Il dit «je» sans hésiter. Alors que tout étudiant en journalisme se fait inculquer à coups de méthodologie qu'il ne doit jamais laisser transparaître sa subjectivité, Christophe Wagner met toute sa personnalité dans Ligne de vie, un documentaire sur quatre destins de marginaux au Luxembourg. Comme Michael Moore qui, depuis Roger and me, joue allègrement de sa proximité aux sujets qu'il traite, qui s'identifie toujours pleinement à la communauté américaine dont pourtant il démonte les mécanismes et les paradoxes dans ses documentaires, Christophe Wagner signalise sa proximité au sujet qu'il traite. «C'est que je ne suis pas journaliste!» répondra-t-il à la question de cette subjectivité. La voix off dans le film, c'est lui aussi.
Et effectivement, contrairement aux journalistes, qui, chaque année à la première neige nous servent les mêmes sujets larmoyants qui s'apitoient sur le malheur des sans domicile fixe, Christophe Wagner, le cinéaste, a eu un avantage majeur: du temps. Beaucoup de temps. Tout juste sorti de l'Insas à Bruxelles, à un peu plus de 25 ans seulement, il se vit accorder en décembre 2000 la confiance de Claude Waringo, producteur chez Samsa Film, pour réaliser un documentaire sur des personnes vivant en marge de la société au Luxembourg. Six mois de terrain, de janvier à juin 2001, sont ce qui fait toute la différence. Car Christophe Wagner réussit le défi difficile de se glisser dans l'intimité des gens qu'il observe, dans leur vie, pour les montrer de l'intérieur, sans pour autant les trahir. « J'ai essayé d'être aussi sincère que possible. Il faut tout le temps être conscient qu'on a un certain pouvoir lorsqu'on a des images comme celles que j'avais d'eux,» explique-t-il.
Au final, les quatre personnes dont il brosse le portrait gardent toute leur dignité, malgré les situations difficiles qu'elles vivent. Ainsi, Fabienne, qui avait vingt ans lorsqu'ils se sont rencontrés. Le visage de cette jeune femme frêle sera peut-être familier aux usagers réguliers du parking Saint-Esprit à Luxembourg, elle y vécut durant de longs mois avec son copain, Fred. Mais un jour, elle en avait «marre de la galère», marre de ne plus vivre que pour la drogue, de n'être conditionnée que par la recherche de fric pour le prochain shoot, elle est repartie vivre chez son père. Christophe Wagner la suit, montre ses moments de force, lorsqu'elle veut s'en sortir, qu'elle travaille, cherche un logement à elle; mais aussi ses moments de faiblesse, lorsqu'elle disparaît tout simplement durant des jours sans que personne ne sache où elle est.
Guy a 47 ans, il était grutier à l'Arbed, un bon ouvrier, jusqu'au jour où il a trouvé sa femme au lit avec son meilleur ami. Le choc émotionnel allait complètement le déboussoler, lorsque sa femme le quitte définitivement et emporte avec elle toutes leurs possessions, il perd les pédales, se noie dans l'alcool. Christophe Wagner nous le fait rencontrer à Kopstal, au Centre de l'Oseraie de la Caritas, où Guy réapprend la vie sociale et la confiance en soi.
Mais le destin le plus touchant est sans aucun doute celui du couple Josée-Jan, tous les deux toxicomanes avec une longue carrière derrière eux; lorsque Christophe Wagner fait leur connaissance, Josée est enceinte de quatre mois. C'est sa deuxième grossesse, le premier enfant a été placé, celui-ci, elle veut le garder, elle a la ferme intention de l'élever avec Jan. Mais pour eux, la vie parfois est si dure, aller travailler quatre heures l'après-midi pour payer le loyer, pour ne pas devoir (re)vivre dans la rue, ou encore aller chercher sa dose de méthadone quotidienne (Josée) s'avère déjà souvent un obstacle quasi insurmontable. Or, Christophe Wagner ne les juge pas. Quand Jan lui propose de le filmer lorsqu'il se shoote, il le fait, mais avec une certaine distance, sans condescendance ni pitié - ainsi, il ne fait par exemple qu'ébaucher la longue recherche d'une veine qui soit assez grosse pour être piquée.
Parfois, Jan et Josée disparaissent eux aussi, alors personne ne sait où ils sont, ni au boulot (Josée travaille chez d'Stëmm vun der Strooss, Jan perdra son job en cours de route) ni nulle part ailleurs. Le film constate cela, en prend note tout simplement, Christophe Wagner documente sa recherche des deux. Souvent, on se dit qu'ils sont inconscients, qu'ils ne savent pas le mal qu'ils font au bébé durant cette grossesse: le nouveau-né sera d'abord placé en cellule de désintoxication... «Je crois que eux aussi ont une responsabilité dans la société,» estime Christophe Wagner en interview, mais dans le film, jamais il n'émet de jugement de valeur ni sur ceux qu'il observe ni sur les problèmes qu'ils touchent..
Christophe Wagner ne prend pas non plus position sur la politique officielle en matière de toxicomanie, de logements sociaux ou de politique sociale dans un sens plus large. Il ne démontre pas, il montre - et c'est la grande qualité de son film. Qu'aucune des personnes ne s'en sorte à la fin n'est qu'un élément de plus qui vous laisse l'estomac noué. On n'en voudra alors plus trop à Christophe Wagner pour les commentaires d'introduction et de conclusion un peu trop naïfs et moralisateurs.
Lors de la présentation de Ligne de vie, les producteurs Anne Schroeder et Claude Waringo montrèrent aussi un deuxième film de Christophe Wagner, le court-métrage de fiction Un combat, une adaptation de la nouvelle Wiedersehen in der Allee de Heinrich Böll, qui est avant tout une réussite formelle et prouve le don technique du jeune cinéaste pour le découpage de l'espace et de l'image. Un combat montre l'acharnement d'un sniper sans pitié sur deux soldats enfermés dans une grange, juste devant son viseur. On pense alors bien sûr au court-métrage raté de Pol Cruchten sur un sniper Boulevard Royal et on se dit que Christophe Wagner est vraiment une bulle d'oxygène pour la petite scène autochtone du cinéma. Avec tous les apports, y compris celui, bienvenu, des musiciens du label ownrecords, sug[r]cane et Songs from Safara, qui ont fait la belle musique des deux films.
Et on pense au sniper qui actuellement terrorise Washington. À la fin de Un combat, Christophe Wagner nous montre le tueur, un tireur extrêmement précis et sans merci: c'est en fait un jeune homme, très beau, travelling sur les photos privées au mur. «Je voulais montrer que lui aussi a ses histoires, et probablement ses raisons de tirer,» explique le cinéaste. Implacable logique de guerre.
Le documentaire Ligne de vie de Christophe Wagner sortira an cassette VHS sous le label Films made in Luxembourg dans les prochaines semaines; produit par Anne Schroeder et Claude Waringo de Samsa Film; Beta SP, 55 minutes, couleur. Il sera par contre plus difficile de voir le court-métrage Un combat de Christophe Wagner, également produit par Samsa, qui, avec ses 12 minutes restera dans le réseau des festivals de court-métrages.