Le 30 juin 1960, le Congo belge accédait à l’indépendance. À Léopoldville, le ministre luxembourgeois des Affaires économiques Paul Elvinger et l’ambassadeur du Grand-Duché en Belgique Nicolas Hommel écoutaient avec plus de préoccupations que leurs homologues étrangers les discours prononcés, dont celui du Premier Ministre congolais Patrice Lumumba, un « réquisitoire aussi injuste que haineux contre la gestion de la Belgique au Congo » selon Hommel.
Après la cérémonie, le ministre Elvinger exprima même au roi Baudouin « sa sympathie à un moment historique douloureux pour la Belgique ». La délégation luxembourgeoise ressentait en effet durement l’indépendance du Congo et Schaus et Hommel restèrent près de deux semaines en Afrique pour rencontrer les nombreux Luxembourgeois, près de 600, vivant et travaillant alors au Congo pour les assurer du soutien du gouvernement grand-ducal.
Le Congo était en effet pour de nombreux Luxembourgeois une colonie qui leur appartenait un peu. Mis à égalité avec les Belges, les Grand-Ducaux avaient participé depuis le début à la colonisation du Congo : en 1883 décédait à Léopoldville Nicolas Grang qui avait participé aux brutales expéditions de l’explorateur Stanley.
Sous l’État indépendant du Congo (1885-1908), propriété privée du roi des Belges Léopold II, de nombreux Luxembourgeois avaient contribué à la construction des premiers chemins de fer, à l’exemple de Nicolas Cito (1866-1949) qui dirigea le chantier de la ligne de Matadi à Léopoldville où plus de 5 000 ouvriers africains trouvèrent la mort. Des Luxembourgeois entrèrent alors également au service de compagnies privées, notamment aux Huileries du Congo belge, filiale du groupe anglais Lever. En 1908, date où la Belgique reprit la colo-nie privée du roi, l’expatriation des Luxembourgeois au Congo marqua un coup d’arrêt, mais fut relancée dès 1922 où, dans le sillon de l’Union économique belgo-luxembourgeoise, la Belgique permit aux Luxembourgeois d’entrer dans les carrières coloniales. Dès 1923, de nombreux Grand-Ducaux entrèrent ainsi dans l’Administration coloniale belge. En 1931, 252 Luxembourgeois vivaient déjà au Congo. Si ce nombre chuta au début des années 1930 dans le contexte de crise économique, après la Seconde Guerre mondiale, l’engouement des Luxembourgeois pour la Colonie ne cessa de croître : ils y étaient 410 en 1950 et 575 en 1958.
Les Luxembourgeois du Congo exerçaient alors des métiers très divers : employés des grandes sociétés coloniales belges, missionnaires, fonctionnaires de l’Administration territoriale, artisans et commerçants indépendants, exploitants agricoles, on en retrouvait partout – sauf dans l’armée. Souvent assez jeunes – la moyenne d’âge des quatre-vingt fonctionnaires grand-ducaux de la Colonie en 1960 était de quarante ans – la plupart des Luxembourgeois du Congo n’étaient pas partis pour s’y installer définitivement, mais comptaient bien rentrer en Europe une fois leur carrière terminée.
C’est donc cette communauté luxembourgeoise du Congo que le ministre Elvinger et l’ambassadeur Hommel rencontrèrent lors de leur voyage, entre le 25 juin et le 7 juillet 1960. Durant les cocktails qu’ils offrirent à leurs compatriotes dans les villes qu’ils visitèrent, ils entendirent leurs inquiétudes face à l’indépendance de la Colonie.
Les fonctionnaires luxembourgeois qui, contrairement à leurs homologues belges, n’avaient pas eu de garantie de pouvoir être intégrés dans l’administration métropolitaine, exprimèrent leur déception devant l’ingratitude de la Belgique à leur égard. Les colons indépendants étaient plus optimistes et espéraient qu’au niveau économique, peu de choses changeraient après le 30 juin. Certains pourtant, par précaution, avaient fait rentrer leur épouse et leurs enfants en Europe. Le ministre Elvinger encouragea les Luxembourgeois à rester au Congo et déclara même à la radio congolaise que les Grand-Ducaux ne déserteraient pas et resteraient en poste au service du nouvel État.
Ainsi, lorsque le ministre et l’ambassadeur reprirent l’avion pour Bruxelles au matin du 7 juillet, c’était avec optimisme que les autorités luxembourgeoises envisageaient l’avenir des Grand-Ducaux au Congo. Pourtant, le soir même, lorsque Hommel et Elvinger atterrirent à Zaventem, la situation avait totalement changé : pendant la journée, une mutinerie de l’armée avait atteint la capitale Léopoldville où régnait le chaos.
Dès lors, tout alla très vite. Les autorités belges mirent en place un pont aérien entre l’Afrique et Bruxelles qui rapatria, jusqu’à la mi-août, près de 40 000 Européens du Congo, dont 132 Luxembourgeois. D’autres Grand-Ducaux avaient quitté le Congo par d’autres moyens.
À Zaventem, les Luxembourgeois étaient accueillis par des diplomates de l’ambassade de Bruxelles et par la Croix-Rouge luxembourgeoise. À Luxembourg, l’Association Luxembourg-Outremer qui fédérait les coloniaux luxembourgeois, mit en place une permanence à son siège au Pôle Nord. Certains Luxembourgeois, ayant dû s’enfuir avec le strict minimum dans des circonstances parfois dramatiques, firent appel au Fonds Grande-Duchesse Charlotte pour subsister. À Léopoldville, le nouveau consul honoraire du Luxembourg, nommé le 9 juillet, le riche homme d’affaires Armand Delvaux, originaire de Bettembourg, avait essayé de regrouper ses compatriotes au consulat et n’hésitait pas à user de son immunité diplomatique pour négocier avec les mutins qui avaient pris en otage quelques Luxembourgeois.
L’insécurité qui s’installa dans les mois suivants au Congo, avec la sécession des provinces du Katanga et du Sud-Kasaï, fit que pratiquement aucun des Luxembourgeois ayant quitté le Congo n’y soit retourné. Les Grand-Ducaux, qui constituaient en 1959 à peine 0,5 pour cent de la population blanche de la colonie, participèrent autant au sauve-qui-peut de l’été 1960 qu’ils avaient été des partenaires égaux des Belges durant l’époque coloniale. En 1963, il ne restait plus que 155 Luxembourgeois au Congo, dont de nombreux missionnaires, soit une baisse de 71 pour cent par rapport à l’année 1958.
Les rapatriés luxembourgeois du Congo furent par la suite confrontés à d’autres déceptions : la Belgique refusa de payer les pensions des employés privés luxembourgeois à un taux égal à celui des Belges, alors que durant l’époque coloniale, ils avaient été assimilés à ceux-ci. De même, les colons indépendants ayant tout perdu ne furent pratiquement pas indemnisés par la Belgique, alors qu’avant 1960, ils pouvaient bénéficier des mêmes aides au colonat que les Belges, aides dont ne profitaient pas les autres étrangers.
De retour en Europe, tous ces anciens coloniaux durent retrouver du travail, l’immense majorité faisant alors le choix de rester au Luxembourg. Ils suivirent des carrières très variées, certains d’entre eux réussissant à atteindre des postes à responsabilité dans de grandes entreprises privées du pays. L’État luxembourgeois refusa en effet d’engager les anciens fonctionnaires coloniaux dont seulement une poignée devinrent employés de l’État.
Agissant ainsi, le gouvernement luxembourgeois niait en quelque sorte le soutien qu’il avait apporté auparavant aux organisations coloniales. Les coloniaux luxembourgeois s’étaient en effet regroupés dès 1925 dans le Cercle colonial luxembourgeois, dont un groupe fit scission en 1951 pour former l’Alliance coloniale Luxembourg-Outre-Mer. Les deux associations reçurent au début des années 1950 des subsides de l’État et furent agréées par l’Office national du Travail en matière de placement professionnel. Ainsi, avant tout entre 1950 et 1955, le gouvernement luxembourgeois encourageait les jeunes diplômés luxembourgeois à partir au Congo.
Le mouvement colonial avait à cette époque un certain prestige, puisque Joseph Bech, le prince Félix et plus tard Pierre Werner étaient membres protecteurs du Cercle Colonial. La majorité des Luxembourgeois qui s’engagèrent dans les années 1950 au Congo étaient convaincus d’être soutenus par leur gouvernement qui faisait tout pour présenter les carrières coloniales comme un débouché professionnel tout à fait normal aux Luxembourgeois. Dans de nombreux discours officiels de cette époque, la « collaboration belgo-luxembourgeoise au Congo » était présentée comme précurseur de la construction européenne.
Au Congo, la situation des Luxembourgeois restait certes parfois ambiguë, ni tout à fait considérés comme des étrangers, ni Belges pour autant. Beaucoup parmi eux tenaient à exprimer leur spécificité culturelle, par exemple lors de banquets organisés pour fêter l’anniversaire de la grande-duchesse ou en lisant la presse luxembourgeoise.
Pétris par la propagande des années 1950 qui montrait les Africains comme de « grands enfants » immatures et incapables de construire eux-mêmes un État et une société moderne, beaucoup parmi eux estimaient que leur présence était nécessaire pour assurer la modernisation de l’Afrique centrale et la plupart se croyaient sincèrement porteurs d’une « mission civilisatrice » en construisant des hôpitaux et des écoles. Bien qu’une telle approche, pleine de préjugés, fût alors dans l’air du temps, il est indéniable que le Luxembourg participa ainsi à la construction d’un imaginaire raciste au sujet des Africains – les foires coloniales organisées au Cercle municipal de Luxembourg en 1933 et 1949 y ayant largement contribué.
Certes, cette histoire coloniale luxembourgeoise ne concerna toujours qu’une minorité de la population et n’eut que peu de retentissement dans l’opinion publique. Pourtant, le refoulement de ce passé devrait aujourd’hui être dépassé : c’est aussi à travers le système colonial que le Luxembourg commença à entretenir des relations avec les pays du Sud et le passé colonial fait donc aussi partie de l’histoire des relations étrangères luxembourgeoises. De même, les préjugés racistes véhiculés par la propagande coloniale belge se retrouvent aujourd’hui encore dans la mentalité de certains Luxembourgeois. Reconnaître que le 30 juin 1960 est aussi une date importante dans l’histoire luxembourgeoise et se confronter à ce passé serait aujourd’hui plus que salutaire pour la société luxembourgeoise dans ses relations avec les autres.