L'île aux clowns

Combien vaut un rire d’enfant ?

d'Lëtzebuerger Land vom 07.06.2013

À la fin, ils déshabillaient Pierre pour habiller Paul. Lorsque le paquebot Objectif plein emploi prenait l’eau de toutes parts, que l’administration centrale avait besoin de plus d’argent pour assurer son fonctionnement dispendieux que l’initiative n’en recevait de la part du ministère du Travail et de l’emploi, ses dirigeants puisaient sans vergogne dans les poches des initiatives qui marchaient bien. Avec la rage du désespoir, sans égards aux dommages que cela allait pouvoir causer, acceptant d’entraîner toute la structure dans leur perte. Et elle était compliquée, cette structure : outre les centres d’initiatives locaux et régionaux, fournissant un travail de proximité et une formation de base aux demandeurs d’emploi, I’OPE avait pour ambition d’être « la première entreprise en matière d’économie solidaire », lit-on toujours sur www.cig.lu.

La culture « accessible à tous » et la démocratisation de la création artistique firent partie de cette ambition d’englober tous les domaines de la vie : les jardins pédagogiques de Kalendula, le réseau de diffusion de vidéos d’artistes d’Konschtkëscht, le théâtre participatif Theater Forum, le parcours d’art contemporain en milieu naturel Sentiers rouges et les ateliers de meubles Les ateliers furent regroupés dans le Cigs (Centre d’initiative et de gestion sectoriel) Archipel. Alors que Les ateliers avaient déjà cessé leur activité en mars, suite à la résiliation du bail de leurs ateliers sur le site d’ArcelorMittal à Differdange, la fin de l’OPE a forcément entraîné celle de tout le réseau – aussi des projets culturels : comptes bloqués, contrats résiliés, activités à l’arrêt, salaires et préavis impayés.

Le plus célèbre de ces projets artistiques, celui qui a connu le plus grand succès et dont l’utilité est reconnue est L’île aux clowns, créée en 2005 à Tétange : une dizaine de clowns professionnels, formés à gérer des situations difficiles, intervenant en milieu hospitalier – cliniques pédiatriques surtout, mais aussi gériatries et centre de rééducation – ainsi qu’en foyers pour demandeurs de protection internationale, pour faire rire et ainsi oublier durant quelques instants les machines, le quotidien très dur, les soins douloureux et peut-être même toiser la mort qui approche. Depuis fin mai, ils sont sur le carreau, comme les autres employés d’OPE, les comptes bloqués, plus de salaires versés. La mort dans l’âme, les clowns sont allés dire au revoir aux petits patients dont ils étaient aussi un peu les meilleurs amis, espérant que ce ne soit pas un adieu. Immédiatement, une vague de solidarité s’est déclenchée dans la population, relayée notamment par Facebook – 2 200 adhérents au groupe de soutien en une semaine, dont beaucoup d’hommes et de femmes politiques, d’artistes et de people... Or, il ne s’agit pas en premier lieu de récolter des dons, ceux-là n’ont jamais cessé d’arriver, mais de faire pression sur les responsables politiques, notamment les ministres (socialistes) du Travail, Nicolas Schmit, et de la Santé, Mars di Bartolomeo, ainsi que le nouveau ministre (CSV) de la Famille, Marc Spautz. Il leur faut en premier lieu une structure administrative qui les porte – probablement une asbl –, et, pour cela, des garanties de financement annuel pouvant couvrir les salaires des clowns intervenants.

Or, bien que personne ne puisse être contre les interventions des clowns, dont l’utilité est évidente à la vue d’un seul rire d’enfant malade, c’est là que le ballet des responsabilités commence : aucun ministère ne semble réellement vouloir s’engager pour reprendre ce budget modeste. Le ministre Schmit, tout en reconnaissant l’importance de la mission des clowns, propose qu’ils collaborent directement avec les associations des parents d’enfants malades, voire les intègrent. Une autre solution envisagée serait que les maisons de soins et les hôpitaux payent leurs interventions, dans une logique toute libérale. Or, comme pour les concerts organisés par la Fondation EME (Écouter pour mieux entendre) dans les hôpitaux, c’est le don d’un moment d’évasion, de distraction, de calme, voire de contemplation, et la gratuité de ce don, sa spontanéité, qui importent. Qu’aucun ministre n’ait encore résolu le problème d’une simple signature sous une convention, comme le gouvernement garantit des dizaines de millions d’euros pour des investissements dans « l’avenir économique du pays », la construction de l’Uni.lu, la production cinématographique ou la protection d’un hall industriel en dit plus long sur l’état de la Nation que n’importe quelle déclaration gouvernementale.

josée hansen
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