L’ennui avec les débats identitaires, c’est que quand y’en a plus, y’en a encore... À peine croyait-on avoir survécu à la liesse patriotique et populaire du marathon des 20-23 juin, où les concerts gratuits de la Fête de la musique et les fêtes populaires autour de la Fête nationale s’entremêlent en une sorte de grande feria païenne pour célébrer le solstice d’été, festivités dans lesquelles la famille grand-ducale est en train de devenir un épiphénomène, que les prochains événements du même acabit, tous drapeaux dehors, s’annoncent déjà.
Lundi, 2 juillet, la ministre de la Culture, Octavie Modert (CSV), annoncera une autre grande « fête populaire », celle qu’elle fait organiser le week-end du 13 juillet, à l’occasion de l’ouverture du Musée Dräi Eechelen – son grand projet de deux mandats. Anciennement connu sous le titre Musée de la forteresse, ce projet constitue un des plus gros scandales de la politique culturelle récente. Car le musée – construit sur les ruines du fort Thüngen, qui devaient initialement être intégrées dans le musée d’art moderne conçu par IM Pei, avait été une concession aux Amis de la forteresse, pour qu’ils gobent le sacrilège d’un bâtiment contemporain dans leur voisinage –, fut achevé dès 2003. Il manquait alors juste de concept pour son contenu. Initialement pensé par Georges Calteux, alors directeur du Service des sites et monuments nationaux (SSMN), comme prolongation de la grande exposition de 1989 pour le 150e anniversaire de l’indépendance du pays, il fut par la suite d’abord réorienté vers un musée de guerre par des consultants parisiens, avant d’être stoppé, en août 2007, par Octavie Modert (qui avait hérité du projet à son arrivée au ministère) pour la gestion financière catastrophique du projet au SSMN.
Plusieurs mauvais moments politiques à passer plus tard – débats au parlement, rapport dévastateur de la Cour des comptes, vote des rallonges portant les coûts à 43 millions d’euros (soit le double du budget initial de 1997) –, et après de nombreuses réorganisations et de nouvelles affectations, elle pourra donc enfin couper une cordelette tricolore le 13 juillet et inviter le public à visiter le musée gratui-tement durant tout le week-end dans le cadre d’une fête populaire à laquelle sont attendues 15 000 personnes (!). Et espérer que les mauvaises nouvelles ne soient plus que du passé.
Pourtant, sous la responsabilité du Musée national d’art et d’histoire (MNHA) et de son directeur Michel Polfer, on y verra exactement ce que les deux grands concepts précédents avaient esquissé : une sorte de musée de guerre, ou du moins de l’histoire de la forteresse, architecture de guerre, avec des objets originaux – armes, uniformes, monnaies, maquettes et plans – issus des fonds du MNHA pour l’exposition permanente du rez-de-chaussée, et, à l’étage, une réflexion sur l’identité nationale dans l’exposition temporaire iLux – Identités au Luxembourg, conçue par Sonja Kmec et Gianna Thommes de l’Université du Luxembourg. Les curatrices veulent, écrivent-elles (sur www.m3e.public.lu), « dédramatiser cette no-tion très politisée qu’est l’identité » en invitant à
réfléchir sur les questions qu’elles posent plutôt que d’imposer des réponses préconçues. L’identité serait, selon l’historienne Sonja Kmec, à la fois quelque chose que l’individu construit soi-même, une définition qu’on lui impose et une image voulue et véhiculée par les décideurs politiques.
L’exposition iLux se voudra avant tout très ludique et interactive – exactement le même concept que celui du Musée d’histoire de la Ville, aux muséo-graphies aussi renommées que spectaculaires, auxquelles les détracteurs reprochent surtout de privilégier la forme sur le fond. Comme un dernier pied de nez avant son départ à Bâle, la commissaire Marie-Paule Jungblut s’est d’ailleurs amusée à faire une exposition sur le thème de... l’identité. ABC Luxembourg est un abécédaire parfois ironique, mais surtout souvent banal, du grand-duché et de ses habitants aujourd’hui, de leur corps (oh, des culs nus, que c’est osé !) en passant par leur religion, leur amour du football ou du vélo, l’immigration, les travailleurs frontaliers et la peur de perdre la mainmise sur sa propre des-tinée, mis en scène à grand frais d’écrans plats et autres technologies, d’objets animés et de photos panoramiques. Pour ne rien dire de nouveau par rapport à Luxembourg – Les Luxembourgeois en 2001 – rien d’autre que le message que la « vraie » exposition sur l’identité des Luxembourgeois est au Saint-Esprit et pas au Trois Glands.
En parallèle viennent de paraître plusieurs livres sur le sujet : Was Sie schon immer Alles über Luxemburg wissen wollten aber bisher nie zu fragen wagten, une compilation de faits, de chiffres et de citations plus ou moins originaux sur le pays réalisée en un méticuleux travail de bénédictin par Georges Hausemer (Capybara Books, Luxembourg, 2012) et le deuxième tome de Lieux de mémoire édité par Sonja Kmec et Pit Péporté (Éditions Saint-Paul, Luxembourg, juin 2012), avec une quarantaine de textes sur ces lieux qu’« une collectivité réinvestit de son affect et de ses émotions » comme les définit l’inventeur du concept, l’historien français Pierre Nora. Même s’ils espèrent être hétérodoxes en érigeant l’acteur Thierry van Werveke, la loi muselière ou la Kulturfabrik en de tels lieux, les sujets traités de manière extrêmement classique et cent pour cent sans distance et humour sont archi-convenus – guerres, figures historiques, grands débats de gauche et de droite, spécialités culinaires, diaspora luxembourgeoise, patrimoine bâti et Edward Steichen – et rabâchés.
Ce qui s’explique probablement surtout par la taille du pays et son histoire récente : la masse critique des sujets et des auteurs, qu’ils soient scientifiques ou poètes, est un peu faible. Et le nombre d’expositions – ah, la Gëlle Fra à Bascharage ! –, de polémiques – Lady Rosa of Luxembourg, la proposition de loi de Michel Wolter (CSV) sur le drapeau national, les résidents non-Luxembourgeois fans de football qui fêtent une victoire de leur club national avec un concert de klaxons et un défilé de drapeaux (sacrilège !) –, les événements sportifs (course cycliste surtout) et les fêtes familiales à la Cour grand-ducale (ascension au trône, anniversaires de l’ascension au trône, naissances, fiançailles, mariages...) semblent augmenter de manière exponen-tielle. À chaque fois, les médias, les réseaux sociaux et la blogosphère se déchaînent : qui est Luxembourgeois ? Comment le devient-on ? Comment se définit-on ? Faut-il parler la langue, connaître les traditions du pays ou adhérer à un idéal de société ?
Or, malgré le grand succès de la nouvelle loi sur la nationalité de 2008 – 11 738 acquisitions volontaires entre 2009 et 2011, contre un millier par année avant la loi (source : Statec) –, le pays peine actuellement à répondre à la fois aux défis de l’immigration, légale (du travail : seuls 29 pour cent des travailleurs au pays étaient Luxembourgeois en 2010, Statec), temporaire (de l’asile), ou illégale, et à ceux, beaucoup plus complexes encore, de la définition d’un idéal, d’un but commun. Si le racisme et la xénophobie prennent autant d’ampleur ces derniers mois, si les plus agressifs des commentateurs n’hésitent même plus à parler ouvertement de « rebut de l’humanité » pour qualifier les demandeurs de protection internationale ou à les menacer de violences physiques, c’est aussi l’expression d’une peur-panique d’être exclu dans un pays qui n’est plus ce qu’ils imaginent qu’il soit ; Überfremdungsängste disent les Allemands.
La mondialisation économique et l’intégration européenne ont aboli les frontières, physiques et idéologiques. Il n’y a plus d’« ennemi » bolchévique, les étrangers sont incontournables pour faire tourner l’économie, les travailleurs frontaliers nécessaires pour cotiser dans les caisses de pension et de maladie et même les capitaux qataris, indiens ou russes, venus de civilisations aussi lointaines que mystérieuses, sont désormais les bienvenus. L’identité choisie du pays (un havre de paix et de stabilité en Europe, où règnent le plein emploi et l’église catholique – et son prolongement politique, le CSV), les identités imposées par l’étranger (un paradis fiscal et une place financière puissante, où un ministre vous déploie un tapis rouge et vous nomme même consul honoraire s’il le faut) et les identités affichées (un pays moderne et ouvert, hyperconnecté en très haut débit où chaque enfant a un iPad pour regarder le mariage princier en streaming) sont en rupture. Voici une communauté minuscule où s’est rompu le lien des atomes entre eux – et de ces atomes vers un pays, un centre. Il ne reste plus que la douleur fantôme qui rappelle cette perte.
Il y a donc une place à prendre, un nouvel idéal sociétal à esquisser, des repères à offrir et des idées auxquelles on pourrait adhérer à développer. Par exemple d’un laboratoire international de la cohabitation entre de nombreuses nationalités, d’un pôle d’expérimentation d’un nouveau modèle de redistribution de la richesse, d’un observatoire de la stabilité politique, du multilinguisme ou de la reproduction du même... Or, jusqu’à nouvel ordre, aucun homme ou femme politique n’arrive actuellement a insuffler cet idéal du Change obamaïen au pays, les impatients dans ce domaine, comme Jeannot Krecké (LSAP) ou Jean-Louis Schiltz (CSV) ont jeté l’éponge devant l’ampleur de la tâche.
« Freedom’s just another word for / nothing left to lose, » chantait jadis Janis Joplin dans Me and Bobby Mc Gee. Or, justement, la plupart des Luxembourgeois craignent qu’un changement soit forcément synonyme de perte et de déclin social et matériel. Dans ce sens, les nombreuses manifestations autour de l’identité nationale ne sont peut-être que des anachronismes et des combats d’arrière-garde, des refuges face à l’avenir. Une tentative de conserver quelque chose qui n’existe déjà plus depuis un bon moment. Car la richesse du Luxembourg, ceux qui créent son bien-être matériel et sa diversité culturelle et intellectuelle, ce sont les gens. Tous.