« Et ça servait à quoi, au juste ? » se demandaient les journalistes, perplexes, après une brève conférence de presse de trois quarts d’heures lundi au ministère de l’Économie. Romain Schneider (LSAP), ministre délégué à l’Économie solidaire, avait convoqué à une conférence de presse sur la « création d’emploi par l’économie sociale et solidaire », mais en fait, il n’avait rien de nouveau à annoncer par rapport à 2009, année du lancement de cette sous-section du ministère inscrite dans le programme gouvernemental : ni ne disposait-il de chiffres concrets sur le secteur autres que les réponses d’une quarantaine d’entreprises à l’étude de l’OCDE Création d’emploi par l’économie solidaire et l’entrepreneuriat social, ni ne présentait-il le projet de loi sur le futur statut juridique des « associations d’intérêt collectif » annoncé depuis quatre ans déjà, laissant juste entendre qu’il allait être prêt « dans les prochains mois ». À la fin, il remercia la presse d’être venue, parce qu’elle contribuerait à donner « de la visibilité » à un secteur qui en manque... Cela sentait fort l’opération de charme auprès du secteur en période préélectorale.
Un jour plus tard, mardi 16, même heure à Ehlange, l’ambiance était bien plus morose : le conseil d’administration d’Objectif plein emploi (OPE) veut faire le point sur les turbulences qu’il traverse depuis l’audit du bureau BST, publié en automne dernier, qui a accusé l’initiative d’avoir trop perçu 4,5 millions d’euros de la part du ministère du Travail. Les membres du conseil, autour du vice-président Henry Welschbillig (la présidence, occupée jadis par le défunt John Castegnaro, n’a sciemment pas été réattribuée, en sa mémoire), sont désillusionnés, se sentent trahis par le parti dont ils devraient être proches : « Le chapitre sur l’économie solidaire du programme électoral socialiste, c’est nous qui l’avons écrit, » lancent-ils, et qu’ils étaient satisfaits de constater qu’en 2009, le secteur quittait symboliquement le domaine de l’assistanat en étant désormais attaché au ministère de l’Économie et non à la Famille par exemple, que donc l’approche suivie était celle de la valorisation du « tiers secteur » et de ceux qui y travaillent, en les considérant comme un véritable secteur économique. « Or, constate Romain Biever, un des deux administrateurs délégués d’OPE, le ministère abandonne le modèle latino-américain de l’économie solidaire, avec des structures basées sur la démocratie participative, dont l’exemple est le Brésil et que nous avons toujours défendu, voulant donner aux citoyens les moyens de prendre leur sort en mains, pour un modèle beaucoup plus commercial, anglo-saxon, avec juste un peu d’innovation sociale. »
Basics Pourtant, même quatre ans après la création d’un département ministériel, on ne sait toujours pas de quoi on parle vraiment, même le ministre délégué ne sait pas donner de définition claire de ce qu’il considère être l’économie sociale et solidaire, où elle commence et qui peut en faire partie. « C’est difficile à dire, parce qu’il faudrait d’abord définir les paramètres de la définition, » dit Romain Schneider. Le département ministériel se compose de deux (2 !) personnes et les 800 000 euros qu’il reçoit cette année par le biais du budget de l’État sont investis en partie en frais courants, en « activités nationales et internationales » ayant trait à l’économie solidaire, ainsi qu’en projets de recherche, que ce soit avec le CRP Henri Tudor, ou, actuellement, avec l’Agence pour la normalisation de l’économie de la connaissance ». Le ministère a en outre instigué un projet de recherche avec le Statec afin d’« élaborer une méthode permettant de dresser un panorama statistique des acteurs de l’économie sociale et solidaire et faciliter à la fois le débat public et l’orientation d’une politique publique à l’égard de ce secteur », lit-on dans le rapport annuel 2012 du ministère. C’est un peu tardif.
En attendant, le ministre ne sait donner aucun chiffre sur ce que représente l’économie solidaire au Luxembourg, ni du nombre d’associations, de coopératives ou d’entreprises qui pourraient être considérées comme faisant partie de l’économie solidaire, ni du nombre d’emplois, et encore moins des sommes investies par l’État dans le secteur, qui proviennent de nombreuses sources différentes (ministères du Travail et de la Famille, Fonds social, Fonds pour l’emploi...). Donc il ne peut que s’en référer aux chiffres internationaux : l’économie solidaire représenterait dix pour cent de l’Économie en termes de PIB en Europe, et plus de onze millions de travailleurs, soit six pour cent de l’emploi total. Selon l’étude de l’OCDE, sur la quarantaine d’associations qui ont répondu à son questionnaire, la majorité étaient des associations sans but lucratif, dépendaient largement des aides financières publiques – à presque soixante pour cent –, avaient pour priorité l’intégration professionnelle et travaillaient surtout dans le domaine environnemental.
Se rapprocher de la « vraie » économie, du secteur primaire, constitua l’activité principale du ministère depuis 2009 : tables-rondes, échanges et conférences avec l’UEL (Union luxembourgeoise des entreprises), mise en place d’un comité de médiation avec l’UEL permettant de répondre aux reproches récurrents de concurrence déloyale de la part des entreprises vis-à-vis de l’économie solidaire – mais ce comité n’a recueilli que trois plaintes en tout –, encouragement de la création de « réseaux » comme Sozial Affair, création d’une plate-forme représentative des acteurs, débouchant prochainement sur la mise en place de l’Union luxembourgeoise de l’économie sociale et solidaire (Uless), sous forme d’asbl. Une plaquette publicitaire en quadrichromie publiée par le ministère dit clairement la nouvelle approche : « De l’économie solidaire vers un entrepreneuriat social innovant ». Ironie du sort, et cela se lit de manière évidente dans l’échange de lettres entre l’Objectif plein emploi et le ministère du Travail et de l’emploi des années 2008 à 2013 que le conseil d’administration de l’OPE a distribué à la presse lundi : ce changement de paradigme a été opéré par un ministre socialiste, qui devrait en principe être proche de l’initiative fondée et portée à bout de bras par l’ancien président du syndicat de gauche OGBL et député socialiste, John Castegnaro. « Pour ce qui est des sous, nous étions certainement mieux lotis avec les ministres CSV du travail, » concéda d’ailleurs par une boutade Romain Binsfeld, également administrateur délégué d’OPE, à une question du Land mardi.
Car l’âge d’or de l’OPE, c’étaient les années fondatrices, lorsque « de John » allait voir « de Jean-Claude » (Juncker), alors ministre du Travail, pour lui expliquer comment ces mesures pouvaient constituer un nouveau pilier pour l’économie et contribuer à résorber le chômage. « En 1996, vous avez, en tant que ministre du Travail, contribué décisivement à la mise en place d’un concept ‘Objectif plein emploi’, s’inspirant profondément des politiques européennes de l’époque et s’articulant autour de la notion issue du Livre blanc de Jacques Delors concernant les nouveaux gisements d’emplois locaux, » lui rappellent d’ailleurs les dirigeants d’OPE dans une lettre du 11 février de cette année. Lettre dans laquelle ils expliquent franco au Premier ministre qu’« aujourd’hui, ce projet risque très fort sa fin tout court pour des raisons financières, » implorant une entrevue d’urgence. Or, Jean-Claude Juncker n’en a cure et les renvoie vers son collègue du Travail Nicolas Schmit.
Il est vrai aussi que les précédents gouvernements, et jusqu’au mandat 2004-2009 de François Biltgen, CSV, avaient des sommes quasi illimitées à leur disposition pour les initiatives pour l’emploi comme l’OPE, mais aussi le Forum pour l’emploi ou ProActif. L’objectif principal ayant été de faire disparaître un maximum de personnes des statistiques sur les demandeurs d’emploi, l’argent semble avoir été le cadet des soucis. Ainsi, en 2008 encore, François Biltgen aurait demandé à OPE d’engager cent bénéficiaires supplémentaires. En 2009, l’asbl gérait les emplois de quelque 850 bénéficiaires, dans la trentaine de Centres d’initiative et de gestion locales qui constituent le réseau. Les administrateurs s’offusquaient lundi qu’on leur reproche, y compris de la part de leur propre réseau, d’avoir conçu une structure administrative surdimensionnée, alors que « nous n’avons grandi que parce qu’on nous a demandé de grandir, parce qu’on nous donnait de plus en plus de missions. »
Amputer pour survivre Donc, aujourd’hui, l’OPE cherche à se restructurer pour survivre et apurer un déficit de 1,5 million d’euro (qui s’ajoute à la dette de 4,5 millions pointée du doigt par l’audit) : plan social pour une cinquantaine de collaborateurs de l’asbl. et surtout restructuration de tout le réseau, dont les administrateurs regrettent le manque de solidarité. Hier jeudi, les présidents des CIGL devaient articuler, dans une grande réunion commune, comment ils imaginent la collaboration future avec l’OPE. Car d’ici le 1er juillet, toutes les conventions liant les CIGL à la centrale de l’OPE seront résiliées afin que chaque initiative locale puisse envisager sa propre convention avec le ministère du Travail. La seule relation avec l’OPE serait alors définie par une nouvelle convention sur la mise à disposition de services comme la définition des compétences et la formation initiale des nouveaux bénéficiaires. En 2012, le nombre de bénéficiaires total avait déjà chuté de 190 personnes depuis 2009, à 660. Les administrateurs d’OPE sont clairs dans leur message : « Nous ne voulons plus gérer un millier de salaires ! » D’ici juillet, ils sauront donc si ça passe ou si ça casse.
Times they are a-changin’... Or, une chose est claire : le futur nouveau statut « d’intérêt collectif » des associations dans le domaine social ne sera pas une garantie d’augmentation des aides publiques. Au contraire : en temps de dèche des finances publiques, il leur permettra de devenir plus attractives pour le mécénat et autres financements privés, pourquoi pas des fonds d’investissement sociaux, mais aussi de participer à des appels de marchés, afin de diversifier leur propre base de revenus. Or, le fait que la Coopérative de Bonnevoie, qui est le modèle même de l’économie solidaire, fondée en 1919 par le syndicat des cheminots FNCTTFEL, annonce cette semaine qu’elle cherche un repreneur pour son supermarché de quartier et ferme même la galerie annexe au 31 décembre, parce que son modèle ne résiste plus à la concurrence commerciale et accumule des dettes d’un million d’euros annuels actuellement, n’est qu’un indicateur supplémentaire pour la fin d’un certain modèle de solidarité.