Les mesures du rectangle

L'étranger

d'Lëtzebuerger Land vom 12.12.2002

« Ce n'est pas juste de toujours vouloir comparer la communauté portugaise avec les Italiens ? ces derniers ont eu quatre fois plus de temps pour s'intégrer que les Portguais, qui ne sont ici que depuis une trentaine d'années ! Il ne faut pas oublier que l'immigration portugaise est une immigration très jeune, elle n'a qu'une trentaine d'années. » Interviewé au bord d'un terrain de football, Félix Braz est visiblement agacé de toujours entendre les mêmes préjugés sur la présumée non-intégration de ses compatriotes au Luxembourg. Échevin des Verts dans la deuxième commune du pays, il est presque sur-intégré, rares sont ceux qui savent encore ses origines portugaises, aucun accent ne les laisse deviner. 

La situation devient encore plus riche en niveaux d'interprétation parce que son intervieweur est Donato Rotunno, enfant d'immigrés italiens, qui a gardé un petit accent charmant en luxembourgeois et a consacré un premier documentaire, Terra Mia, en 1998, à ses racines italiennes et la communauté italienne au Luxembourg.

Or, là où Terra Mia était touchant par son côté intimiste, l'approche très personnelle et subjective du réalisateur, tout se passe comme si, pour Les mesures du rectangle, son troisième documentaire qui vient de sortir sous le label Films made in Luxembourg, il gardait une distance énorme face à son sujet, la communauté portugaise qu'il ressent visiblement comme extrêmement hermétique. Sa thèse : « Au Luxembourg, quatorze habitants sur cent sont portugais, mais qui le sait ? Pourquoi une communauté aussi importante en nombre est-elle aussi peu apparente ? Quelles sont les règles qui dictent ce comportement ? Comment se dessinent les contours des identités ? » 

Son point de départ : la guerre des tranchées qui oppose depuis quelques années déjà quatre clubs de football de la communauté portugaise à la Fédération luxembourgeoise de football (FLF), ces derniers voulant intégrer le championnat national, mais la FLF inventant toujours de nouveaux stratagèmes pour éviter cela, voulant soi-disant encourager les joueurs à intégrer individuellement des clubs luxembourgeois.

Dans le film, Henri Roemer, le président de la FLF se veut non seulement paternaliste ? « il n'y a aucun lieu qui fasse plus d'intégration que le football luxembourgeois ! » ? mais aussi et surtout légaliste : « nous avons des statuts, tous les clubs qui veulent rejoindre la FLF doivent les respecter. » Or, le problème est que, selon ces statuts, les clubs devraient avoir un bail d'au moins trois ans pour un terrain de jeu, mais ce sont justement les terrains qui manquent. Alors les clubs portugais, pour pouvoir jouer quand même, sous-louent des terrains à des clubs autochtones, une manœuvre plus ou moins tolérée par les communes propriétaires des terrains, qui sert surtout à remplir les caisses des clubs luxembourgeois. Carlos Figueiredo, le vice-président d'Aguias Boavista Luxembourg, s'insurge : « C'est injuste, nous avons déjà côtisé au financement des terrains en payant nos impôts ! » Pour lui, devoir payer en plus la location à un club local, c'est payer deux fois. Alors son club organise des bals et autres manifestations culturelles pour pouvoir financer cela. Mais en parallèle, il a assigné la FLF et la Ville de Luxembourg en justice, un pas que même dans la communauté portugaise, tout le monde ne semble pas apprécier. 

Devant la caméra de Donato Rotunno, Paul Helminger (PDL), le maire de la Ville de Luxembourg, se veut conciliant et affirme que son administration est en train d'élaborer des contrats de location des terrains qui soient les mêmes pour tous et puissent donc aussi servir les clubs portugais pour compléter leurs dossiers de candidature afin de devenir membres de la FLF. « Sur le terrain, les mesures du rectangle sont les mêmes pour tous, » affirme la voix off, lourde de sens. 

Les mesures du rectangle est un film sans femmes. C'est étrange. Miroir d'une société toujours très paternaliste ? Elles ne sont que des fantômes, parfois femmes au foyer aux côtés d'un homme qui est interviewé, parfois supportrices d'une équipe de football le dimanche, parfois même membres d'une équipe de football féminin, mais aucune d'entre elles ne se fait interroger. Est-ce un choix du réalisateur pour refléter cette communauté très masculine qu'est resté le football ? Probablement, car avec Raquel Barreira, la chanteuse, Delfina Beirão, la sociologue, auteure d'une étude sur Les Portugais au Luxembourg : les familles racontent leur vie (L'Harmattan Paris, 1999), ou encore Paula Gomes, la rédactrice en chef du Correio, la communauté portugaise a aussi des émissaires féminins.

Cette question de la sociologie de la communauté, celle aussi du nivellement social entre les immigrés et les autochtones ? dans le cours de luxembourgeois, Donato Rotunno montre uniquement l'extrait durant lequel les élèves portugais apprennent à dire « d'Botzfra » ou « den Aarbechter » ?, le militant de gauche qu'est Donato Rotunno a touché des pistes intéressantes pour le sujet. Mais visiblement, il ne se sent pas assez à l'aise, il ne le domine pas assez pour faire ce pas vers le documentaire plus politique ou plus difficile. À chaque fois, il revient vers quelque chose de plus impalpable, il veut toujours et encore montrer un sentiment, qui est peut-être le sien, d'une communauté extrêmement fermée pour les non-Portugais.

Et fait du terrain de football un grand symbole : « Le terrain. Le lieu où s'expriment les passions débridées, où s'affirment les identités, où se vit et s'expose la collectivité. Le dimanche » énonce la voix off au début du film et c'est tellement balourd que seules les images maniéristes et insistantes du terrain de football filmé par une grue peuvent rivaliser dans le symbolisme. C'est agaçant et remet en permanence le spectateur à distance, se sentant soudain obligé de démasquer des symboliques partout. C'est d'autant plus dommage que, justement, entre ces symboliques, des pistes intéressantes d'une lecture politique se sont ouvertes. 

josée hansen
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