La surprise était quasi générale : Jean-Claude Bintz, l'homme derrière le succès de Tango, depuis 1998 le deuxième réseau GSM du Luxembourg, a déposé lundi une candidature pour la quatrième licence UMTS luxembourgeoise. La société qu'il dirigera prévoit d'offrir ses services en concurrence directe avec Tango (Tele2) et LuxGSM (P[&]T) dès les fêtes de fin d'année 2003. « BintzCom » (le nom de marque reste encore secret, alors qu'on trouve au Mémorial une très suspecte Luxcommunications s.a.) entrera donc sur le marché bien avant Orange. La filiale de France Télécom, qui avait décroché en 2002 la troisième licence UMTS à côté de Tango et LuxGSM, a demandé et obtenu l'autorisation de reporter le lancement de son réseau à août 2005.
Il y a un an, quand les licences UMTS faisaient l'objet d'un premier « concours de beauté », il n'y avait pourtant que trois candidats pour quatre bouquets de fréquences. Si « BintzCom » ose maintenant là où même Cegedel a eu trop chaud, ce n'est pas seulement à cause d'une confiance aveugle dans la technologie du mobile. Bintz et ses partenaires ont, selon les informations du Land, développé un modèle d'affaires qui leur permettra de réduire de manière considérable le coût de leur réseau. De quoi donner des sueurs froides aux P[&]T et LuxGSM.
Ces jours-ci, la nervosité domine cependant dans le camp de « BintzCom ». Bien que le dossier ait été déposé auprès de l'ILR (Institut luxembourgeois de régulation) et que la Radio 100,7 ait dévoilé lundi que Jean-Claude Bintz était le moteur derrière le projet, aucune communication officielle n'a pour l'instant été diffusée. Une conférence de presse prévue pour mardi a été reportée à la semaine prochaine.
Pour le client final, la nouvelle la plus intéressante est que dès l'hiver, un troisième acteur viendra bousculer le marché luxembourgeois de la mobilophonie. On peut donc espérer que les prix recommencent enfin à bouger vers le bas.
Il vaut toutefois la peine de s'intéresser d'un peu plus près à comment Jean-Claude Bintz espère gagner de l'argent sur un marché qu'il a aidé lui même à pousser sinon à saturation, au moins à maturité. Plus question, en effet, d'espérer en 2003, comme Tango le faisait en 1998, de creuser ses parts de marché surtout en accueillant de nouveaux clients. Cette fois-ci, mieux vaut trouver une stratégie pour attirer chez soi des clients aujourd'hui sous contrat auprès de la concurrence. Même si Tango estime qu'entre 2003 et 2010 le marché progressera encore de 28 pour cent.
Les mots clés dans l'affaire sont « ServCo» et « NetCo ». Ils décrivent un modèle d'affaires développé en Suède par un certain groupe... Tele2. Il prévoit de séparer les infrastructures du réseau de mobilophonie des activités commerciales des opérateurs. Ainsi, un seul réseau, logé dans une « NetCo », peut servir à plusieurs opérateurs constitués en différentes « ServCo ». Les autorités y voient un moyen d'assurer une saine concurrence en dépit de la crise du secteur des télécoms.
Ce modèle va bien plus loin que la relation entre un réseau comme LuxGSM et ses fournisseurs de services CMD et Mobilux. Les « ServCo » opèrent comme si elles disposaient de leur propre réseau. Elles disposent de leur propre commutateur, de leur base de données de clients et de services spécifiques. Ce ne sont que certains éléments du réseau, les mâts et les antennes notamment, qui sont partagés.
Au Luxembourg, celui qui vivra les conséquences les plus importantes de l'avènement de « BintzCom » est ainsi... Tango. Le dossier déposé par la société de Jean-Claude Bintz pour la licence UMTS repose en large partie sur un accord avec le groupe Tele2. Ceci explique pourquoi Bintz peut quitter le groupe pour créer une entreprise concurrente, tout en restant dans les meilleurs termes avec les Suédois. Il s'occupera toujours du lobbying de Tele2 à Bruxelles et continuera à siéger au conseil d'administration de la Banque Invik.
Jean-Claude Bintz a réussi de convaincre Tele2 de scinder Tango en une « ServCo » (qui continuera à s'appeler Tango) et une « NetCo ». Pour les clients, rien ne changera. « BintzCom », une fois la licence UMTS attribuée, entrera ensuite à hauteur de 50 pour cent dans la nouvelle « NetCo ». Cette société, qui n'aura aucun rôle commercial propre, sera alors chargée d'établir et d'exploiter un réseau d'antennes de mobilophonie utilisant d'une part les fréquences attribuées à Tango et d'autre part celle attribuées à « BintzCom ».
Ce n'est bien sûr pas grâce à sa gratification annuelle que Jean-Claude Bintz peut s'offrir la moitié d'un réseau GSM/UMTS. Il a su convaincre deux actionnaires de taille d'investir dans son projet. BGL Investment Partners (BIP) et Luxempart* (groupe Le Foyer), deux sociétés de participations cotées en Bourse de Luxembourg, se partagent à parts égales le capital de « BintzCom ». La structure de l'actionnariat prévoit toutefois que Jean-Claude Bintz et d'autres pourront, par la voie d'options, se constituer peu à peu une place dans le capital.
L'idée qui a convaincu BIP et Luxempart est simple : le réseau UMTS de « BintzCom » sera moins cher que celui des P[&]T. Logiquement, il devrait donc être possible d'attaquer l'entreprise publique et ses fournisseurs de services (ensemble, ils détiennent toujours plus de la moitié du marché du GSM) avec des tarifs plus avantageux. Face à Tango, la stratégie commerciale, et peut-être la marge, devront faire la différence.
Le modèle « NetCo/ServCo » répond aux besoins des opérateurs de réduire les coûts de l'UMTS. Un réseau complet « 3G » construit à partir de zéro au Luxembourg coûte plus de cent millions d'euros. Selon Ericsson, le fournisseur de Tango et donc de sa « NetCo », un partage des infrastructures permettrait à chacun des participants d'épargner jusqu'à 40 pour cent de l'investissement. Siemens, le fournisseur des P[&]T, parle pour sa part de quelque 30 pour cent dans l'investissement initial et de plus de 25 pour cent dans les coûts opérationnels. De quoi offrir un sérieux avantage compétitif aux partenaires de « NetCo». Pour « BintzCom », qui devrait créer 25 emplois au lancement, s'y ajoute que plutôt que de perdre du temps à construire un réseau et d'attendre que l'UMTS perce vraiment, la société peut dès cette année vendre des services GSM.
Le partage des infrastructures est toutefois limité : le régulateur, au Luxembourg l'ILR, n'accepte pas que deux opérateurs procèdent à un « pooling » de leurs fréquences. Les accords sur les tarifs ou d'autres formes d'alliances sont interdites par le droit de la concurrence. Les deux « ServCo » doivent de même disposer de tous les équipements techniques nécessaires pour avoir un contrôle complet sur leurs abonnés. Bien que partenaires dans « NetCo », les deux « ServCo » restent des concurrents.
Que Tango/Tele2 ait néanmoins accepté d'entrer dans ce marchandage avec son futur concurrent a plusieurs raisons. Il y a d'abord l'argument du coût. Ce qui vaut pour « BintzCom » vaut aussi pour Tango. Puis il y a un aspect plus politique : Tele2 n'a que peu de licences UMTS mais veut devenir actif en tant qu'opérateur « virtuel » dans autant de pays que possible. Quoi de mieux alors que de montrer le bon exemple là où on a son propre réseau ?
D'importants points d'interrogations persistent toutefois quant au projet « BintzCom ». Candidat unique, la licence devrait rapidement lui être attribuée, peut-être encore cette semaine. Mais le défi commercial reste entier. En lançant Tango pour Tele2, Jean-Claude Bintz a réalisé quelques beaux coups, à l'exemple de l'accord de distribution avec les supermarchés Cactus. Pourra-t-il répéter l'exploit pour « BintzCom » ? Car pas tout ce qu'il a touché jusqu'ici a été un tel succès que Tango : le portail de commerce électronique « everyday.shopping » était un échec, Radio Sunshine a perdu sa licence et Tango TV n'a pas réussi à convaincre Tele2 (lire ci-contre). « BintzCom » devra aussi imposer une marque et investir lourdement dans l'« acquisition de clients » - à côté du réseau les dépenses les plus importantes pour un opérateur - là où les concurrents établis n'ont jamais été plus profitables.
Un élément favorable au nouvel acteur, qui devra débaucher ses futurs clients de la concurrence, est la « portabilité » des numéros d'appels. À l'ILR, on prévoit en effet que d'ici la fin de l'année, l'infrastructure sera en place pour qu'un client puisse changer d'opérateur sans pour autant changer de numéro. Fini alors la fidélité du consommateur à « son » opérateur.