Walt Disney savait l’impact du kitsch quant il a fait dessiner en 1941 une des scènes les plus émouvantes de l’histoire du cinéma : celle ou l’éléphanteau Dumbo est forcé de quitter sa maman. Cette séquence, créée quelques mois avant l’entrée en guerre des États-Unis, est une accumulation des effets du kitsch et son retentissement auprès d’un public gourmand d’une sentimentalité à bon marché a fait de ce film à budget réduit le plus grand succès commercial de Disney pendant les années 1940. 69 ans plus tard, le néerlandais Marc Spits a visité un clinique pour éléphants en Thaïlande et s’est rendu compte que l’éléphant d’Asie était en voie de disparition. Depuis, la légende colportée de communiqué de presse en article bienveillant, nous dit que l’idée d’une parade des éléphants est née et contribue à améliorer le sort des éléphants, victimes collatérales des mines antipersonnel au Myanmar.
En 2001 déjà, la ville de Luxembourg avait plaidé pour une réhabilitation de la vache, en accueillant le programme de Art on Cows rebaptisé Cow Parade depuis. À l’époque, c’était l’encéphalite spongiforme bovine qui avait servi de prétexte à une invasion de l’espace public par des vaches en plastique, dont quelques exemplaires subsistent encore sur les bas-côtés de nos routes nationales.
En 2007, les responsables de Luxembourg et Grande Région, capitale européenne de la culture, avaient tenté d’ironiser en choisissant la figure d’un cerf bramant comme effigie pour leur entreprise de diffusion culturelle. Mais la qualité de second degré de cet emblème n’avait pas été comprise par tout le monde. Et l’explication officielle se gardait bien de faire la moindre allusion au thème pictural du Röhrender Hirsch, dont les contours étaient pourtant immédiatement reconnaissables.
Au début de cette année, les zones piétonnes de la ville de Trèves étaient parsemées de petites figurines mesurant à peine un mètre. Le président de l’académie des beaux-arts de Nuremberg, Ottmar Hörl, artiste à ses heures libres, avait cru bon de célébrer le 195e anniversaire de Karl Marx en disposant quelque 500 petits nains rouges dans la ville natale du philosophe. Ces figurines imitaient une pose napoléonienne tout en affichant les traits du visage du célèbre natif de l’ancienne capitale romaine.
D’origine différente, toutes ces intrusions dans l’espace public, ont un point en commun : leur mode d’expression est celui du kitsch. Ce mot, originaire du XIXe siècle allemand, semble confirmer une approche marxiste de la dégradation de l’œuvre d’art en une simple marchandise. Le kitsch fonctionnerait-il comme un ersatz de culture, un divertissement opportun pour un public saturé ?
Mais la théorie du kitsch, qui s’est essentiellement formée à partir des années quarante du XXe siècle, ne semble pas préoccuper les initiateurs de l’Elephant Parade germano-luxembourgeoise. Cet évènement est organisé selon le schéma du ABC – Art Business Charity –, une structure qui opère aussi bien dans les domaines de la production culturelle que du branding des villes ou dans la bienfaisance, et a comme but déclaré de devenir l’association d’aide aux éléphants en danger la plus importante au monde. Des figurines d’éléphants sont donc mis à disposition à des « artistes » par des sponsors généreux, qui auront le droit de poser leur logo sur le socle de la sculpture peinte, durant la durée de l’exposition. À la fin du cycle, ils pourront opter pour un achat. Les éléphants non vendus seront mis en enchères à la fin de l’expo en formation de troupeau sur la Kinnekswiss du parc municipal.
De ces ventes (l’on s’attend à encaisser quelque 3 000 euros par objet sur une masse d’une centaine d’éléphants produits) 70 pour cent des revenus sont, selon les organisateurs, destinés à l’Asian Elephant Foundation qui est l’initiateur du projet. Sur les 30 pour cent restants, une moitié est destinée aux « artistes » et l’autre à l’organisateur. Mais cette parade des éléphants est également le support d’un merchandising massif : un magasin avec des kits pour peindre son propre éléphant miniature, ainsi que d’autres colifichets, a ouvert ses portes rue des Capucins. Ici seulement 20 pour cent des recettes iront à l’œuvre de bienfaisance. La Ville de Luxembourg a proposé une liste de participants potentiels pour décorer les éléphants factices, à cela s’est rajouté un appel aux candidatures, et un « jury des arts » (sic) a fait son choix définitif afin de faire décorer ces modules blancs importés qui forment le support principal de l’action de charity-business.
Mais les dés sont faussés dès le départ, car le module initial de l’éléphanteau qui traine sa patte est une sorte de mélange bizarre entre un personnage de manga triste et un Dumbo qui n’aurait jamais pris son envol. S’imaginer produire une véritable œuvre d’art sur ce genre de support semble absurde, mais reste bien l’ambition des participants et des organisateurs. Le kitsch est bel et bien une expérience de seconde main qui fonctionne selon des schémas préétablis. Mais il serait faux, aujourd’hui, de le considérer comme une sorte d’arrière-garde, comme un anti-modernisme réactionnaire. Car depuis les années 1970, le kitsch a fait son retour dans le beaux-arts d’une manière massive. Et ce retour peut expliquer pourquoi le mauvais goût d’une certaine époque est en fait le bon goût d’aujourd’hui.
Le véritable problème est surtout celui de l’occupation de l’espace public que font ces objets bariolés et complètement décontextualisés. Même le caractère temporaire de l’installation de ces drop-sculptures n’enlève rien à une déconsidération esthétique de l’espace urbain qui laisse perplexe. La parade des éléphants veut imposer sa légitimité par l’opportunisme de son caractère bienfaisant. Sa forme d’expression est puérile et complètement déconnectée de toute situation réelle dans un contexte local.
En 2007, dans le cadre des Skulptur-Projekte à Münster, l’artiste allemand Andreas Siekmann avait posé dans la cour d’un palais baroque ce qu’il a défini comme une Protestskulptur. Une partie de son installation intitulée Trickle Down était constituée d’une compression faite de treize sculptures animalières qu’il avait jetées dans un compacteur de ferraille pour en former une boule monumentale. À l’époque, 600 villes en Allemagne avaient déjà eu recours à ce genre d’identification au kitsch animalier. Pour le Luxembourg ce seront les éléphants, jusqu’au 18 octobre de cette année.