AG Insurance (ex-Fortis) pour un montant qui n’aurait pas à faire rougir de honte Flavio Becca. Le groupe AG « étudie le projet depuis un certain temps », a d’ailleurs brièvement indiqué au Land le service presse de l’assureur, dont une des filiales, AG Real Estate Development, assure déjà le rôle de project manager du chantier PWC. C’est dire que ses visées remontent à loin dans le temps. Interrogé sur ce passage de relais, l’entourage de Flavio Becca n’a pas souhaité commenter l’information, évoquant des clauses de confidentialité liant les différents protagonistes. « Tout projet est à vendre », fait-on d’ailleurs savoir. Pouvant accueillir jusqu’à 250 ouvriers à la fois, le chantier devrait faire travailler quelque 80 entreprises du bâtiment, la première à avoir été retenue étant l’entreprise de terrassement ORTP d’Esch-sur-Alzette. Le nom du constructeur n’est pas encore tombé. Il devrait être connu sous peu.
La reprise du projet d’immeuble PWC fait beaucoup de sens pour un assureur, le secteur cherchant à placer ses fonds dans des produits sûrs, assurant des rendements supérieurs aux obligations des rares États européens encore fiables. La firme d’audit se présente comme un locataire de premier choix. De plus, elle s’est engagée envers le propriétaire sur une garantie locative de douze ans sur la base d’un loyer mensuel de 22 euros par mètre carré, assorti d’autres avantages comme la gratuité des loyers sur une certaine période et la prise en charge d’aménagements. Ce fut d’ailleurs bien négocié par le futur locataire (le contrat initial au Kirchberg du concurrent KPMG comprenait une garantie de loyer bien plus élevée et a d’ailleurs été renogociée) lorsque le contrat fut signé en 2007 : l’opération se fit d’abord en direct avec Flavio Becca avant qu’un avenant vienne par la suite faire basculer le contrat dans le giron d’Olos, qui reste jusqu’à nouvel ordre le maître d’ouvrage à Gasperich.
PWC était alors en position de force face à Flavio Becca, propriétaire de la plupart des terrains du ban de Gasperich : la firme fut la première entreprise privée à démontrer son intérêt pour le site controversé qui continue de soulever des hauts-le-cœur de ses riverains, inquiets de la transformation du quartier et notamment de l’implantation d’un hypermarché Auchan.
Si le projet PWC ne suscite en soit aucune discussion sur le principe, ni l’opportunité de le faire, l’identité du maître d’œuvre Olos Fund, et sa proximité avec la firme, qui en audite en même temps les comptes annuels, soulève certaines questions, notamment sur le plan de la gouvernance d’entreprise et de l’indépendance du réviseur. N’y a-t-il pas un risque de conflit d’intérêt dans le fait que le fonds Olos construise un bâtiment sur mesure à une firme qui en est en même temps l’auditeur ? Non, au contraire, assure une source proche de PWC, où la question a été analysée sous toutes ses facettes et toutes les précautions d’usage prises pour mener la revue des comptes selon les standards les plus stricts (les règles américaines sur les conflit d’intérêts ont été adoptées) et un degré zéro de tolérance. Il n’y avait pas de raisons légales ni déontologiques de ne pas accepter le mandat, ajoute-t-on dans l’entourage de la firme, qui audite un fonds sur deux au Luxembourg. Il y aurait même un côté positif pour l’économie grand-ducale dans son ensemble que le plus grand cabinet du pays audite un fonds immobilier de cette envergure.
Cette contiguïté d’intérêts a toutefois suscité un certain malaise, y compris en interne, sur l’indépendance du réseau et sur la marge de manœuvre de ses dirigeants face à un promoteur qui est toujours prêt à rendre service, y compris sur un plan personnel.